Pourquoi s’intéresser à ses ancêtres ?

Pour Libé, Émilie Laystary a publié le week-end passé un article intitulé Généalogie, le passé recomposé. Je n’ai pas de légitimité académique particulière pour en parler, mais puisque j’évoque régulièrement cette passion bizarre sur Twitter, je suis tombé sous le radar de la journaliste qui m’a demandé (parmi d’autres) de témoigner.

J’aimerais aller au delà de ce témoignage évidemment anecdotique, car la conversation m’a fait réfléchir un peu à cette pratique : au fond, sauf motivé par des questions de succession — et ce n’est pas du tout mon cas —, pourquoi éprouverait-on le besoin de connaître son ascendance ? Comment ça m’est venu ?
Comme le dit l’article, il y a souvent un événement déclencheur. Dans mon cas, ce fut la mort de mon grand-père paternel, André Lafargue, en 2017. Il est mort à cent ans. Je l’admirais beaucoup, mais je ne peux pas dire qu’il ait été un grand-père-proche puisqu’il était séparé de ma grand-mère (et donc de mon père et de sa sœur) depuis les années 1950, et que nous n’avons commencé à le voir un peu régulièrement (une, deux ou trois fois par an) qu’après le décès de cette dernière, au milieu des années 1980. Les deux parents d’André ont une ascendance qui m’intéressait, l’une pour son relatif prestige et l’autre pour son obscurité : la mère d’André, Florence, était britannique, mais avait un patronyme français car descendante d’un huguenot drômois célèbre ; de la famille du père d’André, d’où je tire mon nom, on ne savait quasiment rien et on se demandait, à tout hasard, si nous étions apparentés au fameux Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx1. Du côté de ma grand-mère, issue de la noblesse paysanne limousine, il y avait d’autres mystères, d’autres rumeurs : l’arrière-arrière-grand-père de Font-Réaulx aurait été d’ascendance royale, et, affirmait ma grand-mère, nous descendions de Saint Louis2. Elle aimait bien les histoires, elle aimait bien enchanter ses récits, et faire la part du vrai et de l’affabulation aura constitué une autre motivation pour mes recherches.

Pendant les quelques jours qui ont précédé l’enterrement de mon grand-père, j’étais seul à la maison. J’ai mis la main sur un arbre généalogique existant, celui de sa mère, et j’ai commencé à en faire la saisie. Au fil des ans, ce travail est devenu un peu obsessionnel, et en tout cas de plus en plus sérieux. Je constate à présent que ce sont les rameaux les plus proches de moi — et donc les premiers saisis — qui sont les plus approximatifs, les moins sourcés, les moins vérifiés. Je les revisite systématiquement aujourd’hui.

Vous pensiez que j’allais me retenir de raconter que je suis le cousin de James Bond? Eh bien pas du tout !

Car avec la généalogie, on acquiert une certaine compétence. On apprend à naviguer entre les sources disponibles en ligne (archives départementales3 et équivalents d’autres pays4 ; bases de données en ligne diverses telles que FamilySearch5, roglo6 ou capedia7, ou telles que celles de grands services de généalogie commerciaux — myHeritage, Geni, Ancestry, Filae,… ; Gallica8 ; minutes de procès ; héritages ; recensements ; etc.) ou non (service d’État-civil des mairies pour les personnes récentes, ou encore, enquête auprès des proches). J’imagine que c’est la mise à disposition toujours plus importante de sources en ligne qui explique l’explosion actuelle de la généalogie comme passe-temps, mais on comprend vite que tout ne se trouve pas sur Internet.
Avec le temps on apprend à identifier des bizarreries. On apprend à lire l’écriture manuscrite de curés breton du dix-septième siècle, et à se repérer dans un texte écrit dans une langue qu’on ne parle pas, comme le latin ou le norvégien — important, puisque, de par ma mère, la moitié de mon ascendance est norvégienne. On apprend, à ce sujet, à distinguer les pratiques d’état-civil selon les époques et les lieux : l’absence de patronymes tels que nous l’entendons en Scandinavie avant la seconde moitié du XIXe siècle ; la désignation des épouses sous le seul nom de leur mari chez les anglo-saxons9 ; les mêmes prénoms donnés à plusieurs enfants d’une même fratrie (et pas forcément parce que l’un est décédé), les prénoms qui ont été unisexes à certaines périodes et le sont moins désormais (Philippe, Claude, Marie), les gens qui ont un prénom de naissance et un prénom d’usage distincts ; les noms complétés par un nom de domaine dans la noblesse ; ou encore l’instabilité orthographique des patronymes. Il n’est pas rare non plus de tomber sur des erreurs ou peut-être des mensonges, comme par exemple lorsqu’une femme est notée morte à soixante-cinq ans mais que la seule personne de son nom et de son village est née trois ans plus tôt qu’elle ne le devrait, ou ne semble pas être née dans le village qu’elle croit.
Il y a, avec tout ça, un vrai plaisir de l’enquête, et parfois de la déduction. Voyant sa mort à un jeune âge et la date de naissance de son dernier enfant, on supposera par exemple qu’une femme est morte en couches. Voyant l’âge des époux au mariage et la date de naissance du premier enfant, on supposera que les mariés n’ont commencé à vivre ensemble que des années après la noce. On se pose des questions sur l’époque, les conditions de vie, on essaie d’imaginer l’existence qu’ont eu ces gens… Quand une femme a eu quatorze enfants dont un seul a atteint l’âge adulte, par exemple, ou quand les individus d’une branche de la famille semblent avoir eu, sur des générations, une longévité double de l’espérance de vie commune à leur époque. Et puis les guerres, les batailles célèbres, les catastrophes, mais aussi les voyages10… C’est peut-être de ce plaisir de l’enquête et dans la rêverie — imaginer des biographies, des histoires, des voyages — que vient mon obsession incongrue pour ce travail de généalogiste amateur. Collectionner ces noms d’ancêtres (dont certains, même proches dans le temps, ne sont sans doute absolument pas mes ancêtres11 ) me sert à toucher l’Histoire du doigt, pour m’y relier, pour la rendre vivante, tout comme j’aime visiter les ruines de villas romaines, écouter les guides dans les demeures de la Renaissance, sentir l’odeur d’une maison norvégienne en bois goudronné vieille de quatre siècles, tout comme j’aime lire des journaux anciens : ce ne sont pas que des documents, des indices, ce sont des pierres sur lesquelles quelqu’un a posé le pied, ce sont des lignes que quelqu’un a lues, des réclames que quelqu’un a vues, au moment de leur parution.

