Le truc me trottait dans la tête : acheter tous les journaux de la semaine pour avoir un maximum d’informations sur un faits-divers, celui de l’incendie de la villa Pablo Picasso. Je me disais que quelque chose clochait dans la version des policiers et j’étais étonné de la manière dont la presse reprenait ses incohérences. Notamment lorsqu’ils racontaient que les jeunes, plutôt que de se laisser secourir, s’amusaient à utiliser leurs propres amis comme projectiles pour blesser les policiers et les pompiers. C’était dégueulasse, c’est vrai, on n’avait jamais vu un truc pareil. Mais en y réfléchissant, je me disais que ce n’était certainement pas ça, ils ne jetaient pas des corps pour rire, ils évacuaient leurs amis ! Ils n’étaient pas lâches et inhumains, ils tentaient de secourir. On nous présentait un truc à la Assault, de John Carpenter, des zonards meurtriers au cœur sec pour qui la vie n’a aucune valeur, pas même celle de leurs proches, alors qu’ils étaient en fait deux-cent jeunes gens, garçons et filles, avec même quelques enfants, qui faisaient la fête dans un petit immeuble de banlieue devenu un squat en attendant d’être démoli, et qui avaient été pris au piège par un incendie. L’endroit servait notoirement à du deal de stupéfiants, mais aussi à des barbecues. On y voyait de très beaux graffitis et, pour on ne sait quelle raison, des pneus brûlaient souvent dans la cour.
Peut-être que le mensonge officiel servait juste à parer les attaques, puisque toute une chaîne de responsabilités administratives pouvait être mise en cause dans la tragédie. Je ne sais plus combien de morts, mais beaucoup. Mais au contraire, peut-être les policiers, les pompiers et les journalistes croyaient-ils sincèrement la version qu’ils diffusaient, peut-être croyaient-ils vraiment que ces jeunes étaient des monstres sans respect d’aucune existence. Et le cas échéant, ça me semblait encore plus intéressant, c’était un bon exemple de la manière dont on extrait certains de ses semblables de la catégorie des êtres humains dès lors qu’on les a rangés dans la case « les autres ». Et de la manière dont, une fois qu’on a extrait l’autre du genre humain, on ne se donne plus la peine de se montrer compréhensif ou compatissant.
Donc voilà quel était mon plan : me rendre dans les décombres de la villa Pablo Picasso, prendre quelques photographies. Garder tous les articles de presse. Mettre ça dans une boite et attendre vingt ans. Je me dis que dans vingt ans, on en saura plus, forcément, et le recul donnera un sens à toute cette histoire.
En remontant vers le parking avec Marie-Neige et Stéphane, je leur explique mon idée : j’attends vingt ans et puis j’en fais une bande dessinée. Comme ils ne réagissent pas trop à mon projet, je suis un peu déçu. Peut-être qu’ils se disent que je ne dessinerai pas bien. Je continue, l’air détendu « …enfin, faire une bande dessinée, ou faire faire une bande dessinée, ça peut être quelqu’un d’autre ».
Ils ne réagissent toujours pas, je me sens vraiment très déçu, un peu triste. On passe devant un énorme faux chalet suisse sur lequel est écrit Joe’s Christ assembly. Je ne connais pas, mais ça sent la paroisse évangélique dont le preacher a très bien réussi son coup. J’imagine qu’il y a le même bâtiment dans toutes les zones d’activité commerciales importantes, comme les Léon de Bruxelles, les Buffalo Grill et autres. Au rez de chaussée, il y a une pharmacie qui s’appelle aussi Joe’s Christ assembly, et un pub, qui, je crois, s’appelle juste Joe’s Bar. On s’y assoit deux minutes en attendant.
Et puis je me réveille.
(image tirée du film Banlieue 13 ultimatum. Je n’ai pas vu Stéphane et Marie-Neige depuis plus de vingt-cinq ans. J’ignore ce qu’est devenue Marie-Neige mais je sais que Stéphane est mort d’un cancer il y a des années. Je ne sais pas s’il existe une cité nommée Villa Picasso mais mon rêve a inventé le fait-divers)