Un jour un essayiste spécialisé dans les implications philosophiques, anthropologiques et politiques des technologies m’écrit : il veut absolument que je lise son livre. Il bénéficie d’une certaine renommée et je me sens flatté, même si j’avais déjà acheté un ou deux de ses livres, qui collent vraiment à mes préoccupations (surveillance, vie numérique, etc.), mais qu’il serait difficile de dire qu’ils m’ont laissé un grand souvenir. J’avais trouvé ces ouvrages un peu vides et répétitifs, comme si l’auteur avait lu trois articles de presse (francophone) sur son sujet et avait brodé ensuite jusqu’à produire cent-cinquante ou deux cent pages plus ou moins technocatastrophistes et assez peu factuelles (sauf ces quelques éléments que je suppose inspirés par une poignée d’articles de presse). J’ai toujours soupçonné un petit déficit de maîtrise du propos technologique, mais heureusement que les techniciens ne sont pas seuls autorisés à parler de technique. L’auteur est philosophe, poète, on ne peut pas être spécialiste de tout, et du reste, l’ignorance a ses vertus, car on n’est jamais ignorant de tout et le profane peut avoir des intuitions que le spécialiste n’est plus capable d’avoir. Je suis presque certain d’avoir lu deux ou trois choses intéressantes dans les livres de cet essayiste, mais je serais bien incapable de dire quoi et, à dire vrai, je garde de la lecture de ses essais le sentiment d’une perte de temps. Sans doute la plus grande qualité de son œuvre est-elle d’exister, de faire parler — les nouvelles technologies n’intéressent pas autant les philosophes qu’elles le devraient, sans doute —, et d’être conçue pour être lue en diagonale puisque l’essence de chacun de ses ouvrages peut être avantageusement résumé dans un dossier de presse, une prière d’insérer, voire la quatrième de couverture.
J’ai toujours supposé qu’il existait un plan sur lequel cette œuvre est utile, puisqu’on en parle, puisque chaque livre récent du bonhomme passe pour une sorte d’événement, et s’accompagne de pléthore d’interviews dans lesquelles l’auteur est interrogé en qualité de Cassandre des big datas, des algorithmes, des start-ups et que sais-je encore. Les articles sont accompagnés de photos de type « écrivain », option poses affectées et air inspiré. C’est toujours un peu comique, mais ceux qui ont posé pour un photographe de magazine savent qu’après une heure de pose, épuisé, on se laisse saisir par le cliché malheureux qui nous ridiculise, et qui est évidemment celui que sélectionne le photographe. Il ne faut donc pas juger le sujet à la photographie qu’on a faite de lui. Mais celui-ci a vraiment dû avoir la malchance de ne tomber que sur des photographes qui voulaient le faire passer pour un pédant romantique éthéré tête-à-claques.
J’avais un a-priori positif pour une raison encore : une amie et collègue de haut niveau intellectuel le fréquente et il me semblait me rappeler qu’elle m’avait dit qu’elle l’appréciait. Et puis il avait participé à une émission de radio avec un autre essayiste que, pour le coup, j’apprécie sans réserves. Les psychologues appellent ça « biais d’association » : on croit qu’un truc est bien parce qu’il est placé à côté d’un truc bien1.
Bref, malgré mes réserves personnelles quant à l’intérêt véritable des livres de cet auteur et bien que n’y ayant pas trouvé grande chose d’utile pour moi-même, j’étais flatté qu’il tienne tant à m’envoyer son livre.
Je reçois le livre, je le trouve un peu creux mais j’en tire tout de même un article, où je parle d’ailleurs essentiellement d’un vieux livre de science-fiction que m’a évoqué cette lecture. L’auteur ne me parle pas du tout de mon article, il s’en fiche bien, je comprends vite qu’il n’est pas du tout lecteur de mon blog (comme 99,99985%2 des humains). En fait, ce qui le rendait si empressé de m’avoir comme lecteur, c’était qu’il avait remarqué que j’avais publié dans le Monde Diplomatique une article de quelques lignes sur un livre proche de ses sujets et qui est souvent mis en rapport (donc en concurrence) avec les siens. C’est ce que j’ai compris lorsque, quelques jours après m’avoir fait envoyer son livre, l’auteur m’a écrit pour me demander si je pouvais écrire un article à propos de son livre dans le célèbre mensuel international.
