La norme et le bizarre

« — Une écrivaine avec qui j’ai dîné m’a dit que j’étais un peu autiste
— Tu m’étonnes.
— Non mais je te jure, elle a écrit plein de trucs là-dessus, elle avait l’air assez sûre d’elle.
— Quand je dis « tu m’étonnes » je rigole, Jean-No.
— Ah. »

(Forme de coming-out un peu impudique peut-être dont je signale par avance qu’il ne constitue pas un instant une manière de me faire plaindre, car sur cette Terre, peu de gens sont moins à plaindre que moi. C’est juste une façon, sans doute inappropriée, ça m’arrive souvent, d’essayer d’expliquer mon tempérament, qui peut être une source de malentendus)

Depuis tout petit, je vois bien que ma manière de discuter les choses (et même de moi-même) avec distance et naïveté est une source d’étonnement, et parfois aussi de fâcherie, soit parce qu’on a l’impression que je ne me sens pas assez concerné par les choses les plus graves, lorsqu’elles sont le sujet, soit parce que ma façon d’être est prise pour une forme artificielle de surplomb. Ma tentative d’être objectif et juste peut passer pour une absence d’engagement. Mon incapacité à haïr pour de la complaisance ou de l’indifférence.
De mon côté, depuis tout petit, j’ai au contraire l’impression que c’est le monde autour de moi qui est fou-furieux, et qui pense qu’il faut mettre le ton partout, mettre du drame dans tout ce qui est dramatique, avoir un ton comique pour dire une blague, être tragique quand on parle d’une tragédie, et crier, pleurer, enfin toutes ces choses que je n’ai jamais vraiment su faire autrement qu’à contretemps du nombre — ce qui fait que la foule m’a toujours terrifié.
C’est mon côté Uatu.

Je me demande si d’autres enfants que moi se sont déjà identifiés, comme super-héros, à Uatu, « Le Gardien », un type chauve avec une énorme tête qui ne fait qu’observer la marche de l’univers sans jamais intervenir mais qui, comme il aime bien les gens quand même, donne de temps en temps un coup de pouce. En fait assez souvent.

Inversement, et même si ça n’a fait que s’améliorer avec le temps (notamment parce que je m’impose d’enseigner ou de prendre la parole publiquement de diverses façons — et c’est de moins en moins une épreuve), je vois bien que mes moments d’intense émotion perceptible concernent rarement les questions que tout le monde juge supérieures. Ça peut être, par exemple, quand des gens braquent leurs yeux vers moi en attendant que je dise quelque chose de pertinent et que je ne comprends pas quoi ; quand je rougis de me sentir rougir ; ou, et c’est le pire, quand je veux exprimer quelque chose mais que je vois que ça n’arrive pas à être compris. Je constate que je suis souvent particulièrement maladroit. C’est mon coté Black Bolt.

Second des trois personnages de fiction auxquels je m’identifiais, enfant : Black Bolt (Flèche-Noire), qui dirige les « Inhumains » (je ne vais pas vous raconter, je vous laisse vous renseigner, mais je ne vous recommande pas la récente adaptation télé). Il est réputé d’une grande sagesse et souffre d’un handicap : il ne peut pas parler, car il ne maîtrise pas la puissance de sa propre voix, qui peut détruire une ville entière, ce qu’il n’a jamais envie de faire puisqu’il est, on l’a dit, plein de sagesse. Enfin ça lui prend parfois quand même.

J’ai vécu le peu d’événements tragiques de ma vie (douce en tout jusqu’ici) avec une certaine indifférence apparente et en n’en gardant d’ailleurs aucun souvenir émotionnel, alors qu’à l’inverse, je peux vivre des emballements très intenses pour des questions qui semblent futiles à d’autres et que je peux énumérer : le graffiti ; la programmation ; l’Histoire de l’art ; la peinture et le dessin ; internet (notamment les forums) ; la bande dessinée ; Wikipédia ; mes blogs ; le thème de la fin du monde ; la généalogie. Nathalie voit ça comme des « périodes » : je suis à fond dans un truc, et ça dure trois ans puis un nouveau truc me passionne, sans que j’abandonne jamais tout à fait les passions précédentes, mais en m’obnubilant clairement. Parfois je parviens à transmettre mon enthousiasme autour de moi, parfois je fatigue juste les gens avec mes marottes incongrues.

