J’ai rêvé que j’étais mort.
Si vous n’avez pas peur que ça vous gâche la surprise, je peux vous raconter comment ça se passe, et sinon, eh bien ne lisez pas.
Alors quand on meurt, on continue d’exister parmi les vivants. On les voit mais eux ne nous voient pas, et on ne peut pas vraiment les toucher. On essaie de faire des « tok tok » et d’écrire des trucs avec des épingles pour faire comprendre aux vivants qu’on est à côté d’eux, mais c’est épuisant et ça marche mal. J’ai réussi à vaguement communiquer avec mon frère, qu’il se dise « ah c’est bizarre dis-donc, et si… », et ça m’a suffi, au fond j’ai compris que c’était un peu vain, d’essayer de causer aux vivants. J’ai vu qu’on essayait d’inhumer mon corps avec des mocassins noirs en cuir un peu chics mais qui ne me ressemblaient pas du tout. Nathalie est morte en même temps que moi, on se promenait donc partout bras dessus bras dessous. Pour les morts, la température est estivale, qu’il fasse nuit ou jour, qu’on soit en automne ou en hiver. On passe le temps à croiser des gens qu’on connaît et à avoir des conversations superficielles avec eux, du genre « ah, je savais pas que tu étais mort » , « ça y est, on se retrouve finalement, hé, hé ! » ou « ah on a été tristes quand on a su… ». Mais au fond on ne s’attarde pas beaucoup, soit parce qu’on n’a pas grand chose à se dire, soit parce qu’on se dit qu’on a tout le temps. Mort, on a l’âge que l’on avait au moment du trépas, mais dans un état de santé idéal, on a les artères de son âge, donc. Alors tout le monde est assez beau et joyeux. On passe sa vie à se balader, à manger sur des tables installées à l’extérieur, à aller au cinéma, à aller à la piscine (où tout le monde est complètement nu), et à écouter des conférences dans des musées.
Il y a les conférences données par des camarades trépassés, où tout le monde se tient sagement coi, et des conférences données pour et par des vivants, où les morts discutent sans gêne, puisque personne ne les entend. C’est un peu pénible pour ceux que ça intéresse malgré tout, et j’ai vu comme ça une conférence d’astrophysique où les morts jacassaient si fort que je me suis retrouvé forcé à me placer juste devant le conférencier, à quelques centimètres de son visage, pour pouvoir l’écouter. Les conférences données par les morts ne me semblent pas être les meilleures. Enfin je n’ai assisté à aucune, mais j’ai vu une dame d’âge mûr et au physique avenant faire une annonce disant : « bon, alors je vous rappelle que demain * fait sa conférence à telle heure, ce sera au musée, hein, ne vous trompez pas cette fois-ci ! ». L’érudit local mentionné souriait avec une timidité feinte qui masquait mal l’orgueil qu’il éprouvait à l’idée d’être considéré comme un conférencier considérable par cette femme qu’il trouvait, ça se voyait dans ses yeux, si belle et désirable. Un moment aussi doux pour lui que d’aller coller sa joue sur la généreuse poitrine tiède de sa bienfaitrice. La forme un peu bête de son sourire le disait bien. La dame ne semblait en vérité porter aucun intérêt à la conférence elle-même, et n’a pas pensé à en annoncer le sujet. S’y rendrait-t-elle autrement que par devoir ? Elle voulait surtout éviter au conférencier de se retrouver devant une salle vide, triste spectacle auquel il était sûrement habitué. Mais je pense qu’il se moquait d’avoir un public, car sa vraie heure de gloire, la seule chose qui comptait, c’était ce moment précis où cette femme faisait semblant, pour quelques instants, de le juger important.
Ce matin, des vivants m’ont demandé où dorment les morts, s’il faut vivre en collocation. Je n’en sais rien, je n’ai pas l’impression que l’on continue à dormir, une fois mort. On apprend en tout cas vite qu’il faut constamment lever le pouce dans la rue pour faire savoir aux éventuels collègues morts que l’on est dans le même état qu’eux, car sinon, on se rentre dedans : lorsque l’on est mort, on ne voit pas la différence entre les vivants et les autres. Toutes les rues sont encombrées, animées à n’importe quelle heure, tellement il y a de morts. Comme les morts ont tous l’air récents, sans doute n’est-ce qu’un état transitoire, mais personne n’a aucune information sur le sujet.
Voilà, vous êtes prêts.