Études de Jean (3) : Deux années à l’université

Un extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue (1884-1974). En 1905, après avoir échoué au concours de l’école polytechnique et effectué son temps dans l’armée, il décide de passer deux ans en Sorbonne pour intégrer l’école supérieure d’électricité (Supélec) en deuxième année.

La corvée militaire une fois accomplie, je me retrouvais de nouveau confronté à mes anciens problèmes, c’est à dire à mes inquiétudes quant à mes perspectives d’avenir. J’étais seul, sans aucun réconfort et sans aucun conseil. Mais le destin, qui m’avait si souvent déçu, brisant à divers reprises la réalisation de mes aspirations, cette fois me servit. Par un hasard que je ne me suis jamais expliqué, je fis la connaissance d’un ingénieur polytechnicien d’une trentaine d’années, très ouvert et très sympathique. Il se rendit compte, après que je lui eus raconté mes déboires, que j’étais désespéré, sans soutien, et que je ne savais où aller et que faire qui ne me déclasse trop, et il me dit, d’un ton joyeusement affectueux : « — Ne regrettez surtout pas polytechnique. Préparez une licence en sciences et entrez à Supélec . Un de mes amis a fait cela, et il en est très satisfait. Allez donc le voir de ma part ! » . Je vis cet ingénieur, également très sympathique, qui me renseigna sur la marche à suivre. J’allai donc m’inscrire à la Sorbonne pour trois certificats: physique générale, mécanique rationnelle et mathématiques générales.

Paul Painlevé

Quelques jours plus tard, Léante, cet ami intime de mon professeur à l’X, me demanda ce que je devenais. Quand il apprit que j’étais inscrit pour trois certificats, il me dit que c’était absurde, qu’on pouvait préparer un certificat, deux au plus mais jamais trois, au risque de subir un échec général. Mais j’avais repris du poil de la bête et n’en fis qu’à ma tête : voyant que je ne pouvais assister à tous les cours et conférences, je décidai à ne préparer que la physique générale, le morceau le plus dur, et de me contenter d’étudier les autres matières dans les livres qu’avaient publiés mes professeurs. Ainsi, je suivis régulièrement les cours d’électricité et d’optique et pris part à tous les travaux pratiques correspondants.

Gabriel Lippmann

Quand à la thermodynamique et à la mécanique, dont les professeurs ne faisaient que réciter leurs livres, je les travaillais chez moi, allant seulement aux remarquables conférences de Paul Painlevé, qui m’apprenait à raisonner la mécanique presque sans utiliser les mathématiques et que j’écoutais avec ravissement, ainsi qu’aux conférences d’un astronome qui proposait à sa dizaine d’auditeurs des problèmes à résoudre. Comme je faisais toujours ces problèmes, il me prêtait beaucoup d’attention et m’appelait régulièrement au tableau noir pour que j’expose mes solutions. Mon professeur d’optique s’appelait monsieur Lippmann. C’était un charmant vieillard, le type même du savant distrait, qui, absorbé par ses recherches, essuyait le tableau avec son mouchoir ou un pan de son habit (car les professeurs portaient encore l’habit), et s’essuyait la figure avec le torchon du tableau. J’assistais parfois aux cours que madame Curie donnait sur la radiotechnique : c’était une femme terriblement morne, qui semblait toujours donner des recettes de cuisine, sans aucune vue générale1.

Marie Curie donnant son premier cours en Sorbonne, le 5 novembre 1906

En fin d’année, je me présentai donc aux trois certificats. La physique générale fut le premier, et comme j’avais beaucoup travaillé, j’avais une certaine confiance en moi. En thermodynamique (où je n’avais assisté à aucun cours), je résolus convenablement les problèmes et obtint 18/20. Mais en électricité, je m’aperçus, vers la fin du temps imparti, qu’une phrase du texte du très long problème proposé pouvait être comprise de deux manières différentes, et que je m’étais embarqué dans celle des voies qui, après bien des calculs, ne conduisait à aucun résultat valable. Je ne pus malheureusement que l’indiquer sur ma copie car il était trop tard pour recommencer. A nouveau je me trouvais victime de la malchance. Je présentai le texte à trois chargés de cours: tous trois adoptèrent du premier coup d’œil ma propre interprétation, et furent bien surpris d’apprendre que la phrase devait être prise dans un autre sens. Beaucoup d’examinateurs avaient eux aussi abordé le problème comme moi, et il fut question de recommencer l’examen. Les autorités supérieures y renoncèrent, aussi, désespéré, je n’allai pas même voir les résultats affichés. Heureusement, un camarade vint chez moi pour me prévenir que j’étais admissible. Je n’eus que le temps de me précipiter en Sorbonne pour les oraux, et je fus reçu. J’appris par la suite que j’avais eu 3/20 en électricité, et que cette faible note m’aurait fait échouer si un maître de conférence n’avait vigoureusement plaidé ma cause.

mécanique rationnelle

Le second examen concernait la mécanique rationnelle. J’avais beaucoup d’inquiétudes car je n’avais assisté à aucun des cours magistraux. Nous disposions de quatre heures pour résoudre un problème: au bout d’une heure et demie, j’avais terminé. Ma solution, très courte, était exposée sur une seule copie tandis qu’autour de moi, les autres candidats noircissaient de nombreux feuillets. Je ne savais pas trop quoi faire, pensant qu’il y avait sans doute bien de choses à dire que je ne soupçonnais même pas.. Néanmoins, au bout de la deuxième heure, n’y tenant plus, je rapportai mon unique feuille au surveillant qui me dit sur un ton paternel : »- Vous avez tort de désespérer! Il vous reste encore deux heures pour réfléchir. Retournez donc à votre place. Je ne prends pas votre devoir. » Désabusé, ne voyant vraiment pas ce que j’aurais pu dire de plus, je sortis en laissant ma copie sur la table et mes camarades à leurs savants calculs.