Enfin bref, voilà comme je suis. Je me voyais jusque récemment encore comme un grand timide et un cérébral, mais sans me dire que j’étais réellement bizarre, d’autant que je ne suis pas seul à être tel que je suis. Je me disais jusqu’ici que c’était dû à mon ascendance norvégienne.
Et puis un jour, une dame qui a des raisons familiales de s’y connaître et avec qui j’ai dîné un soir1 m’a donné son diagnostic sauvage : selon elle, j’entre dans le spectre autistique, je suis atteint du syndrome d’Asperger. Très légèrement, sans doute, mais suffisamment pour que ça lui saute aux yeux, non pas pour les traits de caractère que j’évoque ci-avant, mais, apparemment, pour des traits auxquels je n’aurais jamais pensé, comme ma manière de constamment baisser les yeux et autres tics, le décalage entre ce dont je parle et l’expression de mon visage, ma manière même de parler — tant dans le ton de ma voix que pour mon vocabulaire.
Je n’ai pas tenté de faire vérifier cette intuition par une personne dont c’est la profession, car au fond je ne vois pas ce que ça changerait, mais ça m’a éclairé sur mes naïvetés, mes moments « premier degré », ma prosopagnosie2, sur mon rapport au monde, à l’honnêteté3, à la bonne foi, à la justice.

Le troisième héros auquel je me suis toujours identifié : monsieur Spock, dans Star Trek, mi-humain, mi-vulcain, qui porte un regard étonné sur le manque de logique des actions ou des réactions de son entourage humain, comme envers ses propres sentiments.

À y réfléchir, donc, il me semble concevable que je souffre d’un très léger handicap social, aux franges du spectre autistique. Très léger car il ne m’a jamais empêché d’avoir des amitiés (nombreuses et soutenues), de travailler, d’être heureux. C’est juste une petite bizarrerie, quoi, qui fait que je suis nerveusement incapable de jouer à un jeu de société, et qui fait que je suis distancié, ne serait-ce qu’à mon propre sujet, ou encore que je me montre notoirement patient dans mes conversations4 et assez indifférent aux catégories ou aux positions d’autorité qui me semblent non-rationnelles5.

Bon, en attendant que j’arrive aux âges où on a des choses passionnantes à raconter sur ses problèmes de santé, je crois que vous savez vraiment tout sur moi !

  1. C’était en fait une journaliste et écrivaine invitée par mon école, j’avais la charge de lui montrer un peu la ville. []
  2. Apparemment, la prosopagnosie, c’est à dire la difficulté à reconnaître des visages, peut-être liée au syndrôme d’Asperger. []
  3. Lors d’un workshop consacré aux « fake news » à l’école d’art du Havre, trois étudiants m’avaient demandé de participer à une expérience sociale : je devais donner rendez-vous à tous les étudiants participants à une heure et un lieu précis, mais ne jamais m’y présenter. L’expérience consistait à observer (et filmer) la réaction des étudiants — lesquels ont été paraît-il très patients et ont inventé mille hypothèses bienveillantes pour m’attendre une bonne heure. J’avais accepté de me prêter au jeu, mais dans la douleur et la honte, car je n’aime ni mentir ni être en retard. Émotionnellement incapable de supporter la situation, j’avais quitté l’école pour aller sur la plage du Havre où je suis resté jusqu’au soir. J’en rougis encore en y pensant. []
  4. Je le dis, car c’est une chose qui revient très souvent, on me félicite pour ma patience alors que je sais que celle-ci n’a rien de forcé et ne me cause aucune douleur particulière. []
  5. Je ne vais pas développer ce que j’entends par là, c’est un sujet à part entière. []

J’ai 9999 numéros de mobile

De nombreux formulaires m’imposent de renseigner un numéro de téléphone mobile. N’ayant pas d’appareil de ce genre, je mets souvent 06 00 00 00 00 — c’est ce qui m’est arrivé pas plus tard que mercredi dernier.
On vient de m’apprendre qu’il y avait mieux : je peux forger n’importe quel numéro commençant par 06 39 98, il ne correspondra à personne !
En effet, ces numéros sont réservés pour être utilisés dans des fictions audiovisuelles. Il existe de tels numéros pour les 01, 02, etc. : 01 99 00, 02 61 91, 03 53 01, 04 65 71, 05 36 49, 06 39 98.

