Profitez-en, après celui là c'est fini

La méfiance généralisée

mai 5th, 2015 Posted in Parano

Hier soir, j’étais aux Invalides pour protester contre le projet de loi sur le renseignement qui s’est voté aujourd’hui. Une caméra de LCI m’a alpagué pour m’interroger sur le sujet, et je me suis prêté au jeu même si je n’avais que peu de choses à dire. Car je dois l’admettre, j’ignore le détail de cette loi fourre-tout, je sais juste que voter une loi sécuritaire « en urgence » est toujours une mauvaise idée, et que lorsque toutes les personnes informées1 pointent des dérives probables en termes de libertés publiques, il semble fou de ne pas se sentir concerné.

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Ce qui me fâche le plus dans ce projet de loi, ce n’est pas tant qu’il soit dangereux, c’est qu’il ne soit pas amené dans le débat public. Car si de nombreux titres de la presse papier et en ligne se passionnent à son sujet et ont parfois même pris une position forte à son sujet, il me semble que ce n’est le cas d’aucune chaîne de télévision (aux heures où il y a des gens pour regarder, en tout cas), et je ne suis pas certain que les émissions radiophoniques les plus suivies se soient non plus sérieusement emparées du sujet — comparons, par exemple, aux débats de la loi sur le mariage pour tous, que l’on nous a servis jusqu’à l’écœurement. Si les émissions les plus populaires des médias de flux ont tendance à aller vers les sujets que le public réclame (et donc connaît), la vrai raison de la discrétion du débat public me semble surtout résider dans la morgue des ministres ou des élus qui défendent la loi, lesquels refusent tout simplement de s’expliquer sur les détails du texte, s’en tenant à commenter les intentions affichées.

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Ne réfléchissez pas, ayez peur, nous dit le président des Socialistes au Sénat d’un ton offusqué, se gardant bien d’expliquer le rapport entre le projet de loi et le fait qu’un homme projetant un attentat ait été arrêté après s’être tiré lui-même deux balles dans la jambe en tentant de voler une voiture.

Ils veulent bien parler des menaces terroristes, ça oui, mais ils seraient bien incapables de donner une définition du concept d’algorithme, sur lequel ils légifèrent pourtant sans appréhension2. Ils veulent bien parler d’attentats, mais n’expliquent pas en quoi la solution proposée serait bonne, ne se demandent pas s’il y a des effets secondaires incontrôlables à en attendre, ni si certaines dispositions sont si vagues que le résultat ne pourra être qu’arbitraire. Je n’ai pas lu ou entendu beaucoup de réponses politiques aux questions embarrassantes : est-ce qu’un employé de groupe pharmaceutique français qui signalera les dangers d’une molécule brevetée par son employeur sera assimilé à un terroriste ? Est-ce qu’on aura le droit, à l’avenir, de critiquer Total, Areva, Dassault ? Est-ce que la confidentialité des sources des journalistes est un principe caduc ? Est-ce que les jeunes gens qui campent dans les « zones à défendre » portent atteinte à la République ? Est-ce que pointer du doigt une mauvaise gestion ou un cas de corruption fera mériter d’être mis sur écoute ? Est-ce que le travail des services de renseignement n’est pas complexifié par la prudence dont les criminels devront faire preuve dans leurs échanges ? Que valent les garanties proposées contre les abus si les instances de contrôle ne sont que consultatives, si la justice en est dépossédée au profit des administrations3, et si la protection des « lanceurs d’alerte » est encadrée par l’État lui-même ?4 Et plus généralement, est-ce que l’on pourra exercer sa citoyenneté hors de règles de fonctionnement figées et sans doute créées sur mesure et à leur profit par la classe politique et par la poignée de grosses entreprises qui la financent ? Est-ce qu’on peut croire à la réalité d’un pays où l’unique sujet qui rassemble la classe politique dans sa quasi intégralité est sa méfiance envers les simples citoyens ? Si les députés ne font plus semblant de croire que nous croyons qu’ils nous représentent, ils ne sont plus tenus par les apparences. La République peut-elle survivre à la mort du simulacre de son existence ? Des personnalités telles que Christiane Taubira ou Benoît Hamon, qui incarnaient chacun à sa manière une forme de dignité et de probité, survivront-ils aux termes ridicules5 dans lesquels ils ont abandonné leurs propres convictions ?

438

86 voix contre, 438 pour. Je ne me sens pas vraiment peiné, car à vrai dire je n’avais aucun doute sur le résultat. Cette loi s’inscrit dans une longue série de dispositifs du même genre, et j’ai peur que ça ne soit pas terminé.

Admettons-le tout de même, nos baltringues de députés ne sont pas si déconnectés de l’opinion que que cela : dans sa large majorité, le public soutient le texte. Enfin il soutient ce qu’ils sait du texte, c’est à dire pas grand chose puisqu’on lui en a très peu parlé pendant la durée du débat. Comme des papillons attirés par la lumière d’une lampe halogène, nous réclamons toujours plus de sécurité, alors même que l’unique chose garantie par la surveillance et le contrôle est l’altération de nos libertés.

  1. Le projet de loi rassemble contre lui les sociétés et associations liées à Internet, mais aussi des syndicats de juges, d’avocats, de policiers et de journalistes ; des organisations non gouvernementales telles qu’Amnesty International, Reporters sans frontières ou la ligue des droites de l’homme ; des organismes de l’État comme la Commission informatique et libertés ou le Conseil national du numérique ; des personnalités qui vont de Mathieu Brunel, proche du « comité invisible », à Laurence Parisot, ancienne présidente du Médef,… []
  2. La loi porte en grande partie sur le traitement informatique automatisé des données. Comme souvent, on croit que les machines sont neutres et objectives, alors qu’elles sont tout le contraire, elles sont créés pour exécuter un dessein, sont mues par des intentions précises, ce que masque bien l’opacité de leur fonctionnement. Je renvoie le lecteur à mon article Machines Hostiles, paru dans Le Monde diplomatique il y a quelques années. []
  3. La loi punira les « atteintes à la forme républicaine des institutions », mais n’est-ce pas précisément ce dont elle se rend coupable, en confisquant des prérogatives de contrôle aux juges et en étendant le pouvoir du premier ministre ? []
  4. Sans qualifier l’État de mafia, c’est un peu comme si la Cosa Nostra était chargée du programme de protection des témoins. []
  5. Christiane Taubira a dit, en privé, que le projet de loi était aux antipodes de ses idées ; Benoît Hamon a expliqué qu’il était très préoccupé par les dérives possibles du texte mais qu’il le voterait quand même. []
  1. 3 Responses to “La méfiance généralisée”

  2. By Neovov on Mai 6, 2015

    En même temps, attendre de la télévision ou de la radio une explication correcte sur quelque chose qui peut nuire à un concurrent historique qu’ils n’ont jamais aimé et compris c’est un peu une utopie.

  3. By Jean-no on Mai 6, 2015

    @Neovov : mais ça peut leur nuire à eux aussi !

  4. By moriel on Mai 6, 2015

    « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux. »
    Benjamin Franklin

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