Généalogie croate

Le père de Nathalie est né et mort à Zadar, en Dalmatie. Sa famille est établie dans un village de pêcheurs, Kali, sur l’Île d’Ugljan, en face de Zadar. Je ne lis pas le croate et j’ai mis longtemps à trouver les archives d’État-civil croates en ligne, mais elles existent, jusqu’au début du XXe siècle, et sont accessibles gratuitement, comme en France ou en Norvège, et contrairement au Royaume-uni ou aux États australiens.
Pour les archives publiques de la région de Zadar, on doit aller ici. J’imagine que les archives des autres comtés fonctionnent de la même manière. Le visionnage des pages fonctionne assez bien, mais sans indexation ni annotation, et surtout, sans possibilité de télécharger les documents (ni même d’enregistrer les images d’un clic)— enfin il y a une astuce qui permet d’y accéder tout de même.

Ces archives sont assez passionnantes comme témoins d’une longue histoire : la région a longtemps été sous administration italienne1, et les registres sont rédigés dans un curieux mélange linguistique qui varie selon les années. Les formulaires imprimés sont en italien. Les nombres sont écrits en chiffres arabes et en serbo-croate, mais les mois sont écrit, selon les périodes, en serbo-croate, en italien, ou encore en italien phonétique. Ainsi je suis tombé sur un mystérieux mois nommé « Žunja » (mais sans la diacritique) qui est en fait le moins de juin, « giugno » en italien, auquel est appliqué une déclinaison (d’où le « a »), et qui est transcrit en croate.

au centre : « rodgena 3·tri·Zunja 1819 » (« née le 3·trois·juin 1819 »)

On voit au passage les villes changer de nom : Zadar, sous administration italienne, s’appelait Zara, tandis que Kali a eu les noms successifs Calle, Kalle, Kale et Kali.
Les documents sont de bonne qualité, plutôt lisibles, parfois étonnamment complets. Les mentions marginales (ajouter la date de décès à un acte de naissance, typiquement) apparaissent bien plus tôt qu’en France (après guerre !) et étaient même prévues dans les formulaires.

De manière très variable selon les périodes, certains actes peuvent être extrêmement détaillés, comme c’est le cas les actes de décès où sont parfois signalée l’identité et même la date de naissance des parents du défunt. Contrairement à ce que j’ai vu dans plein d’autre pays, les mentions de veuvages et de remariages n’apparaissent jamais — à moins que ça soit moi qui n’arrive pas à les comprendre.
Je note que les règles de nommage des personnes changent avec le temps : parfois les patronymes se voyaient appliquer des déclinaisons ( Mišlov — Mišlova).

Le village de Kali est étonnamment homogène en termes de noms de famille et ce sont les mêmes qui reviennent année après année dans les registres. Il y a notamment beaucoup de noms en « ov » : Mišlov, Dundov, Franov, Vitlov, Vidov, Blaslov, Grzunov. Cette terminaison en « ov », qui sonne russe ou bulgare, n’est pas du tout typique de la Yougoslavie, où les noms se finissent souvent en « ić » (itch), comme c’était le cas de la grand-mère de Nathalie, Krstina Zelenčić, dont la famille, disait-on, venait d’une île plus reculée de l’archipel, Iž — origine géographique qui daterait alors d’avant les documents d’état-civil auxquels j’ai accès23. Le « ov » bulgare est en tout cas intriguant : les habitants de Kali, qui ont leur propre dialecte du dalmate, distinct de celui de la ville voisine, Preko, viennent-ils de loin ?
Il me semble que certains noms ont évolué, perdant leur dernière syllabe en « ov » (je dois enquêter pour vérifier que j’ai bien compris, mais il me semble que c’est le cas des patronymes se terminant par « in » : Perin, Lukin, Gobin, Jurin, Kurtin, Govorčin, Šimin, Šarin. Un des patronymes redondants se détache des autres : Kolega. J’imagine qu’il dérive du mot latin col(l)ega, qui existe au Portugal, en Espagne, en Italie.

On voit le très faible nombre de patronymes différents sur le monument aux morts de Kali. Et il y a plus de variété dans cette liste du XXe siècle que dans les registres du siècle précédent.