Journal officiel, Décision n° 2018-0881 du 24 juillet 2018 de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes établissant le plan national de numérotation et ses règles de gestion.

Je n’ai toujours pas de portable, mais j’ai désormais 9999 numéros de téléphone mobile ! (que je partage avec le commissaire Moulin, Louis-la-brocante, Joséphine-ange-gardien, etc.)

Calendrier des mesures gouvernementales

Tous à vos agendas !

Mardi 29 décembre à 20h00 le ministre de la santé Olivier Véran grondera les fêtards et fera des annonces concrètes pour la suite : ce qui est interdit, ce qui est permis, ce qui impose une attestation, et puis il nous rassurera à la fois sur la pénurie de vaccins et sur les effets secondaires du vaccin.
Mercredi 30 décembre, le Canard Enchaîné publiera des brèves amusantes relatives aux négociations des annonces qui nous permettront de comprendre comment le gouvernement est passé du projet d’imposer le télétravail aux grandes entreprises du tertiaire à celui d’un raidissement des normes de sécurité des trottinettes, qui causent beaucoup d’accidents.
Jeudi 31 décembre, dans une émission de Cyril Hanouna ou genre, Marlène Schiappa confiera avec le sourire qu’elle n’a aucune envie d’être vaccinée, parce que ce vaccin, on l’a pas encore testé. Les « antivaxx » y verront une preuve qu’ils ont toujours eu raison mais trouveront malgré tout des raisons de continuer de détester cette ministre, du fait qu’ils ne l’ont jamais aimée.

Jeudi 31 décembre, toujours, lors de ses vœux, le président félicitera les Français des efforts qu’ils ont déjà fait mais rappellera que ce n’est jamais assez, évoquant notamment le cas des jeunes qui (« mais comme je les comprends », précisera-t-il, quoique n’ayant jamais été jeune lui-même) font vraiment n’importe quoi et n’écoutent jamais ce qu’on leur dit. Tous les vieux seront bien d’accord avec cette analyse. Les jeunes ne seront pas devant la télévision.
Vendredi 1 janvier, par un tweet remarqué mais pas très clair, Jean Castex signalera que des aménagements et des exceptions feront qu’en fait tout ce qui a été dit le mardi est effectivement à comprendre à l’inverse de l’opposé à cent-quatre-vingt voire trois-cent soixante degrés.
Samedi 2 janvier, plus personne ne saura plus rien, mais le ministère de l’éducation nationale annoncera qu’il est en cours d’arbitrage de grandes décisions qui seront proclamées le lendemain, dimanche 4 janvier, jour de la rentrée, vers 21 heures environ.
Le dimanche 3 janvier, rien, finalement, mais tous les enseignants se seront couchés tard.
Le mardi 6 janvier, les rectorats, départements, régions, municipalités, préfectures, la presse et autres instances, produiront chacune son exégèse des mesures annoncées. La tenue d’un nouveau conseil stratégique sera alors annoncée pour un jour prochain.

Un anniversaire

Il y a vingt ans très exactement, le 20 novembre 2000, donc, je me suis rendu au Terminus-Nord, brasserie parisienne située face à la gare du Nord (où j’arrivais d’Amiens), pour rencontrer pour la première fois des gens que je fréquentais virtuellement depuis quelque temps1.

