La vérité ne se révèle qu’à l’épreuve de l’acide

Une jolie réflexion de Romain Gary sur la valeur de l’irrespect :

François Bondy : Tu ne peux tout de même pas refuser tout choix politique ?

Romain Gary : La vérité politique est faite de moments, de rencontres avec la vérité historique, c’est une ligne qui court en zigzags et en oscillations à travers tous les partis, et je me force de suivre cette ligne et les partis qu’elle traverse momentanément. Mais il y a autre chose. La seule obligation sacrée que j’attribue à l’art ou à la littérature, c’est la recherche des vraies valeurs. Je crois qu’il n’y a rien de plus important pour un écrivain, dans la mesure où il se soucie de la vérité. Or seuls le manque de respect, l’ironie, la moquerie, la provocation même, peuvent mettre les valeurs à l’épreuve, les décrasser, et dégager celles qui méritent d’être respectées. Une telle attitude — et c’est peut-être ce qu’il y a de plus admirable dans l’histoire de la littérature — est pour moi incompatible avec toute adhésion politique à part entière. La vraie valeur n’a jamais rien à craindre de ces mises à l’épreuve par le sarcasme et la parodie, par le défi et par l’acide, et toute personnalité qui a de la stature et de l’authenticité sort indemne de ces agressions. La vraie morale n’a rien à redouter de la pornographie — pas plus que les hommes politiques, qui ne sont pas des faux-monnayeurs, de Charlie Hebdo, du Canard enchaîné, de Daumier ou de Jean Yanne. Bien au contraire : s’ils sont vrais, cette mise à l’épreuve par l’acide leur est toujours favorable. La dignité n’est pas quelque chose qui interdit l’irrespect : elle a au contraire besoin de cet acide pour révéler son authenticité.

Dans : La nuit sera calme (1974), entretien fictif entre Romain Gary et son ami François Bondy. C’est en fait Romain Gary qui fait les questions et les réponses.

Entre un et quatre millions de pigeons

Mahmoud Abbas a défilé avec des juifs.
Benyamin Netanyahu a défilé avec des arabes.
Recep Tayyip Erdoğan a défilé avec des kurdes1.
Et François Hollande a carrément défilé avec des gens de gauche !
C’est beau, quelque part.
François Hollande, le président « Free hug », a même défilé avec un pigeon, qui a fienté sur la manche de sa veste, provoquant une hilarité bienvenue parmi les proches des dessinateurs morts2. Tout ça était en vérité sympathique, et voir tant de gens si différents bourrer les trains dès ma gare de banlieue pour une manifestation sans mot d’ordre et sans revendication autre que de la peine et un engagement fraternel, j’ai trouvé ça assez réconfortant. Un bon moment, où je n’ai pas entendu de Marseillaises entonnées, pas vu de Corans brûlés, pas vu quiconque reprocher à un autre son origine, sa religion, ses vues politiques. Pas de fraternité hystérique, au contraire, il me semble que tout le monde était bien conscient des différences, et conscient aussi que dès demain, les interprétations sur ce qui va suivre différeront.

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Tous sardines, d’accord !…

La France ne serait pas la France si plein de grincheux n’étaient pas restés chez eux, comme mon fils-le-rouge qui m’a expliqué qu’on était instrumentalisés etc. De fait, nous allons devoir être vigilants et nous assurer qu’il n’y avait bien qu’un seul pigeon dans les manifestations, et pas quatre millions.

