Dans le tramway au Havre hier nuit, je me suis installé sur un siège qui était séparé de l’allée par deux autres sièges, dont un, côté fenêtre, était occupé par un type en survêtement gris, avec un bonnet gris. A l’arrêt suivant, une jeune femme est montée et est venue s’asseoir à côté de ce jeune homme en gris. J’ai entendu une voix dire « à côté de vous, je peux dire que je me sens vraiment un poids-plume, hein !». C’était le type en gris. La jeune femme avait des écouteurs sur les oreilles, elle a dû les ôter pour entendre ce que son voisin était en train de lui dire.
Il s’est répété.
Le jeune femme, tirée de sa rêverie pour entendre ça, a mis quelques secondes à réaliser ce dont le type lui parlait.
« — Mais pourquoi vous me dites ça ?
Vous dites que je suis grosse ?
Mais c’est méchant ! C’est méchant, c’est vraiment dégueulasse de me déranger pour me dire ça ! J’étais tranquille et vous me dérangez pour me dire que vous me trouvez grosse ! Mais je m’en fiche, moi, de ce que vous pensez ! »
Le type a protesté, disant que c’était un malentendu, que ce n’était pas ce qu’il avait dit. Il avait un petit ton espiègle qui disait le contraire. La jeune femme s’est levée, et a parlé de plus en plus fort.
« — Oui je suis ronde, et alors ? J’ai de belles formes féminines, j’ai pas honte, les gens ne me disent jamais que je suis moche, au contraire, je suis belle, ça vous plait pas tant pis pour vous ! Je suis ronde, j’ai pas l’intention de changer, les gens m’aiment, moi je m’aime comme ça ! »
Le petit gars en gris s’est mis à parler de moins en moins fort, avec l’espoir évident d’être imité par celle qui lui faisait face : « Vous vous donnez en spectacle, c’est pas la peine de faire un scandale, comme ça ! ». Il s’est levé, expliquant qu’il sortait à la prochaine (la jeune femme aussi, moi aussi), s’enfuyant tout en s’adressant à d’autres passagers : « Elle va pas bien, celle-là ! Elle fait tout un scandale ! C’est une folle ! ». En attendant l’arrêt, dont nous étions encore loin, la jeune femme a croisé mon regard, je lui ai adressé un sourire grimaçant qui signifiait ma sympathie et voulait dire : « Ah oui dites, il est pas gêné, ce type ! ».
Se sentant soutenue, elle m’a aussitôt pris à témoin :
« — Ah alors vous avez tout vu, vous, vous avez entendu, je suis pas folle, il m’a bien dit que j’étais grosse hein ? Hein ? C’était insultant, non ? ». Elle semblait vraiment très émue, un peu sous le choc de sa propre audace, elle avait visiblement pris sur elle pour, comme disait l’autre, « faire un scandale ». Elle se trouvait désormais debout, face à moi, dont le siège était surélevé à une quinzaine de centimètres du sol, détail qui a son importance, car quand le tram a freiné d’un coup sec, elle s’est déséquilibrée en tombant vers moi, pressant son entrejambe sur mon genou, le genre de contact embarrassant que l’on évite dans la plupart des situations de la vie courante, qui m’a semblé l’amener au bord des larmes, comme si ce bête accident était une sorte de sommet dans ce qui pouvait lui arriver de gênant : « Oh pardonpardonpardon j’ai pas fait exprès je… ».
Je lui ai adressé un sourire humble et compréhensif : « Ce n’est pas grave du tout, hein, vous inquiétez pas, tout va bien ! ».
Je suis sorti, la jeune femme aussi, qui continuait à me parler : « Vous êtes bien d’accord, c’était complètement déplacé ce qu’il m’a dit, hein ? ». Je lui ai confirmé que oui, ce ne sont pas des choses qu’on dit aux gens, que ça ne se fait pas. Je me suis retenu de lui faire un compliment rassurant sur son physique, me disant que ça aurait été bizarre, peut-être déplacé, que ça aurait pu ressembler à une forme de consolation apitoyée, alors qu’en fait, je la trouvais effectivement jolie. Mais je commençais à avoir envie de la semer, je me sentais un peu poursuivi, j’ai eu l’impression que c’est parce qu’elle voulait me parler qu’elle suivait la même route que moi. Tout en marchant d’un pas d’homme pressé, je lui ai souhaité une bonne soirée.