Il s’agissait des membres d’une mailing-list consacrée à un auteur de bande dessinée qui n’avait pas trente ans à l’époque mais commençait à faire parler de lui — d’abord plus comme scénariste que comme dessinateur —, le désormais célèbre Joann Sfar. Joann intervenait surtout lorsqu’on parlait de son travail, mais comme ce sujet de conversation s’est progressivement tari, celui qui servait de prétexte au groupe a fini par le délaisser, nous laissant au fond libres de continuer à bavasser à tout autre sujet. La mail-list avait été lancée en juillet 1999, il semble qu’elle soit inactive depuis mars dernier, du fait d’un problème technique (j’ai tenté d’y écrire ces jours-ci, mais les e-mails me sont revenus), mais comme son inactivité ne semble pas avoir alerté grand monde, sans doute cela signifie-t-il que le lieu a vécu. Le pic d’activité de la liste a été l’année 2006, avec près de 30 000 messages échangés2.
Les amitiés, en revanche, sont restées et perdurent sur les réseaux sociaux, notamment. Bien sûr, il y a des perdus de vue, ou des gens vraiment lointains, les rares, ceux qui n’ont fait que passer, mais au fil des ans, on a vu les enfants des uns et des autres grandir, on a vu certains passer du statut d’étudiant à celui de professionnels aguerris de tel ou tel domaine (très divers). On a régulièrement mangé ensemble, on s’est entre-invités les uns chez les autres, on a parfois attendu les douze coups de minuit ensemble, et plusieurs d’entre nous se sont retrouvés collègues sur des projets professionnels divers. Toute une histoire.
Bon anniversaire la Meuleuh !

  1. À une exception, Ronan L., que je connaissais auparavant, mais qui n’est pas resté longtemps membre du groupe. []
  2. J’ai absolument tout conservé, en dehors de l’année 2007 où, pour une raison technique, je ne recevais plus les messages. []

Créons un scandale d’État

J’aimerais acheter une combinaison Hazmat et prendre le métro ou le bus avec. Il faudrait que deux ou trois autres personnes en fassent autant, et puis qu’on se retrouve chacun filmé par des passants, et mis sur Youtube ou sur Twitter. Les internautes rigoleraient bien, au début.

HAZardous MATerial suit (1000 euros environ).

Et puis Cnews en parlerait et demanderait à un représentant de commerce d’une société qui les fabrique si ces combinaisons protègent vraiment. Le mec dirait que oui, évidemment. Il le dirait déjà parce qu’il est payé pour ça, mais aussi parce que c’est vrai, ça protège.
Alors Pascal Praud sortirait de ses gonds : « mais comment ça se fait qu’on n’en distribue pas à tous les Français ?! ».
Paniqué, le gouvernement commanderait des combinaisons en catastrophe sur Aliexpress. Le délai d’expédition est d’un bon mois, voire plus si les porte-conteneurs affrontent des tempêtes, mais bon, pas le choix : il n’y a plus d’usines capables de produire ce genre de truc en France. Malheureusement, les fournisseurs chinois enverraient tous un mail pour dire que finalement ils vendent plutôt aux États-Unis car Donald Trump s’est engagé à payer un dollar de plus par combinaison.

Ce serait le désespoir. L’opposition demanderait une commission parlementaire pour mettre la honte aux ministres, lesquels annonceraient juste à ce moment-là que finalement ils veulent tenter leur chance en se présentant au Conseil général de la Creuse ou autre élection pour laquelle ça ne se bouscule en général pas trop. La vérité, ce serait qu’ils font dans leur froc, la voilà la vérité.
Roselyne Bachelot passerait partout à la télé pour se vanter que, elle, elle en avait commandé, des combinaisons, lors des épidémies de gastro sous la présidence de Sarkozy (vous vous souvenez ? Sous Sarko c’était gastro sur gastro), et que tout le monde s’était bien foutu de sa gueule à l’époque mais qu’elle avait raison, la preuve !
Ce serait son moment de gloire.

