Je crois que quand je suis malade, je suis insupportable. Voilà pourquoi il est plutôt bien que ça ne m’arrive pas souvent.
Ça énerve les gens quand je le dis, mais je n’aime pas tomber malade. On me répond toujours : « ben évidemment ! Qui aime tomber malade ? Tu crois qu’on fait exprès ? ». Je n’ai pas de théorie, mais je constate que certaines personnes tombent malades et ont même développé une compétence dans le domaine, savent prendre un rendez-vous chez le médecin, se mettre en arrêt, souscrivent à des complémentaires santé, enfin toutes ces choses. Moi pas du tout : comme je ne vois des médecins que quand j’ai un problème, il me semble évident qu’éviter les médecins permet de rester en meilleure santé. Ça vous semblera absurde mais ça m’a bien réussi jusqu’ici, car aujourd’hui est la première fois de ma cinquantaine d’années sur cette Terre que j’ai signifié à un de mes employeurs que je devais être arrêté. J’évite les médecins mais j’évite aussi les malades et je sais que je me montre parfois impoli et peu compatissant avec ceux qui souffrent. J’ai lu une théorie basée sur des modèles statistiques qui affirmait que depuis toujours les hypocondriaques — je suis de ceux-là — permettaient aux communautés de survivre car ils fuient le contact avec les malades, contrairement aux médecins qui fréquentent des gens plein de miasmes (avec une excuse professionnelle il est vrai). Eh oui, s’il a resté des vivants après la Peste noire du XIVe siècle ou la Grippe du début du XXe, c’est peut-être grâce à la sagacité des des gens qui ont peur de la maladie et n’essaient pas du tout d’entrer en contact avec les malades.
Je m’arrange souvent pour n’avoir des rhumes qu’entre mes journées de travail ou pendant les vacances, et il ne m’est jamais rien arrivé d’autre qu’un rhume, si ce n’est que de temps en temps, quand un truc me gratte, me pince ou me gène, je regarde Doctissimo, j’apprends que j’ai probablement un cancer incurable ou une maladie rarissime quelconque et me voilà soulagé, apaisé : il n’y rien d’autre à faire que d’attendre la mort, avec flegme, sérénité et noblesse. Ce qui est le but de la vie, entre parenthèses.
Enfin ça se passait comme ça jusqu’ici, donc.
Ce week-end, j’ai vu venir un bon gros rhume, en parfaite simultanéité avec ma moitié. Il tombe mal car la semaine s’annonçait chargée : un gros travail à finir, un jour de cours, une conférence, et un voyage à Angoulême. Le rhume s’est avéré plus méchant que prévu, peut-être une grippe. Lundi, j’ai peiné à finir la rédaction de ma conférence prévue deux jours plus tard, et je me suis couché sans trouver le sommeil. Le lendemain, toujours pas endormi, j’ai éteint mon réveil avant qu’il sonne, à 5:00, comme tous les mardis. Je me suis levé, habillé, j’ai avalé mon café et je suis parti au Havre. Peu avant Rouen, un tunnel était inondé par la crue de la Seine, alors le trajet a duré une heure de trop. J’avais mal à la tête et j’ai essayé de prendre un fervex®, mais je n’avais comme gobelet pour préparer la décoction que le sachet de poudre lui-même. J’y ai versé un peu d’eau de ma bouteille, et j’ai vite vérifié qu’il était très difficile de touiller l’intérieur d’un bête sachet de ce genre et plus encore d’en boire le contenu. Je m’en suis un peu mis partout.
En sortant du train, la tête me tournait, je grelottais, je suais, mais j’ai malgré tout réussi à marcher jusqu’à l’école, mécaniquement. Tout le monde m’a trouvé bien malade, et j’ai pu voir ce que ça faisait quand les autres vous disent « ah ben t’approches pas de moi, alors ! ». Normalement c’est moi qui dis ça. Mes yeux me chauffaient et les sons me semblaient assourdis. On m’a dit que je m’exprimais lentement, de manière un peu incohérente et que je ne comprenais pas tout ce qu’on me disait, ce qui n’est pas loin de mon état habituel, finalement, mais cette fois, en pire. J’ai appris que d’autres dans l’école étaient dans le même état que moi et qu’ils n’étaient pas venus : « rentre chez toi ! ». J’ai écrit aux organisatrices de la conférence du lendemain pour leur dire qu’il était possible, considérant mon état, qu’on ne m’y visse pas.
