Objets intelligents (2015)

(Nouvelle publiée dans le 194e numéro de la revue Solaris. Version légèrement révisée)

   Mon appareil photo est le plus intelligent du monde. On me l’a vendu comme ça. Il est tellement futé qu’il sait avant moi quelle photo j’ai envie de faire. Il sait si une photo est ratée et, si c’est le cas, il la jette aussitôt. Il est si intelligent que, quand il prend un cliché, il reconnaît les personnes qui sont dessus et il rend leurs visages flous si ce sont des gens qu’on n’a pas le droit de montrer pour une raison ou pour une autre. Il sait qu’un bâtiment de l’armée ou le yacht de tel milliardaire russe n’ont pas le droit d’être photographiés. Il les remplace par des formes noires qui font une découpe mystérieuse dans l’image. C’est assez joli. Mon appareil est tellement intelligent qu’il me dénoncerait si je me trouvais là où je n’ai pas à me trouver et si mon téléphone n’avait pas donné l’alerte avant lui. Il y a une petite compétition entre mon téléphone et mon appareil photo, en fait. Une compétition amicale, mais une compétition tout de même.
   Il faut dire que l’un et l’autre ont plus ou moins les mêmes fonctions, mais pas dans le même ordre, et chacun sait qu’il pourrait être remplacé par son collègue.
   Mon téléphone est très intelligent, mais il travaille peu pour moi. Il passe son temps à envoyer des trucs à Dieu sait qui : il signale où il se trouve, vers quoi il est orienté, quelles bornes, quels téléphones ou quelles puces RFID passent à sa portée. Il écoute tout ce qui se dit et il signale à qui de droit les mots-clés suspects tels que « terrorisme », « attentat », « anarchie », et aussi la plupart des mots de plus de trois syllabes, qui sont, dit-on, plus fréquents dans la bouche des gens qui préparent de mauvais coups. On a crié au flicage, on a protesté contre la suppression du mode « avion » et contre le droit d’enlever la batterie d’un téléphone, ou de le placer dans une pochette anti-ondes, mais quel est le problème ? Grâce à la surveillance autonome mobile généralisée, il n’y a pas plus qu’un attentat par semaine dans le métro : ce monde est dangereux, et il faut bien faire quelque chose pour qu’il reste sous contrôle, non ? Moi, je n’ai rien à me reprocher. Et vous ?
   Ma porte d’entrée est intelligente. Au centième de seconde, elle reconnaît celui qui veut l’utiliser et elle s’ouvre ou ne s’ouvre pas selon le droit de passage dont dispose le gars. Elle est capable d’électrocuter une personne qui chercherait à la forcer, mais elle tient quand même à la vie, enfin à la sienne, et la dernière fois que des cambrioleurs ont menacé de la torturer avec un chalumeau, elle a préféré s’ouvrir sans résistance que de souffrir. Elle m’a tout raconté ensuite. Elle n’est pas seulement intelligente, elle est sensible, et je ne lui en ai pas voulu de s’être montrée lâche : j’aurais fait pareil à sa place, comme elle me l’a si bien dit. Reste que mes cambrioleurs ont emporté avec eux la plupart des objets non intelligents qui me restaient.
   Ma voiture est intelligente. Quand j’entre dedans en rampant parce que j’ai trop bu et que je dis « à la maison », elle me ramène à la maison, toute seule. J’ai déjà essayé la même chose avec un taxi, autrefois, et ça n’avait pas du tout fonctionné. Enfin les taxis actuels, peut-être, sauraient le faire, ils peuvent toujours scanner leur passager pour savoir où se trouve sa baraque. Mais les taxis d’autrefois, avec un chauffeur, non, ils ne savaient pas le faire, ils se contentaient de laisser tourner le compteur tout le temps qu’on cuvait son alcool.
   Ma voiture sait où j’ai le droit d’aller, elle sait rendre ses vitres transparentes lorsque je veux profiter de la lumière du jour, ou les opacifier si les ultraviolets sont déchaînés, si je ne veux pas voir le paysage ou si je n’ai pas le droit de le voir. En ce moment, ma voiture a une voix de fille à la fois sexy et maternelle, elle me raconte des histoires drôles ou me donne les derniers résultats sportifs. Je me sens bien avec elle.
   Mon livre est intelligent. Il me propose des centaines de milliers de romans, d’essais ou de films que je peux consulter chaque fois que j’en ai envie. Il n’est pas, comme les livres de mon enfance, imprimé une fois pour toutes, mais il a tout de même l’odeur, l’aspect et le grain d’un livre imprimé. Mon abonnement à la bibliothèque est parfait : je n’ai rien à payer, je dois juste accepter que des noms de marques soient insérés dans les textes. La plupart du temps on ne le remarque pas, mais il y a quelques semaines, Coca Cola et Pepsi Co sont entrés dans une guerre publicitaire totale, ils ont claqué pour des milliards de crédits d’annonces dans les livres ou dans les films. L’amitié virile d’Achille pour Patrocle, les bordels des nouvelles de Maupassant, le Robin des bois d’Errol Flynn, le Journal d’Anne Frank et le parc d’attractions jurassique étaient saturés de références à des canettes de sodas.