Le docteur Raoult ferait une vidéo pour dire que ses confrères sont fous, incompétents ou corrompus, mais il oublierait complètement d’argumenter, en fait il oublierait même de dire ce qu’il leur reproche, ce qui fait que sur ce coup, seuls les believers vraiment hardcore le suivraient et s’indigneraient en apprenant que l’ordre des médecins envisagerait (pour rire, parce qu’ils ne le feraient pas, en vrai) des sanctions. Des employés de la filière nucléaire arrondiraient leurs fins de mois en vendant leurs combinaisons usagées sur leboncoin, les députés République en marche s’indigneraient face à ce trafic, voteraient une loi interdisant ces achats, mais on apprendrait plus tard par Médiapart que les parlementaires n’auront pas été les derniers à acheter ce genre d’équipement au marché noir pour eux-mêmes.

Les combinaisons commandées commenceraient à arriver, mais le doute s’installerait : ça n’a pas l’air très pratique, quand même, ces bidules. Pascal Praud lancerait le débat : « est-ce qu’il est bien utile de porter ces trucs qui contraignent les mouvements ? » D’autres diraient que c’est bien ce qu’il fallait, mais que c’est trop tard, que c’est deux mois plus tôt qu’on en aurait eu besoin. Nicolas Dupont-Aignan ferait un tweet bien senti pour comparer ça à du George Orwell et compagnie car il est quasi impossible de pécho en boite de nuit quand on porte une combinaison de protection intégrale.
Mais les gens seraient à nouveau indignés en apprenant que le gouvernement ne distribue les combinaisons qu’aux gens fragiles ou exposés. Pascal Praud monterait sur ses grands chevaux : « Pourquoi seulement les plus exposés ? Et les autres, on pense pas à nous ? ». Il étoufferait de rage en apprenant que le gouvernement veut faire payer un euro symbolique chaque combinaison distribuée : « et les plus précaires, qui pense à eux, hein ? C’est des mesures à deux vitesses ! ». Le gouvernement ferait alors marche-arrière, dirait qu’en fait il ne voulait pas les vendre mais qu’il voulait les donner, que ce serait gratuit, qu’on n’a rien compris, ou qu’il n’a pas fait preuve d’assez de pédagogie, enfin que c’est un malentendu, bien entendu. « Mais qui va payer, alors ? Nos impôts ? », s’étranglera, une dernière fois, Pascal Praud, qui prendra ensuite des vacances bien méritées.

Mais de toute façon, effectivement, il sera trop tard. Plus personne ne voudra des combinaisons, car on aura révélé qu’elles sont deux fois trop petites, qu’elles sont poreuses, inflammables et que même sans brûler elles dégagent un produit toxique pour les voies respiratoires, car ce ne sont pas des vraies combinaisons, mais un gadget rigolo vendu (sans grand succès, à vrai dire) à destination de certains pays d’Amérique du Sud afin de confectionner des piñatas pour Halloween.
Le gouvernement, soucieux de ne pas faire trop de frais, aura en effet commandé les produits les moins chers du site, sans lire leur description complète, sans faire attention aux dimensions pourtant clairement indiquées, et en se laissant mystifier par les commentaires élogieux postés par des faux clients.

Tout ça nous aura bien occupés, c’est l’essentiel.
En France, on n’a pas de pétrole mais on a des sujets de conversation.

Le grand complot de 2020

On se souviendra de 2020 comme de l’année où Russie et Ukraine, Iran et Israël, États-Unis et Venezuela, Turquie et Arménie, et même Grande-Bretagne et France, ont enterré la hache de guerre pour s’unir dans un complot planétaire destiné à convaincre les naïfs de l’existence d’un microbe que personne n’a jamais vu, et cela dans l’unique but d’avancer l’heure de l’apéro des Marseillais et des Rouennais, et surtout de priver Nicolas Dupoint-Aignan de sa vie de nightclubber pendant six semaines.
Oh je sais, vous allez me dire « complotisme, gnagnagna ». Je l’attendais, celle-là ! Pourtant les preuves sont sous vos yeux, c’est vous qui choisissez de ne pas les voir.

