Études de Jean (2) : service militaire

Nouvel extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue (1884-1974).  En 1904, dévasté par son échec au concours d’entrée de l’école Polytechnique, il effectue son service militaire.

Ne sachant où me diriger, je décidai de faire mon service militaire. C’était la dernière année du service de trois ans, réduit à une année pour les étudiants munis de certains diplômes, les instituteurs, les fils de veuves, etc… Si j’avais demandé un sursis à l’appel, j’aurais eu à faire deux ans de service au lieu d’un. Je fus envoyé à Angoulême, où habitaient mes grands-parents maternels. Ce fut une année horrible pour moi, bien que j’ai été mis dans le peloton spécial des élèves officiers. Les sous-officiers étaient, pour la plupart, des brutes. Les lieutenants, spécialement choisis pour ce peloton, étaient très élégants et très snobs. Ils faisaient acte de présence pendant deux ou trois heures le martin, ne jetaient qu’un regard désabusé et dégoûté sur les soldats, bavardaient entre eux des réceptions de la marquise de …, de la comtesse de …, de leurs succès auprès de telle ou telle jeune femme. Il ne s’intéressaient à aucun de leurs soldats.

Le capitaine seul était un homme très sympathique. Malheureusement, officier d’état major perdu au milieu de ces officiers mondains, timide et isolé car il n’était dans ce régiment que pour deux ans, il se montrait peu et évitait de faire des observations à ses inférieurs, comme s’il avait ignoré le rôle réel d’un capitaine dans une compagnie. Le hasard me mit un jour en rapport avec lui. Apprenant que j’avais été admissible à l’X, il s’intéressa à moi. Il profitait de toutes occasions pour que nous discutions, me posant de petits problèmes de mathématiques, mais toujours très discrètement, évitant d’attirer l’attention des lieutenants et des sous officiers. Un jour, le pauvre homme se rendit ridicule. Notre peloton tenait la place d’honneur un jour que le général passait les hommes en revue. Lorsque le général arriva, escorté par son colonel, mon capitaine fut le premier à donne des ordres à son peloton. On entendit alors une petite voix aiguë mais très nette crier : « — Baïonnettes… on ! » , commandement désuet qui avait été remplacé par : « — Baïonnette au canon ! ». Le colonel devint très rouge, le général fronça les sourcils ; les soldat sourirent… Mais déjà, le capitaine s’était repris et criait l’ordre exact. La revue une fois passée, l’ordre fût donné de remettre les baïonnettes au fourreaux. Et l’on entendit à nouveau la petite voix de mon capitaine qui criait : « — Remettez…ette ! », au lieu de : « — Remettez la baïonnette ! ». Un fou rire s’est déclenché du côté des troupiers. Mon pauvre capitaine, discrédité, ne reparut plus1.

La vie stupide que je menais avait fait que, dégoûté, j’étais devenu un mauvais soldat, faisant juste le strict minimum, incapable d’apprendre par cœur le manuel du soldat, mais toujours prêt, en revanche, à saisir la moindre occasion de permis de sortie qui se présentait. C’est ainsi que, vers le mois de mai, ayant appris qu’une instruction ministérielle stipulait que des permissions pour aller passer des examens civils étaient accordées aux volontaires qui justifiaient de titres suffisants pour se présenter, je demandai une permission de trois semaines pour aller passer à Paris les examens d’entrée à l’Ecole Centrale, car j’avais constaté que c’étaient les plus longs de tous les examens qui m’étaient offerts. J’obtins la permission, qui ne pouvait d’ailleurs pas m’être refusée, et passais tranquillement mes trois semaines à Paris. Mais quand je revins à la caserne, une surprise m’attendait: quinze jours de salle de police pour avoir demandé et obtenu une permission, alors que j’avais à passer des examens militaires ! Lorsque j’étais parti, la date des examens n’avaient pas encore été fixée et il n’était pas question qu’elle soit prochaine. En tout cas, ce n’était pas à moi de soulever cette question, mais le colonel qui avait autorisé ma permission avait été sévèrement réprimandé par le général qui faisait passe l’examen. Le colonel réprimanda le commandant qui se retourna contre les officiers du peloton auquel j’appartenais, et finalement, ce fut sur moi que fondit la punition. C’était somme tout assez injuste, mais je ne la fis pas car je fis remarquer que toutes les punitions, par ordre ministériel, avaient été levées à l’occasion du quatorze juillet, or, bien que je sois rentré le seize, la punition était antérieure à cette date. Cette question de droit fut soumise au colonel, et je n’en entendis plus parler. Néanmoins, n’ayant pas passé l’examen d’élève-officier, je quittai la caserne comme simple soldat. Lorsque, quelques années plus tard, je fis une période militaire, mon lieutenant fut surpris que je n’aie aucun galon. Il me dit qu’il ferait le nécessaire pour que je passe au moins sous-officier, mais je lui demandais de n’en rien faire… En effet, les officiers devaient, tous les deux ans, faire une période militaire, alors qu’en tant que simple soldat je n’avais à en faire que deux au total !

Les années de service de Théodore Tiroflant, dans l’Épatant.

Un souvenir amusant me revient, concernant mon service militaire. Parmi mes camarades de peloton, il en était un dont la maladresse était extrême, invraisemblable… Nous devînmes amis. Il était licencié ès lettres. C’était un garçon charmant, très intelligent, mais qui savait remarquablement faire l’idiot dès qu’il avait franchi les portes d’entrée de la caserne. Nous sortions chaque soir ensemble, et il me disait : « — Ils sont tellement bêtes dans l’armée que j’arriverai bien à me faire réformer pour inaptitude absolue ». Je doutais qu’il obtienne un tel résultat, et cependant il montrait beaucoup de bonne volonté à faire l’imbécile et le maladroit, avec un naturel et une continuité admirables! Les sous-officiers constatèrent bientôt que ce conscrit était incapable de tenir un fusil, d’apprendre à marcher au pas, à faire le salut militaire, etc… Ils en parlèrent entre eux et estimèrent qu’il était dangereux de mettre entre ses mains une baïonnette ou un fusil, car il pouvait les casser malgré sa bonne volonté. Mon camarade, à la requête de nos chefs, dut alors passer devant un conseil de médecins militaires qui devaient l’examiner d’un point de vue mental. Peu de temps après, il m’annonça la décision du conseil : il était reconnu inapte pour faiblesse d’esprit. Je le félicitai de son succès, mais c’est à regret que je le vis partir. Je ne sais ce qu’il devint par la suite, car il s’était empressé de quitter Angoulême. C’était un esprit fin et un comédien remarquable ! Il avait réussi à berner les militaires, même ceux étant censés être quelque peu psychologues. (suite)

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

  1. Si quelqu’un comprend cette anecdote, ça m’intéresse ! []

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