À midi, j’ai juste mangé un peu de riz, sans faim, et puis j’ai fait ce qu’on m’a dit, j’ai repris le train pour Paris, la tête bourdonnante.
J’ai plutôt bien dormi une heure, puis je me suis réveillé avec à nouveau un bon mal de tête, localisé autour de l’œil droit. Même mes cheveux me faisaient mal. J’ai décidé de prendre une aspirine, mais les miennes sont effervescentes, et je n’avais toujours pas de gobelet.
Pas de gobelet ? Qu’à cela ne tienne, je ne manque jamais de papier et encore moins d’idées. J’ai donc déchiré une feuille de mon cahier afin de créer un récipient pour y dissoudre l’aspirine.
Le résultat ressemblait à ça :
Je ne l’ai finalement pas essayé, j’en ai juste fait un dessin parce ce que l’absurdité fonctionnelle de l’objet m’a fait rire. Je n’ai pas non plus tenté de mettre directement le cachet dans ma bouche car j’ai un souvenir médiocre du résultat, ayant tenté pareille manœuvre une fois. Tant pis, pas d’aspirine.
Arrivé Gare Saint-Lazare, je me rue sur la pharmacie de la salle des pas perdus pour acheter des remèdes de charlatan. Des trucs aux plantes. J’aime bien ça, ça a un goût de terre, de thym ou de sapin, ça rappelle les remèdes de sorcières que l’on prépare enfant en mélangeant de l’argile, des herbes de Provence et dieu sait quoi d’autre, et si ça ne soigne pas vraiment, au moins ça n’est pas dangereux. Puisqu’un un rhume ou une grippe ne se guérissent pas, puisqu’il faut juste attendre que ça passe, il faut bien se faire croire qu’on ne fait pas rien.
Le pharmacien a flairé le pigeon enrhumé : « ah, oui, vous avez un rhume… Ah mon pauvre… Alors tenez, donc voilà, vous prenez un cachet toutes les x heures ou x cachets deux fois par jours » (il écrit sur la boite des signes que je n’ai pas pu déchiffrer depuis) « ah vous êtes très pris, donc je vais vous ajouter des gouttes, tenez » (pas le temps de dire oui ou non, il était déjà en train d’écrire sur la boite de gouttes combien de fois je devais inonder mes narines) « oh et puis tiens, j’ajoute ce truc pour alléger la charge virale dans la région des sinus ». Je n’allais pas dire à ce brave homme de remballer ses remèdes de saltimbanque alors qu’il avait écrit des gribouillis illisibles sur chaque boite : ça ne se revend plus, une fois gribouillé, si ? Et puis il avait une blouse blanche et l’air de s’y connaître. Après tout il faut faire des études pour être pharmacien, non ?
Je savais que je me faisais rouler dans la farine, mais mes pensées étaient trop lentes, j’ai juste dit « ah quand même ! » quand le lecteur de carte bancaire m’a appris que je lui devais 44 euros. En sortant, j’essayais de calculer : 44 euros… En francs ça fait… ça fait trois-cent ? Trois cent francs ?
J’imagine le gars se frottant les mains avec satisfaction.
Peu après, dans le train qui me ramenait dans ma banlieue, perdu dans mes pensées, j’ai été réveillé par un son désagréable sorti de ma propre gorge, qui tentait d’imiter la voix de France Gall adolescente chantant Cet air-là.
« Il restera cet air-là-à-à-à-à, à jamais au fond de moi-à-à-à ». J’avais dû chanter fort car tout le wagon m’a regardé.