En effet, et c’était prévisible, les hostilités démarrent, avec notre premier ministre qui promet « une réponse exceptionnelle ». « Exceptionnel » pourrait signifier « qui sort de l’ordinaire », mais le mot est malheureusement à comprendre comme « d’une ampleur exceptionnelle ». Car il n’annonce rien de neuf : il veut surveiller plus, et punir plus — donc réduire les libertés au nom des libertés ; il veut que les jihadistes emprisonnés soient plus isolés ; il veut que les enfants qui ont la foi en Dieudonné et l’expriment en disant qu’on les empêche de s’exprimer soient plus punis ; et quant à l’éducation, les propositions ne sont pas claires3 mais j’imagine qu’il ne sera pas question de donner un peu plus de moyens aux enseignants pour empêcher que des jeunes gens qui ont passé une partie considérable de leur existence assis sur une chaise d’école n’en viennent à assassiner. J’imagine, connaissant l’éducation nationale, qu’on imposera dans les emplois du temps annuels quelques heures consacrées au catéchisme civique. J’imagine, connaissant l’école, qu’il sera juste question que l’on exclue deux jours ceux qui font exprès de tousser pendant les minutes de silence républicaines, pas de comprendre pourquoi ils les ressentent comme une injonction à prendre le parti de l’ennemi.
Enfin, il ne parle pas de l’ingérence française dans différents pays d’Afrique ou en Syrie, notamment, qui, justifiée humanitairement (je préfère les Kurdes à Daesh, personnellement) ou non, me semble nettement liée à ce qui vient de se passer, ne serait-ce que parce que les assassins de Cabu et des autres se voyaient en vengeurs d’un monde musulman humilié et opprimé par les pays occidentaux.

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…mais tous pigeons, non !

Comme l’ont écrit Xavier de la Porte et Rémi Noyon dans un article sur Rue89, il n’est pas si bête de comparer l’attentat contre Charlie avec ceux du 11 septembre 2001 sur un point : la probable dérive sécuritaire qui va suivre, et que chacun doit surveiller avec attention.
J’étais à la manifestation, oui, et ce n’est pas le genre de réponse que j’attends. J’ai défilé pour Cabu, pour Wolinski, pour Charb, pour la liberté non seulement d’avoir des idées mais aussi la liberté de ne pas en avoir, la liberté d’être idiot (car ils savaient l’être), enfin beaucoup de libertés, et certainement pas le contraire.

  1. J’ai vu de nombreux panneaux disant « Je suis kurde », dans la manifestation. []
  2. Mon hypothèse à ce sujet, car je sais que les vœux exaucés magiquement ont toujours une contrepartie, c’est que le sorcier qui a permis à Hollande de devenir président malgré son charisme particulier et le fait que même les gens de son parti ne l’aiment pas, a posé une condition :
    « pendant cinq ans il te pleuvra dessus. de la pluie, des ennuis, ou bien… »
    « ou bien quoi, mage, finissez votre phrase ! »
    « euh, non, vous verrez bien » . []
  3. Je le cite : « Chacun doit prendre ses responsabilités (…) au premier rang (…) l’école, l’école laïque ». []

Je ne me fais pas récupérer

Nous ne marcherons pas derrière les politiques, ce sont eux qui se trouveront dans la même manifestation, et quelle que soit la camelote idéologique qu’ils croient pouvoir vendre à l’occasion (unité nationale pour le président ; « lutte contre le terrorisme » pour les présidents des pays autoritaires ; « liberté d’expression » pour ceux qui comptent dessus pour prendre le pouvoir et nous l’enlever ; promotion de la peine de mort pour Le Pen ou d’autres ; se refaire une virginité démocratique,…), ce sont eux qui sont ridicules, ce sont eux qui ont besoin de nous.

Joe Heller
À gauche, Joe Heller décline le thème déjà passablement idiot (une fois ça va !) du « crayon comme arme » d’une manière involontairement glaçante, puisqu’il l’assimile au drone, le drone qui est le symbole même de la condescendance et de l’inhumanité dont font preuve les États-Unis, notamment, dans leur gestion du Moyen-Orient.
À droite, visionnaire, Reiser imaginait en 1972, dans Charlie Hebdo, une console pour piloter des robots tueurs que les américains auraient dans leur salon et qui leur permettrait d’assassiner à distance avant l’heure du repas…

Je ne défilerai derrière personne, derrière aucun slogan, c’est une marche de deuil, j’y vais parce que je suis triste, parce que ce qui s’est passé est important.

Jeunesse quenelleuse

J’apprends que le ministère de l’intérieur recense les tweets qui se réjouissent du massacre dans les locaux de Charlie Hebdo, avec pour projet d’engager des poursuites judiciaires qui pourront coûter cher à leurs auteurs : jusqu’à sept ans de prison. Je suis allé voir des tweets de ce genre, des tweets qui considèrent douze assassinats comme une réponse équitable à des dessins1.
Je ne sais pas si j’aurais dû chercher à les lire, ils me donnent la nausée par leur nombre et par la décontraction de leurs auteurs à deviser de vies humaines brutalement interrompues, entre des considérations sur un match de football, sur leurs vies de lycéens ou sur la pizza qu’ils projettent d’acheter.

