Igor, Grichka, et moi

Igor et Grichka Bogdanov1 sont apparus dans le poste en 1979. J’étais à l’école primaire, il n’y avait que trois chaînes, on n’aurait pas pu les rater. Je me souviens de leurs combinaisons aluminium, de leur soucoupe volante, de leurs dialogues à la façon des triplés RiriFifiLoulou, où l’un peut commencer une phrase et l’autre la terminer, donnant l’impression d’être absolument d’accord sur tout. Surnaturellement d’accord. The Midwich Cuckoos. Un de leurs proches disait récemment qu’ils étaient capables de transmission de pensée, formule un peu merveilleuse pour décrire un phénomène sans mystère : comme d’autres frères et/ou sœurs, comme les membres d’un vieux couple, comme parfois certains amis, ils étaient synchronisés, ils étaient sur la même longueur d’onde. Pour ce qu’on en sait, ils ont presque tout vécu, tout fait ensemble (au point de n’avoir qu’une page Wikipédia à deux), sans doute vu les mêmes films, lus les mêmes livres, ou se les étant racontés. Alors ils pensaient ensemble et en même temps. Et ils sont nés en même temps et morts à quelques jours d’intervalle2.

L’émission Temps X parlait de science-fiction mais aussi des promesses de la science : l’an 2000, vous alliez voir ce que vous alliez voir, il y aurait des touristes dans l’espace, des cités sous la mer et des robots partout. On y visionnait des extraits de films, notamment, on y entendait parler du festival du film fantastique d’Avoriaz (disparu il y a trente ans déjà), et puis la chaîne diffusait juste avant ou juste après, ou pendant, j’ai oublié, des séries de science fiction telles que l’excellent Cosmos 1999, ou encore (un peu plus facile à oublier), L’âge de Cristal.
Tout ça était à la fois incongru, instructif, distrayant et stimulant. Des années plus tard j’ai constaté que les frères Bogdanov avaient été en leur temps d’authentiques connaisseurs de la science-fiction, ayant publié deux livres à ce sujet, Clefs pour la science-fiction (qui n’apporte rien de révolutionnaire je pense mais qui démontre une authentique culture du registre), et, bien plus intéressant, L’Effet Science-fiction, contemporain de la création de Temps X, qui consiste en une enquête sur la perception que des artistes, écrivains, scientifiques ou politiciens ont de la Science-fiction. On imagine que les Bogdanov ont pensé ce projet pour s’inscrire eux-mêmes au sein une certaine élite intellectuelle — et même aristocratique, car il y a parmi les interviewés foultitude de ducs et de princesses (ainsi que d’Académiciens). Les courriers envoyés par les frères Bogdanov sont signés « Igor et Gregori3 Bogdanov » avec pour adresse le « Château de Saint-Lary »4. Au fond j’ai l’impression que leur ambition dépassait de loin le cadre de la science-fiction, qu’ils souhaitaient dialoguer d’égal à égal avec Louis Leprince-Ringuet, Jacques Derrida ou le pape, qui ne maîtrisent pas le sujet, plus qu’avec les nerds pointus des conventions de Science-fiction. Télescoper des mondes est excitant, tandis qu’être un authentique spécialiste est épuisant. C’est avec ça en tête que je vois leur passage de l’approche pas-sérieuse-mais-en-fait-très-sérieuse des sciences que constitue la Science-fiction, vers la science-sérieuse-pas-sérieuse que semble être (à en croire la majorité des spécialistes) leur œuvre académique dans le domaine de la physique fondamentale.

Le premier épisode du magazine Temps X parlait déjà du Big Bang — dans sa version la plus grand public possible : une explosion biblique qui a donné naissance aux étoiles…


Ils aimaient le merveilleux de la science et ils étaient intelligents, ils ont été jusqu’à croire qu’ils pourraient en remontrer à Planck et à Einstein, qu’ils pourraient trouver Dieu dans des équations, et qu’ils pourraient faire tout cela en étant à la fois des figures people, des clowns, même, des écrivains de science-fiction et des producteurs de télévision. Je comprends absolument tout ça. Je comprends parfaitement qu’on veuille être tout à la fois. Je comprends aussi très bien qu’on soit amené à la science par goût du merveilleux et qu’on manque un peu de forces lorsqu’il faut avoir le courage d’accepter qu’on s’est égaré — c’est bien malheureusement ça, et non le génie révélé, qui fait la science. Je peux même concevoir qu’on croie en soi-même au point d’être obnubilé par sa propre légende. Je me souviens l’acharnement des frères Bogdanov à tenter de tirer la fiche Wikipédia qui leur était consacrée vers leur point de vue, ou encore leur agressivité judiciaire — ils ont attaqué le CNRS ou la revue Ciel et Espace qui se montraient dubitatifs quant à la valeur scientifique des thèses des deux frères. Ils n’évoquaient pas leur propre génie avec la plus grande honnêteté intellectuelle ou la plus grande lucidité qui soit. S’ils accusaient les Wachowski d’avoir pillé la moelle de leur roman La Mémoire double (1984), et affirmaient pour cette raison avoir imaginé Matrix quinze ans avant Matrix, ils se vantaient moins d’avoir été des lecteurs enthousiastes de Simulacron 3 (Daniel F. Galouye, 1964), ainsi qu’on peut le savoir en lisant Clefs pour la Science-fiction. Ils avaient donc plutôt vingt ans de retard que quinze ans d’avance — en tant qu’auteurs de science-fiction ils n’ont pas brillé par une grande originalité, même si La Mémoire double a beaucoup de qualités.

