Le poseur du Val

Mon train pour Paris s’arrête au Val-d’Argenteuil, où montent je ne sais combien de gamins, avec d’énormes valises. Ils sont peut-être en fin d’école primaire ou plutôt au début du collège. Plusieurs s’assoient en face et à côté de moi. Ils sont en plein débat théologique :

« — …Mais t’es fou toi, y’a pas des démons et des monstres !
— Si j’te jure, ça parle pas que de ça mais dans le Coran, y’a des histoires de démons et tout ça.
— Pfff ! Ça parle pas de ça l’Islam, c’est pas ça ! »

Suit une conversation sur les sandwichs (« Hallal évidemment ! ») préparés par les mamans. Le gamin en face de moi remarque que je dessine.

« — Oh, m’sieur, vous dessinez bien !
— Ah, merci merci !
(un autre) m’sieur je peux voir ? Je peux voir ?
— Ouais, tiens, voilà : »

« — Whooaaaahhhh ! M’sieur vous avez dessiné le jeune là ! Whoahhh ! Il est trop bien c’est trop ressemblant ! [dans la voiture, je vois plusieurs adultes qui tentent de voir mon dessin, de loin. Je crois que le lycéen qui m’a servi de modèle fait comme si on ne parlait pas de lui.].
— Woah ! Vous avez du talent !
— Vous avez un talent caché !
(celui qui disait que le Coran ne parle pas de démons) Mais non il est pas caché son talent puisqu’on le voit !
— Ah oui non, bon, vous avec un talent… Vous avez du talent quoi.
— Merci.
— Eh m’sieur, vous m’dessinez ? Vous pouvez me dessiner ?
— Euh ouais, d’accord
[il range son téléphone mobile, comme s’il voulait faire bonne figure pour le portait] Non non, garde ton téléphone, c’était bien comme ça, du coup tu es assez immobile, pour moi c’est parfait !
— Ahhh d’accord d’accord
[il reprend son téléphone]. »

Pendant que je dessine ils m’apprennent qu’ils partent cinq jours à Boulogne-sur-Mer.

« — Et vous vous allez-où monsieur ? Vous allez reprendre le train dans l’autre sens pour dessiner d’autres gens ?
— Ben non je…
— Mais vas-y ça se fait pas de lui demander où il va ! C’est privé !
— …oh c’est pas un secret, je vais au boulot quoi… »

On arrive à Saint-Lazare, je montre mon dessin à celui qui a posé. Deux accompagnatrices se penchent pour le regarder, ainsi qu’un autre voisin d’équipée. Tous ces adultes me lancent un coup de tête discrètement approbateur.

« — M’sieur vous me le donnez, le dessin ?
— Euh ben non !
— Oh m’sieur !
— Ben si je donnais les dessins à chaque fois aux gens, j’en aurais plus à ramener chez moi !
— Ah
(il se lève et il commence à sortir).
— Mais tu peux en prendre une photo !
(sans se retourner) J’ai pas d’appareil photo !
— Ben ton portable ? »

Il part clairement déçu. Un de ses copains prend une photo du dessin.

Non mais c’est pas que je suis pas généreux, je vais pas donner mes dessins, faut au moins que je les scanne d’abord non mais ho hé arrêtez de me regarder avec vos gros yeux et vos petits airs donneur-de-leçons. Ah c’est facile d’être généreux avec les trucs des autres ! Non mais ho. Vous m’énervez à essayer de me faire culpabiliser ! Pour la peine j’arrête ce post. Voilà. Vous avez tout gagné.

(Mes autres dessins de gens-dans-le-train, sur Instagram)

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