Le Dieu miséricordieux

Les malheureux Charb, Tignous et Cabu se sont fait imposer cette semaine une légion d’honneur dont beaucoup pensent qu’ils l’auraient refusée de leur vivant. Ce geste autoritaire de la part de l’État est assez banal : d’innombrables gens morts dans les tranchées où on les avait envoyés contre leur gré, souvent contre leurs convictions personnelles, en sont revenus  médaillés. Il n’en reste pas moins un peu malhonnête de laisser entendre que les journalistes de Charlie Hebdo sont « morts pour la France », comme il est malhonnête, du reste, de décider qu’un français terroriste n’est plus français. Je crois que, parmi les survivants — c’est à dire ceux qui pouvaient refuser ou accepter leur médaille —, seul l’urgentiste Patrick Pelloux (et je n’ai rien à y redire, ce n’est pas une critique) a reçu la décoration qui fait de lui, je le cite, «chevalier de la légion du bonheur d’être en France».

Pour la couverture du numéro anniversaire, Riss, qui, rappelons-le, a pris une balle dans l’épaule le 7 janvier, désigne le dieu monothéiste comme coupable :

assassin_court_toujours

J’apprends que cette image chagrine le président du Conseil français du culte musulman, Anouar Kbibech, qui dit dans Le Parisien :

«Globalement, nous avons besoin de signes d’apaisement, de concorde. Manifestement, cette caricature n’y contribue pas au moment où l’on a besoin de se retrouver côte à côte. Elle vise l’ensemble des croyants des différentes religions. Il faut respecter la liberté d’expression pour les journalistes mais aussi la liberté d’expression des croyants»

J’essaie de comprendre le message de manière un tant soit peu positive, mais ce que je lis en fait, c’est une mise en balance étrange : la liberté d’expression pour les journalistes, d’une part, et la liberté d’expression des croyants d’autre part, comme si ces deux libertés s’excluaient mutuellement. À moins de considérer le meurtre de journalistes comme une liberté d’expression des croyants, il n’y a pas de raisons que ces deux libertés soient incompatibles. Aucun journaliste de Charlie Hebdo n’a jamais réclamé la censure d’un curé ou d’un imam, critiquer les religions ne revient pas à leur interdire de s’exprimer, et la liberté des religions ne dont pas consister à nier la liberté des athées.
Enfin, ne devrait pas, puisque nous savons que dans bien des lieux et des époques il en va autrement. J’espère que le président français du Culte musulman proteste (au moins de manière intérieure — car après tout ce n’est pas spécialement son rôle) lorsque l’Arabie saoudite décapite des gens qui ont renoncé à leur religion.
Soyons honnête, une fugace bouffée de haine m’a envahi lorsque j’ai lu ces mots. Mais c’est vite passé, je me doute que cette personne ne comprend pas à quel point il est inacceptable pour ceux qui aiment la liberté d’imaginer que la paix se fasse au prix de l’interdiction de parler. Et puis je sais aussi que lors d’une interview, on peut être maladroit et mal inspiré, formuler son propos de manière à dire autre chose que ce qu’on voudrait si on avait eu un peu plus de temps pour le faire.
Le monsieur m’a finalement amusé :

«Je ne me reconnais pas dans cette image de Dieu contraire aux valeurs véhiculées par les religions monothéistes. Dieu est pour moi symbole de miséricorde. Un Dieu miséricordieux, c’est un Dieu qui incarne des valeurs de paix, de fraternité»

Bien sûr, le body-count de quelques millénaires d’existence du Dieu miséricordieux contredit un peu son penchant pour la paix et la fraternité, mais ce qui m’amuse le plus dans cette citation, c’est le début de la première phrase : se reconnaître dans une image de Dieu, voilà qui semble assez présomptueux, mais que j’interprète comme l’aveu implicite de ce que ne sont pas les Dieux qui font les hommes, mais les hommes qui font les Dieux. N’est-il pas étrange, au fait, de se demander si un croyant doit souscrire à la vision qu’un athée donne de Dieu ? Il est évident que ce n’est pas de Dieu lui-même que veut parler Riss, mais bien de ceux qui prétendent être son bras armé.
Enfin, espérant peut-être donner le coup de grâce, l’interviewé termine en jugeant le dessin de Riss «médiocre sur le plan artistique». Eh bien voilà, on y arrive : ça c’est de la liberté d’expression ! La liberté d’expression des uns ne consiste pas à obliger les autres à se taire, ce n’est pas d’interdire un dessin, c’est le droit de donner son avis, y compris lorsqu’il porte sur un sujet aussi subjectif que l’appréciation d’un dessin.

6 réflexions au sujet de « Le Dieu miséricordieux »

  1. Je lis des réactions venues de catholiques, comme l’évèque Di Falco :
    « Dire que les religions voulaient la mort du journal, cela ne veut rien dire. C’est quoi les religions? Ce sont des personnes et personne ne réclamait la mort du journal. J’aurais tendance à traiter cet éditorial par l’indifférence ».
    Intéressant, encore : personne ne réclamait la mort du journal ? Vraiment ? Il s’est cogné contre une porte ?
    l’Abbé Amar, du diocèse de Versailles, tente de culpabiliser Riss, qui fait de la peine aux familles :
    « parmi ces morts il y a eu des croyants qui ont été enterrés dans des églises. Les familles des victimes vont être insultées quand ils vont voir cette caricature. Je ne comprends pas, je suis abasourdi ».