Pas très gentil ! Ce tweet a été posté après la mort de Grichka, et alors qu’Igor était dans le coma, tous deux victimes du covid-19 et ayant l’un comme l’autre refusé d’être vaccinés… J’admets que la métamorphose des frères Bogdanov en faisait, littéralement, des monstres : des gens dont l’apparence surprend, que l’on montre.

J’ai quatre liens avec les frères Bogdanov.
Le premier, c’est bien sûr que je les ai vus naître à la télévision, et que mon goût pour la science-fiction et ma familiarité avec ses thèmes leur doivent sans doute beaucoup et ma foi, je les en remercie.
Le second est lié à mon tout premier métier. Tout juste sorti de mon LEP de retouche-photo, j’ai été embauché par une société de photogravure. Je devais notamment réaliser des clichés de la maquette mise en page d’une revue, N comme nouvelles5. C’était avant Indesign ou Quark Xpress et le métier était un peu plus artisanal qu’aujourd’hui : les colonnes de texte et la titraille, composées à la machine, étaient collées avec les photos, les illustrations, les filets, sur des planches de papier fort ou de carton. J’étais très mauvais dans mon métier, très lent, notamment parce que je passais mon temps à lire ce que j’étais censé photographier. Après une semaine, j’ai été remercié, mais je me souviens bien de la couverture du magazine :

Ma troisième anecdote est ma rencontre physique avec les frères Bogdanov, ou en tout cas avec l’un des deux. Je me trouvais au salon du Livre de Paris, et pour une raison quelconque je regardais le sol, lorsqu’est apparu dans mon champ de vision un pied immense, ou en tout cas chaussé d’une chaussure taille clown — au moins une pointure de cinquante, ce qui m’a impressionné alors que je n’ai pas de petits pieds moi-même6. Lorsque j’ai levé les yeux, je suis tombé nez à nez avec un des frères Bogdanov, qui s’était déjà composé7 le visage un peu monstrueux que l’on connaît.

C’est moi, le « un lecteur » !8

Mon dernier lien est peut-être moins anecdotique, ou plutôt, a eu peut-être eu plus de conséquences puisqu’il s’est ajouté au dossier journalistique sur la crédibilité scientifique des Bogdanov. Ayant chez moi les recueils de nouvelles et le roman de science-fiction, ainsi que les deux essais consacréspar les frères Bogdanov à la Science-fiction, j’avais pu transmettre à Ciel et Espace la preuve, sous forme de scan, que les jumeaux s’étaient vantés de manière répétée d’être titulaires de doctorats universitaires bien avant que ce fut effectivement le cas.
Eh oui, j’ai poukave9 les Bogdanov !

J’ai une petite tendresse pour les rêveurs, et ma foi, ces deux-là en étaient. Il semble exclu que leur œuvre marque l’Histoire de la physique, mais leur biographie impossible fera un bon roman.

  1. Je préfère transcrire en « ov » qu’en « off » mais on peut bien sûr écrire Bogdanoff. On pourrait même écrire Ostasenko-Bogdanoff, qui était leur patronyme complet. Leur ascendance est assez étonnante : leur mère, qui avait épousé un russe blanc, était la fille cachée adultérine d’une aristocrate austro-hongroise et d’un musicien noir étasunien, Roland Hayes, premier afro-américain à avoir été célèbre internationalement comme chanteur d’opéra, qu’on dit descendre d’un chef de tribu Ivoirien. []
  2. Digression : parmi les mystères qui les entourent se trouve celui de la nature de leur gémellité, monozygote selon certain, dizygote selon d’autres. S’ils sont dans le premier cas, alors leur ADN était presque identique, et leur fragilité face au virus (malgré une santé de fer dit-on) pourrait s’expliquer par un trait génétique… J’espère que la science se penche sur ce genre de cas. J’y pense, car dans ma famille les trois personnes (sur dix-sept) à ne pas avoir attrapé le covid-19 (ou en tout cas eu de symptômes) sont aussi les trois dont l’ADN est le plus « norvégien », selon les tests réalisés par myHeritage. Or la Norvège a eu (grâce aussi sans doute à la conformation du pays et à la rectitude de l’application de sa politique sanitaire) huit fois moins de morts par habitants que la France ! []
  3. Eh oui, c’est son véritable prénom semble-t-il. []
  4. Les Bogdanov ont grandi dans un village du département du Gers. []
  5. Magazine diffusé en kiosque qui était exclusivement composé d’un format qu’on dit mal-aimé en France, la nouvelle. Il n’y avait pas que du fantastique et de la science-fiction. []
  6. 48 selon Adidas, 46 selon la préfecture. []
  7. Acromégalie causée par des hormones de croissance et/ou chirurgie et/ou botox, difficile de savoir, mais les confidences récentes de proches interrogés après le décès des frères Bogdanov laisse penser qu’ils ont sciemment choisi leur apparence hors-normes. []
  8. On note que la date de naissance des Bogdanoff était signalée en 4e de couverture de leur roman La Mémoire Double… Wikipédia connaissait cette date aussi. Pourtant il est assez courant, ces jours derniers, de lire qu’ils étaient pudiques quant à leur âge qu’on ignorait leur date de naissance. C’est ça aussi, les frères Bogdanov : faire croire qu’une donnée est un mystère alors même qu’elle est tout ce qu’il y a de publique. []
  9. Terme d’origine gitane (comme beaucoup de mots en « ave ») qui signifie « dénoncer », « balancer »,… Dans mon coin, on ne le conjugue pas, on écrit « j’ai poukave » (ou « j »ai poucave ») et pas « j’ai poukavé ». []

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