Je ne parle ni croate ni italien, et je n’ai jamais été très bon pour lire des documents manuscrits, alors la redondance patronymes mais aussi le faible nombre de prénoms (Šime, Ante, Bože, Josip, Ive, Marija, Mande,…) est une bonne clef de déchiffrage. En revanche c’est aussi une source de confusion potentielle : j’ai dû tomber sur une vingtaine de Šime Mišlov — dont deux sont dans l’ascendance de Nathalie. Il n’est pas rare que la même année trois ou quatre enfants portent le même nom et le même prénom !4
Enfin on se débrouille, et tout allait bien jusqu’à ce que j’ouvre le registre des naissances le plus ancien, celui qui commence en 1683 et s’interrompt en 1825. Là, le texte, pourtant clairement tracé, devient totalement illisible :

Ce n’est pas écrit avec l’alphabet romain, ce n’est pas non plus du cyrillique, ni du grec… De loin, cet alphabet m’a fait penser au georgien, mais ce n’est pas ça non plus, il s’agit de l’alphabet glagolitique. L’alphabet glagolitique, créé par les missionnaires byzantins Cyrille et Méthode pour traduire la bible en vieux slave (langue qui est à l’origine du macédonien et du bulgare), a été accepté par la papauté comme langue liturgique dans les Balkans, et a même été utilisé aussi loin qu’en Hongrie et en Slovaquie5. La Croatie, où on croyait (à tort) que le glagolitique était l’écriture employée par Saint Jérôme pour traduire la Bible, a persisté à utiliser le glagolitique pour la liturgie mais aussi pour les actes administratifs jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et même un peu après comme on le voit ici. Pour tout arranger, la langue employée n’est pas du croate mais du slavon liturgique, langue employée par les églises orthodoxes et par certaines églises catholiques de rite byzantin.

Le « Notre-père » dans les trois variantes de l’alphabet glagolitique : rond, angulaire, et manuscrit. L’alphabet angulaire est aussi nommé « glagolitique croate ». Le glagolitique croate n’est pas seulement angulaire, il a des variantes qui s’écartent du glagolitique d’origine. On fête le glagolitique croate les 22 février (je n’invente pas cette information incongrue).

Là, les choses commencent à devenir difficiles : j’ai un mal fou à reconnaître les lettres et les chiffres (qui vont au delà de 9 : il y a des signes spécifiques pour les dizaines, les centaines, les milliers… Et pas de zéro) dans une page écrite en glagolitique.
Comme me le disait Nathalie, on peut se prendre pour le bibliothécaire Giles et le Scooby-gang de la série Buffy-contre-les-vampires lorsque ceux-ci tentent de déchiffrer des prophéties ou des sorts démoniaques dans des grimoires hors d’âge.
J’ai trouvé un logiciel en ligne qui transcrit le glagolitique script, mais j’ai du mal à savoir s’il fonctionne : il faudrait que je connaisse le slavon liturgique pour le dire !

https://readcoop.eu/model/glagolitic-handwritten-14th-and-15th-century/

Mais il n’est jamais trop tard pour apprendre de nouvelles langues !

  1. La ville de Zadar elle-même n’est devenue Yougoslave qu’en 1949, ce qui fait que de son vivant, mon beau-père Franko a vu sa ville natale être successivement italienne, yougoslave et croate ! []
  2. On sait que dans les sociétés traditionnelles, on reste souvent « l’étranger » quand c’est un arrière-arrière-arrière grand parent qui est venu s’établir dans un village situé à huit kilomètres de celui où il est né ! []
  3. Mise-à-jour du 16/12/2021 : en fait non, les Zelenčić étaient bien de Kali, c’est d’un autre côté — Govorčin que la famille venait de Iž. []
  4. En revanche, les origines communes des différentes familles du même nom se perdent assez loin et jusqu’ici je ne suis pas tombé sur des « implexes », c’est à dire des ancêtres qui se trouvent dans l’ascendance d’une personne par plusieurs branches. Nathalie me disait que les anciennes de son village veillaient au grain et signalaient aux jeunes gens que tel ou tel était un cousin afin d’éviter des alliances consanguines… []
  5. On m’apprend au passage que le jeu vidéo Witcher 3, produit en Pologne, regorge d’inscriptions en glagolitique, qui devient l’équivalent slave des runes nordiques. []

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