Je lui ai répondu que, ma foi, je n’étais pas journaliste au Monde Diplomatique, que ce journal m’avait sollicité pour un long article3 et puis pour une simple review d’un livre qui m’avait plu et que j’avais recommandé sur Twitter et ailleurs. Il a insisté, m’a demandé si je ne pouvais pas réclamer à la rédaction de publier cet article encore virtuel. Comme je suis assez accommodant de nature, je me suis exécuté et j’ai timidement demandé à mon contact au Monde Diplo si le sujet intéresserait sa rédaction. Sa réponse a été un « je me renseigne et je te dis » pour le moins évasif, qui ne semblait pas animé par une puissante volonté d’accéder à la demande. J’ai donc répondu à mon philosophe que j’avais transmis la suggestion et que la question ne relevait désormais plus de ma compétence.
Il m’a répondu d’un « ok! » laconique.
Et dès le lendemain, il m’a réécrit pour me demander où en était l’affaire, et pour me rappeler de m’en occuper et de bien insister. Il fallait que je n’oublie pas4.
Et le surlendemain. Et le sur-surlendemain. Les messages se sont peu à peu espacés mais le gag a duré des semaines, jusqu’à ce qu’il finisse par se lasser et se désintéresser du mauvais investissement que je constituais dans son plan de communication.
À présent, quand je vois des critiques de ses livres, des interviews, je rigole intérieurement en imaginant qu’elles ont été obtenues aux forceps, à coup de harcèlement de journalistes trop gentils. « Il fait ça tout le temps ! », m’a dit une amie critique. Depuis, j’ai appris que mon amie en commun ne pouvait pas le voir en peinture, que cet autre ami qui avait participé à des échanges publics avec l’essayiste en avait gardé le souvenir d’une compétence plutôt fragile sur ses sujets et d’une absence d’échange, ce qu’avait confirmé une conversation tenue sur son mur Facebook où, après avoir été contredit amicalement par un autre ami (encore un autre ami, j’ai énormément d’amis), le philosophe était sorti de ses gonds et avait supprimé toute la discussion5. Un grand sensible.
- On le contraire : on peut donner à quelqu’un une aura suspecte en montrant une photographie où il pose à côté de quelqu’un de détestable. [↩]
- Estimation basée sur l’estimation peut-être optimiste qu’une dizaine de milliers de personnes ont lu plus d’un article sur un de mes blogs. [↩]
- L’article en question est Machines Hostiles, publié en juillet 2010. J’en suis très fier car il a eu quelques effets, il est arrivé plusieurs fois que des gens me le racontent en ignorant que j’en étais l’auteur. [↩]
- Je ne sais pas pourquoi, cette attitude m’a rappelé une de mes histoires drôles préférées : visitant un asile de fous, un homme entre en grande conversation avec un désespéré qui le convainc qu’il a été interné par erreur et ne parvient pas à faire valoir aux médecins sa parfaite santé d’esprit. Le visiteur, impressionné par la rencontre avec un homme qui ne lui semble pas plus fou que lui, promet, une fois à l’extérieur, d’intercéder en sa faveur. Alors qu’il s’en va, il reçoit une brique sur la tête, violemment envoyée par derrière. Étourdi, hébété, il se retourne et voit au loin l’homme interné qui lui sourit en lui criant : « vous ne m’oubliez pas, hein ! ». [↩]
- Je viens récemment de constater que le philosophe-poète m’avait ôté de ses contacts Facebook. Cela fait des années que je ne l’y voyais plus et je supposais qu’il avait quitté ce service (qu’il dénonce dans son livre), mais en fait, non, il m’avait juste banni. Cela m’empêche de retrouver les échanges que j’ai eus avec lui, qui se sont tenus sur la messagerie privée de Facebook. [↩]