   Boule de suif se servit un Coca et poussa un ahhh… de contentement : « C’est rafraîchissant ! Quand je pense qu’il y a des imbéciles qui préfèrent le Pepsi ! » Les puristes râlent, mais je trouve que ça modernise les textes. Mon livre sait ce que je lis ou ce que je visionne, il m’observe, et il peut même me donner des conseils : Tes yeux se ferment tout seuls, la fatigue te gagne, tu devrais peut être faire une pause et aller te servir un Coca. Quand il sait que je ne connais pas un mot, il le remplace par un autre que je connais. Et quand je trouve une phrase trop longue, il la raccourcit. Les anciens livres ne faisaient rien de tout ça.
   Ma télévision est intelligente, elle me montre ce que je veux voir. Si je veux un talk-show idiot dans lequel on humilie les invités, elle me le montre, et s’il n’en passe sur aucune chaîne, elle m’en fabrique un rien que pour moi à partir d’archives d’émissions qui m’ont plu. Si le film me semble trop long, elle accélère les scènes. Si je suis frustré, elle ajoute des séquences qui vont me plaire. Si je n’aime pas l’histoire, parce qu’elle est trop déprimante, par exemple, ma télévision se dépêche de changer le récit. Il paraît que ça déplaît aux auteurs, qui disent que leur œuvre est dénaturée… bon, mais il faut voir le point de vue du consommateur, aussi.
   Mon ordinateur est intelligent. Avec lui, je peux retoucher mes photos sans aucun effort, je n’ai qu’à lui demander d’arranger l’image, et il le fait. Parfois il me présente plusieurs propositions et je n’ai qu’à choisir, mais en général il se débrouille très bien sans que j’aie à décider de rien. Après tout, c’est lui le professionnel, pas moi. Mon ordinateur sait ce que je pense, et il écrit mes courriers sans avoir besoin de mon aide. Il sait quelles formules il faut utiliser pour s’adresser à une administration et quels mots il faut choisir pour écrire une lettre d’amour ou un poème.
   Mon ordinateur effectue ma comptabilité, il me propose des placements pépères sans risque ou d’autres un peu plus audacieux, plus périlleux mais peut-être plus lucratifs. Parfois, il ne me demande pas mon avis et il achète des actions ou il contracte des emprunts parce qu’il sait que c’est ce qui est le mieux pour moi à ce moment-là.
   Quand j’ai fini d’inspecter mes comptes, dans lesquels je ne trouve rien à redire, mon ordinateur me suggère souvent d’aller boire un Coca.
   Ma douche est intelligente. Elle vise chaque partie de mon corps, pour être sûre que rien n’est oublié. Elle y envoie le savon, le shampoing, l’après-shampoing ou la crème hydratante qu’il faut. La température est toujours idéale, les parfums qui sont vaporisés sont toujours agréables et l’ambiance sonore, impeccable. Ma cuvette de w.-c. est intelligente aussi, elle analyse tout ce que je lui envoie et prévient mon frigo si je montre le moindre signe de diabète ou de dérangement intestinal. Parce que mon frigo, bien sûr, est aussi intelligent que tous mes autres objets. Il sait ce que je mange, ce que j’aime, ce qui me manque. S’il faut faire du réassort en lait, en beurre ou en soda, il le dit aussitôt à la centrale d’achat, qui le livre en quelques heures. Chaque fois que j’ouvre mon frigo, il voit ce que je prends et débite mon compte en banque de la somme correspondante. Si je ne mange pas certains aliments, il les envoie à la poubelle et décide d’en commander moins souvent à l’avenir. S’il voit que j’oublie de consommer des produits qu’il juge appropriés à mon mode de vie, il me rappelle leur présence. Mon frigo me fait fréquemment découvrir des produits que je ne connais pas et organise des semaines commerciales à thème : nourriture asiatique ou mexicaine, par exemple.
   Hier, le temps a été très chaud et il y a eu un orage. Ma maison ne reçoit plus d’électricité ni de réseau et, par malchance, le générateur d’appoint semble incapable de démarrer. Ma porte ne peut plus s’ouvrir, et je n’ose pas la démolir, d’autant que je n’ai aucun outil pour cela. Mon portable intelligent est au garage, sur le pare-brise de ma voiture intelligente. Ma douche et mes w.-c. ne fonctionnent plus. J’ai demandé à mon livre et à mon appareil photo de prévenir quelqu’un que j’étais enfermé chez moi, mais ils disent que ce n’est pas leur rôle de s’occuper de ça. Pas sympa. Enfin, tant pis pour eux, leurs batteries seront bientôt vides, puisque je ne peux plus les recharger. Ils ne manquent pas complètement de fair-play puisqu’ils acceptent d’enregistrer mes réclamations au sujet de leur attitude, tout en me laissant entendre que je ne risque pas d’avoir gain de cause.
   J’espère que la centrale d’achat remarquera vite que mon frigo a cessé de lui passer des commandes. 


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