  2. Sujet délicat. personnellement je ne trouve pas la couverture bonne. vague resucée des unes anti-curetons d’il y a cent ans. Une image qui n’est qu’un pet dans le bénitier. qui ne peut choquer que balkany et autres gugusses bas du front. A charge aux médias de titrer sur le scandale de cette couverture. Alors qu’en réalité, je pense que 90 % des gens s’en cognent.

    Avec l’après-Charlie, plusieurs choses me gênent. Tout d’abord l’apparition d’un nouveau mouvement , les athées radicaux qui veulent interdire toutes religions au nom de la laïcité. ils prennent une liberté à interpréter la laïcité pour qu’elles servent leurs autorités (toutes ressemblances avec des intégristes qui interprètent des livres (bible coran..) pour asseoir leurs autorités ne sont pas fortuites)
    ces radicaux ont un livre : Charlie hebdo. Il ne faut pas y toucher car c’est un journal qui lutte pour la liberté d’expression. contre toutes les religions.
    à ces personnes, je tente de donner mon humble opinion en expliquant que contrairement à ce qu’on pense. Charlie hebdo a dégagé certains dessinateurs . que la liberté était à géométrie variable. dans 99% des cas on m’insulte ou on me bloque. belle intolérance qui me rappelle celle des intégristes qui défendent l’image de dieu.
    Le soucis avec ce mouvement d’athéisme radical est que l’on retrouve aussi bien le type de gauche que le vieux facho à poils courts. une confusion des genres qui est assez malsaine. Bref tout le monde est paumé et ne connait même pas le principe de la laïcité.

    je suis un laïcard . je respecte toutes les religions , toutes les opinions tant qu’on ne me chie pas dans les bottes. si une religion demande à quelqu’un de se mettre une banane dans l’oreille , cela ne me gène pas du tout. car je ne pense pas qu’il me forcera à en mettre une. je pourrai débattre avec cette personne , lui expliquer que cela peut lui causer des otites mais le débat terminé, je ne le forcerai pas non plus à retirer sa banane avec une loi.

    Il était logique que la couverture de Riss fasse réagir. ce qui me dérange c’est la pauvreté du propos. comme si c’était simplement une histoire de religion. de dieu. alors que finalement c’est beaucoup plus complexe que cela. mais cela convient, comme les images religieuses du moyen-age pour les illettrés .

    Bref dieu, non-dieu, pas-de-dieu, tout cela n’est qu’une bête question humaine. charlie hebdo est sacralisé comme un livre saint. et pour un journal bête et méchant c’est très emmerdant. deux intolérances qui se confrontent sans débattre.
    pour ma part Riss = Anouar Kbibech. il sont aussi cons l’un que l’autre.

    1. @bobig : tu les as vus où, tes athées radicaux qui veulent interdire toutes les religions ? Historiquement, je ne vois que les républiques socialistes à avoir fait ça, jusqu’à 1990. Ensuite, chaque fois que quelqu’un veut interdire une religion, c’est au nom d’une autre. Du reste, c’était un peu le cas avec le socialisme réel.
      Il y a des pays où le refus de la religion mène en prison, voire à la décapitation. Je ne connais pas d’équivalent athée actuel.

      1. De nombreuses fois sur réseaux sociaux, dans libération j’ai lu « La France est un pays laïc où toutes les religions ont le droit d’exister mais doivent se tenir cachées dans le domaine privé »
        autour de moi, chez des proches laïcité signifie cacher les signes religieux. des hommes politiques (socialistes) qui considèrent Latifa Ibn Ziaten (mère d’une victime de merah) non française car portant le voile…dans son edito Riss est très intéressant en parlant d’îlot laïc comme un peuple en résistance, un village gaulois.claude bartolone qui dit que la laïcité est la religion suprême (hallucinant cette phrase)…penser à faire des lois contre le voile, voir la femme de bartolone manifester à côté de riposte laïque…etc… lire les commentaires des anti clericaux est passionnant ( des dingues)
        comme pour les intégristes , ce n’est pas une majorité mais le discours est là, de plus en plus présent.
        dernier truc en date sur la déchéance de la nationalité elisabeth guigou qui pense que cela peut blesser les musulmans (musulman devient une nationalité)..

        en fait ce qui me tue, c’est que l’on concentre toute notre énergie à des foutaises alors que l’on ne donne pas de moyens aux villes, à la culture, à l’éducation…qu’on ne concentre pas nos forces pour résoudre la crise et que l’on se prend la tête sur un personnage imaginaire ou non pour certains. bref toute cette histoire est un joli paravent pour cacher l’impuissance des politiques à régler cette crise.

        1. @bobig : il y a des gens qui brandissent le mot laïcité pour dire non pas que les religions doivent se cacher, mais qu’ils veulent voir les musulmans, ou plutôt les français d’origine maghrébine, raser les murs. C’est un contre-sens malhonnête. Reste que je pense qu’on peut tous se féliciter de vivre dans un des rares pays où la religion n’a pas de prérogatives sur l’État, où on ne doit pas jurer sur la Bible, où il n’y a pas de religion officielle, etc.
          Il y a un fossé entre « refuser le pouvoir temporel de la religion » et « interdire les religions ».

          1. tout à fait d’accord.

            mais la sacralisation de charlie hebdo comme étendard des athées m’effraie (voir caroline fourest) . et je vois ces attitudes comme un danger aussi grand contre la laïcité que les religions peuvent ou ont pu l’être. donc méfiance.

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