Voilà un aperçu, qui, j’imagine, ne tombe pas sous le coup de la loi (on en trouve de franchement plus dérangeants, en tout cas), mais pour lequel je préfère tout de même masquer les visages et les noms :

Quelques autres tweets du même : « Demain je vais faire expres doublier mon.sac de cours » – « Même riche je resterai le même , fasciné par Arafat Malcolm X et Ben Laden » – « lavenir est inquietant donc des quenelle j’en propage » – « Au poste dis pas un mot si tu t’en sors c’est que tu opère mal » – « Allah a pas besoin de nous , c’est nous qui avons besoin de lui » – « dormez bien sous la protection d’allah ».

On peut aussi très aisément trouver aussi toutes sortes de théories complotistes, nées dès les premières minutes de la tragédie.
Le plus intéressant dans ces théories n’est pas tant qu’elles soient absurdes2, c’est que ceux qui les relaient semblent s’y raccrocher y compris lorsqu’elles sont résolument incompatibles. J’ai vu par exemple une personne qui était à la fois satisfaite de voir sa religion vengée dans le sang, mais qui considère que le policier abattu sur la vidéo ne l’a pas été (les assassins avaient des balles à blanc ? Des armes en plastique ?), qui est « troublé » par le changement de couleur des rétroviseurs de la voiture d’une image sur l’autre, trouve l’histoire de la carte d’identité un peu grosse, accuse les journalistes d’avoir été prévenus avant, et enfin considère que les meurtriers, qu’il appelle ses « frères », ne sont pas réellement morts. Si l’on croit à tout ça en même temps, on ne peut comprendre les motivations d’aucun acteur de la tragédie. Tout le monde n’aime pas la logique.

Si tous ces tweets mettent mal à l’aise, il ne faut à mon avis pas pour autant les punir (sauf appel au meurtre bien entendu) et encore moins les censurer, il faut avant tout les lire, pour essayer de comprendre la psychologie et le système de références de leurs auteurs. On ne guérit pas la rougeole en cognant sur chaque bouton avec un marteau, ni en les cachant. Les idées qu’expriment ces tweets ne vont pas disparaître juste parce que nous tournons la tête ailleurs. Il faut comprendre ce qui a déraillé, comprendre pourquoi, dans un pays réputé prospère, bénéficiant d’un système éducatif théoriquement partagé, des adolescents ou de jeunes adultes se sentent à ce point frustrés, humiliés, victimes d’injustice, qu’ils sont prêts à se réjouir du meurtre d’une poignée d’auteurs de dessins de presse.

  1. Voir aussi les témoignages de profs de collège et de lycée, dont beaucoup d’élèves ont mal réagi à la « minute de silence » imposée, faisant des commentaires relativisants ou même approbateurs. []
  2. Mon « information » complotiste favorite restera une photo montrant François Hollande faisant un selfie sur les lieux de la tragédie, le sourire aux lèvres… Montage, évidemment. []

Êtes-vous Charlie ?

J’ai besoin de savoir : êtes-vous Charlie ? Je ne vous tend pas un piège, je ne vais pas vous dénoncer à la préfecture si vous ne dites pas « Je suis Charlie », ne vous inquiétez pas, je suis pas le genre. Mais en ce moment, vous comprendrez que je doive prendre un peu mes distances avec les gens qui ne sont pas Charlie. Franchement je suis de votre côté, j’en pense pas moins, moi aussi je ne suis pas complètement sûr d’être Charlie, mais faut être prudent, ne pas être Charlie, par les temps qui courent, c’est un coup à avoir des embêtements, à être mal vu par ses collègues, à perdre son emploi, à retrouver son chat empoisonné, ses pneus crevés ou son paillasson couvert d’excréments.

jesuischarlieteeshirt

Déjà, hier, dans la rue, je croisais des gens au regard mauvais en me disant : « pourvu qu’ils ne croient pas que je ne suis pas Charlie ! ».
Il faut absolument que j’achète le tee-shirt, ou au moins le brassard, mais il paraît que c’est en rupture partout !