Je veux juste manger un croque-monsieur. C’est pas dur.
Mais je ne sais pas vraiment quelles places sont prises dans la brasserie, entre les tables sales, celles où un sac semble avoir été abandonné,… je demande au patron, qui m’indique une table qu’il va nettoyer mais qui est inoccupée. J’ai toujours l’impression qu’il me traite comme un client particulièrement respectable. Juste à côté de ma table, un type me propose de manger avec moi, si je manque de place. Et puis il a envie de manger avec moi. C’est bon, je ne manque pas de place, mais il insiste, il rapproche un peu ma table de la sienne. Il a soixante-cinq ans, il me le dit, il porte un pantalon en cuir noir, et il m’explique qu’il risque plus avec le coronavirus que bien d’autres gens, non seulement parce qu’il a l’âge qu’il a, mais aussi parce qu’il a aimé faire la fête toute sa vie. Et il n’a pas de famille. Il aurait bien aimé avoir une famille mais il est tout seul. Pour toutes ces raisons, dit-il, il a dû quitter les États-Unis, où il y a trop de coronavirus, « cette saloperie ». Alors il est rentré au Havre. Il a vraiment envie de déjeuner avec moi, même s’il attend quelqu’un. Parce qu’il a un copain qui lui a promis de venir, mais là, juste là, il est pas là, le copain, et on sait pas pourquoi. Il redit ça au patron, il le dit à la patronne, et il le dit aussi aux gens de la table qui se trouve de l’autre côté, aussi : normalement son copain devait venir boire un coup, ou manger un morceau, mais là, il n’est pas là, c’est vraiment bizarre. Chaque fois qu’une nouvelle tête qu’il connaît passe la porte, il lui propose de venir manger avec lui : « ben viens ! — Oh, une autre fois, là j’ai pas faim ». Je lis l’exemplaire du jour de Paris-Normandie, où j’apprends que « l’accident de personne » survenu à Harfleur, hier, qui avait forcé mon train à être terminus Bréauté-Beuzeville, était un suicide, et que la victime était un homme âgé de trente-huit ans. Les pages chiens écrasés ne parlent en revanche pas du chien sur lequel le même train avait roulé entre Yvetot et Bréauté, ce qui avait aggravé le retard. Je lis tout ça un peu pour éviter la compagnie. Je voulais juste manger. « Je n’ai pas beaucoup de conversation, vous savez ».
Arrivent des pompiers. Le patron les a appelés car il a un problème d’abeilles. Des dizaines d’abeilles tournent autour de ses pompes à bière, depuis quelque jours, quelques semaines, et ça gène les clients. Mon voisin au pantalon de cuir vient témoigner : il y a vraiment un gros problème d’abeilles, c’est plus possible ! Malheureusement, en présence des pompiers, il n’y a qu’une unique abeille dans la brasserie, après laquelle le patron et l’homme en cuir courent : « elle est là, regardez ! ». Les pompiers ne savent pas trop quoi faire de cette histoire et ils repartent. J’imagine qu’en général on les appelle pour une ruche, pas pour une seule abeille.
L’homme au pantalon de cuir m’explique qu’il faut faire attention car la dernière fois qu’il a écrasé une abeille, il a été piqué : « des saloperies ! ». Le patron m’explique son malheur : aujourd’hui il n’y a qu’une abeille, certes, mais c’est la faute à pas de chance car parfois, il y en a beaucoup plus. Il semble peiné que les pompiers ne se soient pas intéressés à son problème. Je lui demande s’il pense qu’il y a une ruche tout près, mais il ne croit pas : « c’est la boulangerie, juste à côté, ça les attire ! ». Subitement, grâce à un Paris-Normandie roulé, il réussit à tuer l’abeille, il est tout fier mais son exploit dégoûte la patronne, d’autant que l’animal, au sol, bouge encore un peu : « et si sa mère arrive pour la venger ? — mais ça a pas de mère, une abeille, les abeilles elles ont juste des reines ! — ah, mais la reine c’est leur mère, non ? — non, oui, enfin je sais pas ».
Sitôt l’abeille morte, une autre arrive, mais elle ne semble pas animée par un projet de vengeance, elle s’intéresse surtout à la pompe à Grinbergen ambrée.
J’ai fini mon croque et mes frites, je paie, je sors.