Cette semaine mon arbre a dépassé les 43 000 individus. Tous ne sont pas mes ancêtres, loin de là, il y a de nombreux cousins jusques aux 5, 9 ou 12e degré !

Régulièrement, je donne des coups de main à des gens qui veulent en savoir plus sur leur ascendance, et je me fais moi-même beaucoup aider12, notamment sur Twitter où je montre souvent des captures issues de registres paroissiaux que je ne parviens pas à déchiffrer. De temps en temps je reçois aussi des messages incongrus de gens en colère qui veulent absolument que j’ajoute ou que j’ôte telle ou telle mention médiévale de mon arbre généalogique, car de celle-ci dépendra la solidité de leur revendication d’un titre ducal… Mais je reçois (et j’envoie) la plupart du temps des messages bienveillants signalant une possible confusion de date ou de personne. L’entraide est un autre aspect intéressant de la généalogie — mais je m’imagine mal me rendre à des rencontres de généalogistes, par exemple.

Bref bref bref, si je dois répondre à la question posée dans le titre, Pourquoi s’intéresser à ses ancêtres ?, je dirais qu’il y a beaucoup de raisons différentes, et qu’avant tout, j’en tire un plaisir certain13.

  1. Réponse : possiblement, mais alors de manière lointaine. Issu par son père d’une famille sans doute bordelaise (comme ma famille), Paul Lafargue est né à Cuba, avait une grand-mère afro-dominicaine… Des généalogistes ont tenté de creuser la question sans grand succès. []
  2. J’aurai appris que descendre d’un roi capétien n’était pas si improbable, mais que de la famille de ma Grand-mère, ceux qui avaient un nom sans particule (Fressinaud Mas-de-Feix) avaient un arbre généalogique remontant à l’antiquité, tandis que les « de » Font-Réaulx étaient une famille d’aubergistes, les Fontreaux, qui avaient gagné (acheté ?) une particule et un titre de comte à une époque où ces choses ne signifiaient plus rien. []
  3. Chaque département (chacun de ceux qui me concernent en tout cas) met en ligne son état-civil numérisé, et fournit une interface de visualisation plus ou moins pratique à utiliser. []
  4. Les sites de l’État-civil norvégiens, écossais, et ceux des différents États australiens (où la mise à disposition d’actes complets est payante !) sont plutôt bien. En revanche pour certains pays — Croatie notamment —, je cherche. Il y a des lieux très développés et réputés sérieux qui étonnent par le côté foutraque de la mise à disposition de leurs archives — la ville de Genève, par exemple. Et pour d’autres je ne comprends pas ce que je lis. []
  5. Base de données universelle créée par l’Église des saints des derniers jours — les Mormons —, qui entendent baptiser a posteriori la totalité des humains nés depuis Adam et Eve. Malgré son impossibilité, cet œuvre étonnant a fait des Mormons de grands spécialistes de la généalogie : les microfilms des Archives départementales en France ont été gracieusement réalisés par les Mormons il y a quelques décennies, et ce sont eux qui ont défini le format de fichiers généalogiques GED, qui fait autorité. []
  6. Roglo est une base de données associative fondée par Daniel de Rauglaudre et qui contient plus de huit millions d’individus. []
  7. Capedia est la base de données des descendants de Hugues Capet. Elle contient près d’un million d’individus ! []
  8. Gallica contient plusieurs types de sources intéressantes : journaux locaux du XIXe siècle, souvent riches en informations au sujet de personnes, mais aussi ouvrages de généalogie anciens. []
  9. J’ai ainsi une arrière-arrière-grand-mère qui s’appelait Chamier, ayant épousé un monsieur Chamier, mais s’est présentée au mariage sous le nom d’Annie Close, qui n’était pas son nom de jeune fille mais son nom de veuve puisque son premier époux était un dénommé Close. Son nom de jeune fille était Gilchrist. []
  10. Pour certaines époques on peut par exemple connaître la liste de tous les passagers des paquebots qui ont fait le trajet entre l’Angleterre et l’Australie.
    Intéressant aussi, voir une famille italienne ou allemande du XVIIe siècle qui s’établit subitement à Londres ou dans le Limousin : on se demande quelles histoires sont derrière le départ, comment la famille s’est peu à peu intégrée jusqu’à perdre la trace de cette origine, etc. []
  11. Les tests ADN m’ont cependant permis de vérifier de manière très rigoureuse l’exactitude de certaines branches. []
  12. Merci Gwendal Rannou ! []
  13. Une autre question posée était le coût de cette passion. Je dirais environ une centaine d’euros par an, voire un petit peu plus, entre mon abonnement à Geneanet (45 euros), les abonnements ponctuels à des concurrents (Filae, Ancestry) l’achat de certains actes dans des pays où ça se paie, et puis les tests ADN. []

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