Badiou study

Alain Badiou est une énigme, pour moi : je l’ai déjà entendu dire des choses très intelligentes — il appartient sans aucun doute au dessus du panier des philosophes radiophoniques —, et sa voix agit de manière presque hypnotique sur moi, elle me rend le bonhomme immédiatement plaisant, sans doute parce que cette voix ressemble énormément celle que l’acteur Roger Carel donnait aux vieux sages dans les dessins animés des années 1970, mon enfance, une voix à la fois sérieuse et un peu comique1. J’imagine que c’est cette voix plaisante qui vaut à Badiou d’être invité si régulièrement dans des studios des grandes radios publiques. Chez les humains, la voix est un puissant outil de « hacking » du sens commun, un peu comme le « oisillon porn » du coucou, dont le bec rouge disproportionné paralyse le bon sens des passereaux dont il a investi le nid, lesquels sont irrésistiblement amenés à favoriser cet intrus et à négliger leur propre progéniture. Ils sont « hackés », leur cerveau a été piraté. Ce n’est pas pour rien que certaines personnes font leur carrière à la radio, et que d’autres y sont insupportables. Ce n’est pas ce qu’elles disent, qui compte, c’est leur voix : timbre, intonations, débit2.

Alain Badiou invité par Ali Baddou. À l'oreille, c'est rigolo, c'est sûr.

Alain Badiou invité par Ali Badou. À l’oreille, c’est rigolo, c’est sûr.

Bref, puisque j’aime bien sa voix et qu’il dit parfois des choses intelligentes, je pourrais avoir un bon a priori sur Alain Badiou, mais un jour, ou plutôt une nuit, pendant l’émission Ce soir ou jamais, j’ai entendu cet ancien dirigeant du maoïsme français dire de manière très claire que la France sous François Hollande était plus une dictature que la Révolution Culturelle chinoise (qu’il a vécue en pantoufles en France). Le raisonnement lui-même se tenait presque, il était question du caractère non-démocratique de notre système censément démocratique, et de la manière dont ce système sait donner l’illusion de liberté de choix. C’est une chose dont on peut effectivement discuter, mais voilà, la comparaison est tellement odieuse que la discussion ne tient plus, car on ne parle pas d’idées qui flottent dans les nuages de l’abstraction, dans le cloud philosophique, on compare ici deux expériences pratiques du pouvoir, dont l’une est infiniment plus cruelle et traumatisante que l’autre. Il parait qu’il regrette désormais d’avoir défendu Pol Pot, c’est toujours ça de pris3, mais ne regrette rien d’autre de son engagement passé et continue de voir dans la République de Platon la description d’un système politique vraiment libre, là où d’autres voient la promotion (s’il fallait en faire un programme de gouvernement) d’un système dystopique assez odieux, puisqu’il n’y a pas besoin d’avoir lu beaucoup de science fiction4 pour savoir qu’un système utopique construit autour d’une idée philosophique un peu raide de ce qui est beau et bon et bien, et de ce qu’est la vérité, ne peut que broyer toute idée nouvelle autant que toute personne qui ne correspond pas au canon de ce qu’il convient d’être ou de penser.

La Révolution culturelle dans Vivre ! (1994), de Zhang Yimou.

La Révolution culturelle dans Vivre ! (1994), de Zhang Yimou. L’accouchement se passe mal, mais il n’y a plus de médecins. Jugés réactionnaires, ceux-ci ont été remplacés par des infirmières.

Ce matin, Alain Badiou m’a fait rire franchement en parlant de Pokémon Go, qu’il qualifie de « corruption de la corruption », se plaignant pèle-mêle de la fascination des jeunes pour les images, et du fait qu’ils sont « constamment casqués, non pour affronter la police mais pour écouter des bêtises »5, Il est retourné à la République, en évoquant le Mythe de la caverne et en expliquant que « platon avait déjà prévu ça » : les jeunes se laissent abuser par « le traquenard du visible, de l’invisible, finalement le traquenard de l’image ».
La semaine passée, Michel Onfray s’indignait des adultes en trottinette, et donc, Badiou réplique en expliquant que Platon aurait désapprouvé Pokémon Go.
Je dois admettre humblement que je serais bien incapable d’évaluer le travail philosophique d’Alain Badiou, pas plus que celui de Michel Onfray, du reste, car je n’ai pas lu ces deux auteurs, et pire, je n’ai jamais rien compris à la philosophie6.
Il est à la fois drôle et pathétique de voir quelqu’un d’intelligent tomber dans « les jeunes c’était mieux quand j’étais jeune », mais c’est aussi glaçant, venu de quelqu’un qui soutient encore aujourd’hui la Révolution culturelle, cette époque où les jeunes, au lieu d’écouter « des bêtises » dans leurs casques et d’être abusés par les images, ont assassiné à tour de bras pour le compte du président Mao dans une partie de Pokémon Go pas du tout virtuelle où les créatures à attraper étaient les intellectuels, les universitaires, les médecins, les artistes,… Une révolution de jeunes (les gardes rouges étaient souvent collégiens) manipulés par un dirigeant qui s’est servi d’eux pour reprendre le pouvoir.

On libère finalement un médecin.

On libère finalement un médecin.

Peut-être par manque de recul philosophique, je dois dire que je suis assez intimement persuadé que Pokémon Go est une mode plus sympathique que la Révolution culturelle7.