Arrivé chez moi, je constate que Nathalie est dans un état légèrement pire. Je me suis couché, levé, couché, levé. On a bu des grogs. Nathalie s’est méfiée de mes médicaments de bonimenteur herboriste, échaudée par un vieux dossier de tisane à l’artichaut qu’elle avait détesté. C’est ça le mariage : tu commets une erreur en 1992 et tu la paies encore en 2018 ! J’ai mangé les cachets (et finalement Nathalie aussi) en me rendant compte que, malgré les marques différentes, les deux produits ont la même composition : de l’échinacée, et puis quelques autres trucs que j’ai tous dans mon jardin. Je suis allé sur des sites de pharmacies en ligne, et j’ai constaté que le prix total de ces produits aurait dû être d’environ vingt-cinq euros. Donc si comme moi vous pensez qu’il est anormal qu’un pharmacien surfacture ses produits de vingt euros, vous saurez qu’il faut éviter les produits non-conventionnés chez le pharmacien de la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. Je ne dis pas que c’est un voleur, juste que c’est le genre de commerçant français tel que le monde nous les envie depuis l’Occupation. Il a de la chance que je ne sois pas physionomiste, parce qu’un jour ou l’autre, je ne serai plus enrhumé.
Mes enfants, cruelle progéniture, se sont moqués de leurs pauvres parents emmitouflés grelottants sous leurs polaires. Après dîner, j’ai retrouvé un peu d’énergie, je devais avoir un peu faim, il faut croire, mais pas assez d’énergie pour m’imaginer prendre la parole pendant un colloque.
Aujourd’hui, ça va un peu mieux. J’ai un peu moins mal à la tête. Et j’ai le nez qui coule. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours pensé que c’était bon signe.
Tout ça pour dire que si ces lignes sont les ultimes que j’aurais écrites, si je meurs cette semaine d’une pneumonie, je compte sur vous pour jeter sans les lire tous mes manuscrits de romans inachevés. Comme Franz Kafka l’a demandé à Max Brod, par exemple. Enfin pas par exemple, mais exactement pareil. Hein, vous ferez comme Max Brod. On se comprend bien hein ? Pas de blague !
Ils se trouvent dans c:/jn/litterature/romans.
En fait, si j’ai été prolixe sur ta maladie, c’est que je crois que j’aime bien être malade, de temps en temps. Je m’inscris donc en faux : des gens qui aiment être malades, ça existe ! Bon, il y a des trucs insupportables : l’otite, par exemple. Ça c’est terrible, parce que ça fait vraiment très mal. Mais une bonne crève de temps en temps (bon, ta grippe n’est pas très enviable parce qu’un peu trop sévère, mais l’imprudence fut de croire pouvoir la dominer). La maladie «banale» a comme vertu cet état cotonneux, flottant, où l’on est évidemment bon à rien, mais qui produit un certain nombre de sensations qui ne sont pas désagréables. Ça permet aussi de se faire plaindre un peu (mais c’est mieux de ne pas être malade tous les deux en même temps, c’est certain).
Quand j’étais petit, ma mère s’occupait bien de moi quand j’étais malade. J’avais automatiquement comme prescription bouillon de poule et vermicelle, et deux lectures exceptionnelles et délicieuses, réservées à cette occasion (et qu’on achetait jamais le reste du temps) : Jours de France et Paris Match. Je crois que malade, je suis encore cet enfant, et j’aborde alors ces jours de régression, non seulement tolérée mais même encouragée, avec un certain plaisir, probablement un peu pervers, mais c’est la réalité. Je continue de me prescrire alors du bouillon de poule vermicelle, et je regrette la triste disparition de Jours de France (mais non : je ne demande pas qu’on m’achète Paris Match ; faut pas déconner quand même…)
@Fouc : c’est marrant car nous, on a été des parents indignes, nos trois enfants ont des anecdotes où leurs instits les ont forcés à rentrer chez eux alors que leurs parents les avaient forcés à aller à l’école malgré la fièvre, et on n’a jamais récompensé la maladie, c’est incitatif 🙂
Ah oui, vous êtes durs ! L’évocation de la jouissance de ces maladies d’enfant est bien sûr une reconstruction, longtemps après, mais je pense que ces parenthèses jouaient un rôle, et que c’était bien – et ce n’était pas souvent, pas de « fausses maladies », pas de feintes…
@Fouc non non je dirais pas qu’on était durs, d’ailleurs les trois enfants ont survécu.