L’abeille

Je veux juste manger un croque-monsieur. C’est pas dur.
Mais je ne sais pas vraiment quelles places sont prises dans la brasserie, entre les tables sales, celles où un sac semble avoir été abandonné,… je demande au patron, qui m’indique une table qu’il va nettoyer mais qui est inoccupée. J’ai toujours l’impression qu’il me traite comme un client particulièrement respectable. Juste à côté de ma table, un type me propose de manger avec moi, si je manque de place. Et puis il a envie de manger avec moi. C’est bon, je ne manque pas de place, mais il insiste, il rapproche un peu ma table de la sienne. Il a soixante-cinq ans, il me le dit, il porte un pantalon en cuir noir, et il m’explique qu’il risque plus avec le coronavirus que bien d’autres gens, non seulement parce qu’il a l’âge qu’il a, mais aussi parce qu’il a aimé faire la fête toute sa vie. Et il n’a pas de famille. Il aurait bien aimé avoir une famille mais il est tout seul. Pour toutes ces raisons, dit-il, il a dû quitter les États-Unis, où il y a trop de coronavirus, « cette saloperie ». Alors il est rentré au Havre. Il a vraiment envie de déjeuner avec moi, même s’il attend quelqu’un. Parce qu’il a un copain qui lui a promis de venir, mais là, juste là, il est pas là, le copain, et on sait pas pourquoi. Il redit ça au patron, il le dit à la patronne, et il le dit aussi aux gens de la table qui se trouve de l’autre côté, aussi : normalement son copain devait venir boire un coup, ou manger un morceau, mais là, il n’est pas là, c’est vraiment bizarre. Chaque fois qu’une nouvelle tête qu’il connaît passe la porte, il lui propose de venir manger avec lui : « ben viens ! — Oh, une autre fois, là j’ai pas faim ». Je lis l’exemplaire du jour de Paris-Normandie, où j’apprends que « l’accident de personne » survenu à Harfleur, hier, qui avait forcé mon train à être terminus Bréauté-Beuzeville, était un suicide, et que la victime était un homme âgé de trente-huit ans. Les pages chiens écrasés ne parlent en revanche pas du chien sur lequel le même train avait roulé entre Yvetot et Bréauté, ce qui avait aggravé le retard. Je lis tout ça un peu pour éviter la compagnie. Je voulais juste manger. « Je n’ai pas beaucoup de conversation, vous savez ».
Arrivent des pompiers. Le patron les a appelés car il a un problème d’abeilles. Des dizaines d’abeilles tournent autour de ses pompes à bière, depuis quelque jours, quelques semaines, et ça gène les clients. Mon voisin au pantalon de cuir vient témoigner : il y a vraiment un gros problème d’abeilles, c’est plus possible ! Malheureusement, en présence des pompiers, il n’y a qu’une unique abeille dans la brasserie, après laquelle le patron et l’homme en cuir courent : « elle est là, regardez ! ». Les pompiers ne savent pas trop quoi faire de cette histoire et ils repartent. J’imagine qu’en général on les appelle pour une ruche, pas pour une seule abeille.

L’homme au pantalon de cuir m’explique qu’il faut faire attention car la dernière fois qu’il a écrasé une abeille, il a été piqué : « des saloperies ! ». Le patron m’explique son malheur : aujourd’hui il n’y a qu’une abeille, certes, mais c’est la faute à pas de chance car parfois, il y en a beaucoup plus. Il semble peiné que les pompiers ne se soient pas intéressés à son problème. Je lui demande s’il pense qu’il y a une ruche tout près, mais il ne croit pas : « c’est la boulangerie, juste à côté, ça les attire ! ». Subitement, grâce à un Paris-Normandie roulé, il réussit à tuer l’abeille, il est tout fier mais son exploit dégoûte la patronne, d’autant que l’animal, au sol, bouge encore un peu : « et si sa mère arrive pour la venger ? — mais ça a pas de mère, une abeille, les abeilles elles ont juste des reines ! — ah, mais la reine c’est leur mère, non ? — non, oui, enfin je sais pas ».
Sitôt l’abeille morte, une autre arrive, mais elle ne semble pas animée par un projet de vengeance, elle s’intéresse surtout à la pompe à Grinbergen ambrée.
J’ai fini mon croque et mes frites, je paie, je sors.