  1. La voix de « Maestro » dans Il était une fois… l’Homme, par exemple. []
  2. D’autres personnes sont douées pour se faire apprécier dans d’autres contextes : la discussion autour d’un café ou d’un apéritif, les réunions en petit comité, les cours magistraux, les réunions en grand comité, la télévision, Youtube,… car la voix n’est pas tout, et nous avons d’autres moyens de séduire : l’apparence physique, les mimiques, le langage corporel, l’interaction corporelle, mais peut-être aussi des éléments artificiels tels que les conventions vestimentaires, ou d’autres encore plus « animaux », tels que les phéromones et autres éléments olfactifs que nous émettons. []
  3. Message personnel : je te vois venir, Dominique, tu compares l’aveuglement des intellectuels des années 1970 face aux crimes des régimes communistes à celui des intellectuels présents face à l’Islamisme. Mais une femme qui porte le hijab n’est pas plus comparable à Ben Laden qu’une personne qui avait la tête du Che dans sa chambre en 1975 n’était un soutien de Pol Pot. De plus, pour te rassurer, n’oublie pas que le soutien des intellectuels français à Staline, Mao ou Pol Pot, n’a pas eu grand effet politique et encore moins géopolitique, du moins au delà du badinage. []
  4. La dystopie est un genre à part en science-fiction : les auteurs des livres les plus considérables du genre sont souvent publiés ailleurs que dans le rayon SF : Jack London, Aldous Huxley, Karin Boye ou encore George Orwell. Pour cette raison ou alors parce que le thème intéresse d’autres publics, les œuvres dystopiques sont souvent celles qui touchent un lectorat généraliste, et sont étudiés à l’école.
    La dystopie n’est pas typique de la science fiction pour une raison philosophique : alors que la dystopie présente un monde sans espoir, dont le but est la perfection (et donc le refus de toute dissidence, la « fin de l’histoire », comme disait l’autre), les autres formes de science-fiction partent du principe que le futur est ouvert et surprenant. []
  5. Là j’imagine la tête que fait la personne qui tombe sur cette pensée alors qu’il est lui-même en train d’écouter le podcast de cette émission dans le métro. []
  6. La philosophie est une science qui m’échappe presque totalement, je ne l’ai pas étudié (n’ayant pas fréquenté le lycée général), j’en ai lu pas mal, mais souvent avec la pénible impression de perdre du temps, car je ne vois pas à quoi me servent des descriptions du monde qui ont depuis longtemps été rendues nulles par l’observation et l’expérience. J’admire les historiens des idées, il font un métier que je serais incapable de faire, car si je m’intéresse au point de vue d’autrui, je ne peux pas prendre au sérieux des idées auxquelles je ne crois pas. []
  7. Cet article aurait dû s’intituler « Rôtis en enfer, Alain Badiou », mais ça m’a semblé un peu agressif. []

7 réflexions sur « Badiou study »

  1. Aurelien

    As-tu déjà assisté à un rassemblement de joueur de Pokémon go ? Franchement c’est un spectacle misérable et inquiétant… Va à la vilette une belle après-midi ensoleillée.

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  2. Guy

    J’ai l’impression que beaucoup de monde tape sur Pokémon Go parce que cette mode leur échappe, et qu’ils s’en sentent exclus. Ils voient les autres s’amuser et sont exclus. Personnellement je n’ai jamais joué à Pokémon et n’ai pas de smartphone je m’abstiens donc de taper sur des gens qui prennent du bon temps en toute innocence.

    « je ne vois pas à quoi me servent des descriptions du monde qui ont depuis longtemps été rendues nulles par l’observation et l’expérience » : très bien dit.

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    1. Elias

      « “je ne vois pas à quoi me servent des descriptions du monde qui ont depuis longtemps été rendues nulles par l’observation et l’expérience” : très bien dit »
      Mouaif, peut-être pas si bien dit, vu qu’une critique des plus classiques de la métaphysique consiste au contraire à lui reprocher le fait que ses questions ne peuvent pas être tranchées par l’expérience.

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      1. Jean-no Auteur de l’article

        @Elias : Nous ne parlons peut-être pas des mêmes choses. Ce sont les considérations de la philosophes antiques (ou plus récents, d’ailleurs) sur des questions bien étudiées depuis par la science moderne (biologie, physique, psychologie, sociologie, par exemple) auxquelles j’ai un peu de mal à m’intéresser.

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        1. Michel Cadennes

          De fait, et il me semble que c’est heureux, on n’a jamais réussi à éradiquer la philosophie, pas même des mathématiques qui devraient pourtant être la quintessence de la rationalité :o) Le problème de la philosophie (comme le disait Sloterdijk) c’est que c’est une conversation qui parcourt toute l’histoire de puis les Grecs (un genre d’IRC, quoi :o) et rien n’est vraiment isolable. Ce sont les partis-pris qui font l’intérêt des diverses œuvres philosophiques (donc forcément contestables). On peut se demander en quoi d’ailleurs « La République » de Platon serait dépassée (en quoi on y aurait répondu de manière définitive, par exemple)
          A quelles considérations penses-tu ? :o)

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          1. Jean-no Auteur de l’article

            Qui parle d’éradiquer la philosophie ? Ce n’est pas la question. Je veux juste dire que les innombrables explications du monde que l’on trouve chez Platon ou Aristote sont souvent totalement inutiles : soit on se dit « Pour l’époque, c’était bien trouvé ! » soit on déplore le grand n’importe quoi (de quoi sont faites les étoiles, la vie, la mort, l’âme,…), qui transforme pour moi ces lectures (jusqu’à Freud) en bavardage passablement inutile. Je ne sais pas quoi en faire, ça ne me sert à rien. Bien sûr, certaines belles phrases ou allégories, ou métaphores, sont fortes et méritent d’être conservées.
            Si c’était un programme politique, La République serait la description d’un système dystopique fascisant, je ne pense pas être le seul à l’avoir lu comme tel !

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