Je ne m’attendais bien entendu pas à un succès, or je fus non seulement admissible, mais aussi le premier dans la liste à passer les oraux : l’un avec monsieur Hadamand2, l’autre avec monsieur Painlevé. Un autre candidat, qui n’en était pas à son coup d’essai, me confia qu’il me plaignait, que Hadamand était une peau de vache qui prenait l’air satisfait tandis que vous parliez mais qui, au bout de dix minutes, vous mettait un zéro. Sur ce, je fus appelé à entrer dans la minuscule salle où m’attendaient un tableau noir et monsieur Hadamand. Il me posa une question qui englobait un sujet très vaste. Je me mis à parler et il ne m’interrompit guère que pour me dire de continuer lorsque je m’arrêtais. Toutefois, il vint un moment où, n’ayant plus rien à dire, je me risquai timidement à le lui faire savoir. Il me répondit que dans ces conditions, je n’avais pas à me présenter à monsieur Painlevé et je sortis de la salle sans avoir pu comprendre le sens de ces mots, persuadé que j’étais refusé. Je demandai néanmoins quelques éclaircissements à mes camarades qui m’expliquèrent que cela signifiait au contraire que j’étais reçu, et cela sans même avoir à passer le deuxième examen. Effectivement, j’appris quelques heures plus tard que j’étais reçu avec la mention bien. Il ne me restait donc plus qu’à passer l’examen de mathématiques générales, mais celui là ne m’inquiétait nullement. Je fus reçu avec la mention très bien, là encore sans avoir à me présenter au second oral. J’éprouvais une très grande joie d’avoir réussi à tous mes examens: j’étais donc capable de quelque chose !

Jacques Salomon Hadamard

Quelques jours après, je reçus une lettre de la Sorbonne qui me demandait de passer pour toucher le remboursement de mes frais d’inscription. Cette nouvelle imprévue me fit plaisir car j’avais très peu d’argent. Ma mère, qui estimait ne pas pouvoir me donner de l’argent de poche, payait seulement mes frais de restaurant. Cela représentait la somme d’un franc par repas. Il n’y avait pas de restaurants universitaires à cette époque et pour ce prix je ne pouvais guère que déjeuner dans une de ces pauvres salles où les étudiants misérables trouvaient une nourriture qui n’était pas très abondante mais encore moins ragoûtante. Lorsque je sortis du bureau du comptable, je vis venir vers moi un professeur qui m’était inconnu et semblait très pressé. Il me demanda :
« — Etes-vous monsieur Lafargue ?
— Oui, c’est bien moi, – lui répondis-je.
— Bien. Je vous cherchais… Je suis le professeur Untel et je voulais vous dire que mon laboratoire est à votre disposition, et que si vous n’avez pas d’idée pour un sujet de thèse, je pourrais vous en proposer plusieurs. Venez quand vous le voudrez. Si je ne suis pas là, n’en soyez pas gêné : mes assistants sont prévenus. »

Il me quitta tandis qu’ébahi, je le remerciai. Malheureusement, il m’attendit en vain : je tenais à faire Supélec où je pouvais entrer sans examen ni concours ; je n’avais en revanche jamais songé à faire un doctorat.

Cette année de Sorbonne, malgré le travail imposé et les difficultés matérielles que j’avais à surmonter, m’a laissé les plus beaux souvenirs de ma jeunesse et il me semble que c’est aussi l’année d’étude la plus intéressante dont j’ai bénéficié3.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

  1. Le témoignage date de 1905-1907, c’est donc à la toute premier année de cours de Marie Curie — tragiquement devenue veuve quelques mois plus tôt, et devenue chargée de cours sans l’avoir cherché, en remplacement de son époux —, c’est à dire à la première fois où une femme a donné cours en Sorbonne qu’a assisté le bisaïeul ! Son jugement est très sévère, mais il est vrai que si les cours de Marie Curie ont été un événement historique (et, à l’époque, mondain), elle ne fait pas partie des personnalités académiques de l’époque dont les cours étaient réputés animés et stimulants : de grands scientifiques pour qui enseigner est une corvée, il y en a d’autres ! []
  2. Il est noté Hadamand, mais a priori il s’agit de Jacques Salomon Hadamard (1865-1963), qui tenait alors la chaire de mécanique analytique et mécanique céleste au Collège de France, et qui présidait la Société française de mathématiques. []
  3. L’année suivante, la mère de Jean décède et il rencontre l’amour de sa vie, Florence Chamier. Il s’étend sur ses sujets dans ses mémoires mais ne raconte absolument pas ses études à l’école supérieure d’électricité, dont on sait juste qu’il sort ingénieur diplômé. []

2 réflexions sur « Études de Jean (3) : Deux années à l’université »

  1. Merci pour ces trois récits très intéressants qui apportent des éléments vraiment instructifs sur la situation sanitaire/militaires/étudiante du début du siècle ! Votre arrière grand-père est très attachant, je serai heureuse de lire la suite de son histoire !
    Je me demande seulement comment quelqu’un souffrant d’un complexe d’infériorité peut miser tout son avenir sur son admission à l’X, école sans doute déjà très difficile à intégrer à l’époque… Cette logique me semble un peu contradictoire !

    1. @Lénouille : son père était polytechnicien, il ne connaissait que des polytechniciens, il lui semblait que c’était la seule voie…

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