Mais ça ne s’arrête pas là.
En traversant le jardin de l’hôtel de ville, j’ai senti qu’on courait derrière moi. C’était le gars en gris ! Il tenait lui aussi à me parler : « Dites, vous lui avez parlé ? C’est une folle, non ? Elle va pas bien ! Elle croyait que je l’insultais. Bon j’ai peut-être été maladroit, hein, parce que c’était pas ça du tout, elle est exactement le genre que j’aime alors vous voyez hein je cherchais pas à l’insulter ! Moi j’essayais un compliment. Elle a pas compris, bon. C’est peut-être de ma faute, je dis pas, mais c’est un malentendu. Mais elle a un problème d’image d’elle-même non, vous pensez pas ? Parce que c’est pas normal de réagir comme ça hein ». Je n’ai pas ralenti : qu’est-ce que c’est que ces dingues qui ont décidé que je deviendrais l’arbitre de leur différent ?
Je lui ai confirmé que, s’il avait tenté un compliment, alors il avait été extrêmement maladroit, et que je comprenais que celle à qui il s’était adressé ait mal pris ce qu’il lui disait. J’ai continué d’un pas décidé en lâchant un « Bonne soirée » qui se voulait définitif.
Il était à ma gauche. À ma droite, j’ai vu du coin de l’œil que la fille était en train de me rejoindre à son tour, à une trentaine de mètres. Coïncidence totale, peut-être, mais je me suis senti un peu en étau entre ces deux personnes, me demandant, dans un fugace accès de paranoïa, s’ils n’étaient pas de mèche, si ce n’était pas un sketch. J’ai traversé la route qui se trouvait devant moi, sans prudence, avant le passage clouté et malgré la circulation, puis j’ai continué de marcher au plus vite pour aller m’abriter dans mon restaurant préféré. Là, le serveur m’a serré la main : « Tout seul aujourd’hui ? ». Eh bien oui, j’étais tout seul car ma collègue Laure n’est pas là cette semaine.
J’ai eu comme voisines de table deux jeunes internes, entrées dans le restaurant juste après moi, qui s’appelaient mutuellement « meuf » et qui avaient commandé une bouteille entière de Chianti bien qu’une des deux n’aime que le blanc et n’ait accepté du rouge que parce que son amie l’avait convaincue que ce serait une honte de boire du blanc. Elles se sont prises en photo, se trouvant mutuellement très belles et critiquant une de leurs collègues qui, quoi qu’elle porte pour aller aux fêtes, je cite « a toujours l’air d’une pute » et qui d’ailleurs « n’est même pas de Rouen, elle vient du Mans ».
Elles pestaient aussi sur leur cheffe, laquelle avait refusé de croire aux symptômes d’une méningite chez un enfant qui souffrait de violents maux de tête et était monté à 40°6 : « Non mais tu dis comme moi, méningite hein ? Elle a rien voulu savoir, elle a dit « il monte » ». Le lendemain matin au café j’ai feuilleté Le Havre-Normandie à la recherche d’une annonce de type « Si vous avez mangé au restaurant Al Dente hier soir à côté de deux jeunes femmes issues du monde médical et que vous ressentez les premiers symptômes du décès, veuillez consulter votre médecin sans tarder, vous pourriez bien être atteint de méningite aiguë ». Mais rien, juste les habituels faits-divers.
En sortant du restaurant, j’ai pris la précaution de tourner la tête à droite et à gauche, histoire de vérifier qu’on ne m’attendait pas. On ne m’attendait pas.
Sans le savoir vous étiez figurant dans une comédie romantique … ils vont finir ensemble et ils vous inviterons au mariage.