Archives mensuelles : juillet 2017

Le cadeau de Félix Fénéon

Un jour, André est allé avec ses parents voir un de leurs amis, le critique d’art Félix Fénéon. Ce dernier ayant trouvé l’adolescent sympathique, lui a offert une pochade peinte par Georges Seurat. Mais déjà à l’époque, le cadeau semblait excessif et mes arrière-grands parents ont froncé du sourcil pour qu’André refuse poliment, ce qu’il a fait, non sans regrets, car il trouvait la peinture belle. J’ignore de quelle peinture celle-ci était l’esquisse.

Félix Fénéon, par Félix Vallotton (1896)

(histoire que m’a raconté mon grand-père il y a quelques années)

Florence Chamier-Deschamps et Jean Lafargue

La photo ci-dessous a été prise pendant la grande guerre. On y voit Jean Lafargue (1884-1974), Florence Chamier (1884-1972), et leur enfant Claude, leur fils aîné et frère de mon grand-père André.

Florence était britannique, Jean (qui se prénommait en réalité Pierre) était issu d’une famille charentaise. Je reparlerai de l’un et de l’autre plus tard.
Sur la photo qui suit, Florence et Jean se trouvent dans le jardin de la maison familiale où j’ai grandi et où je vis aujourd’hui encore.

Alors qu’ils approchaient tous deux les quatre vingt dix ans, Florence s’est cassé le col du fémur. Elle n’a pas survécu longtemps, et Jean, pourtant en parfaite santé, l’a suivie dans la tombe un an plus tard : « mort de chagrin ».

La peur d’avoir des enfants

André me disait un jour que lui et son épouse Ameyna ne voulaient pas avoir d’enfants, de peur que ces derniers soient, je le cite « anormaux ». Aucun antécédent familial particulier derrière cette crainte, juste l’air du temps hygiéniste et eugéniste, qui a donné Alexis Carel, les frères Aldous et Julian Huxley, et bien entendu, le Nazisme.

Naîtront tout de même Daniel, mon père, en 1943, et sa sœur Jacqueline, en 1948.

Plus de peur que de mal

Un jour, Aménaïde marchait dans Paris avec son beau-frère Claude, et tous deux étaient chargés d’exemplaires du journal Résistance.  Leur sang s’est glacé en entendant derrière eux des bruits de botte et une voix qui leur a crié en allemand « Halt ! ».
Ils pensaient que leur heure était venue, mais un des deux agents de la Gestapo qui se trouvaient derrière eux a salué ma grand-mère en lui demandant de manière très polie la direction de la gare de l’Est ou du Nord.
Une autre fois, elle a réussi à cacher des journaux aux allemands venus chez elle : ils se trouvaient sous elle, qui était alitée, car en fin de grossesse. Elle ne s’est pas contentée de rester sur les journaux, elle a vertement engueulé ceux qui étaient en train de perquisitionner l’appartement, les obligeant à s’excuser d’être là.
Un peu plus tard, alors que son mari venait d’être arrêté, elle est parvenue à échapper aux allemands venus l’arrêter à son tour en se cachant dans une poubelle, puis à quitter Paris et à accoucher à Châteauroux de Daniel, mon père.

Les récits de guerre d’Ameyna étaient des récits d’aventure qu’elle racontait avec légereté. Son mari a vécu cette période bien différemment, en tout cas après son arrestation. Même s’il y a bien d’autres raisons sans doute, c’est peut-être ce qui les a le plus séparés.

L’enfance d’Ameyna

Marie Andrée (dite Aménaïde ou Ameyna) Fressinaud-Mas de Feix, ma grand-mère paternelle en 1923 et en 1925, donc aux âges de 5 et 7 ans. Sur la première photographie, elle se trouve avec sa mère, Marie-Thérèse de Font-Reaulx (1893-1950), qui a épousé Henri Fressinaud-Mas de Feix (1886-1935) en 1917.

Élevée parmi des cousins dans le Limousin, Ameyna aimait dire qu’elle avait eu une enfance de garçon manqué. Si je ne fais pas d’erreur, c’est un cousin de sa mère, Marcel de Font-Réaulx, qui a hérité du titre de comte. Il semble que ce monsieur fut le premier président d’une association de petits patrons destinée à « consolider la situation légale des acquérieurs de biens juifs » sous l’occupation : pas très glorieux !

Henri Fressinaud-Mas de Feix était entrepreneur. Ma grand-mère me disait qu’il était anticlérical en diable, et qu’il est mort assommé par la chute d’une sculpture de Christ en croix en entrant dans une église. Un destin ironique, mais l’histoire est apocryphe, voire douteuse, ou en tout cas très certainement incomplète.

Son grand père, Théophile de Font-Reaulx (1835-1898), avait eu deux filles d’un premier mariage. L’ânée, Marthe (1861) avait épousé Auguste Merle (1855-1940), qui fut maire de Saint-Junien de 1904 à 1919. Avant son mandat, il avait été médiateur entre grévistes et patrons. Sa ville, très ancrée à gauche, a longtemps détenu le record du plus long « règne » par une majorité communiste, mais ce n’est qu’après son administration. Il a dû compter dans la vie d’Ameyna puisqu’à l’en entendre parler, je pensais qu’il était son grand-père ! (les liens familiaux étaient quelque chose de très difficile à comprendre, avec elle).
Ameyna a été inhumée dans le caveau familial à Saint-Junien.

Un gentil critique

J’ai souvent vu les phrases de mon grand-père citées sur les affiches de films ou de spectacles, comme caution. Il faut dire qu’il avait la réputation d’être un critique indulgent, ou plutôt, qui savait voir du bon partout ou qui, s’il n’y parvenait pas, renonçait à publier son article ou se contentait de dire ce qu’il avait à dire de méchant de manière détournée, euphémique et sybilline.

Il a cependant notoirement vu rouge avec un film : Lacombe Lucien, de Louis Malle et Patrick Modiano, qui laisse entendre que sous l’Occupation, on pouvait par hasard devenir indifféremment résistant ou au contraire collabo, héros ou salaud. Il paraît qu’André a signé à cette occasion sa seule et unique critique assassine. Je suis curieux de la lire.

Le Silence de la mer

André m’a raconté que, pendant la guerre, il avait clandestinement diffusé Le silence de la mer, signé Vercors, un texte qui présentait les Allemands comme des êtres humains sans pour autant céder une once d’opposition au nazisme : il ne s’agissait pas juste d’être contre les « shleus », mais bien de chercher leur humanité pour mieux rejeter le système. André avait fait partie du journal pacifiste intégral La Patrie Humaine et cette vision des choses s’accordait à sa vision politique humaniste. Vercors, qui était adolescent pendant la Grande Guerre était pacifiste aussi. Ce n’est qu’après guerre qu’il a découvert que l’auteur n’était autre que son ami Jean Bruller : « nous habitions ensemble et aucun ne savait que l’autre était dans la Résistance ! ».

À ce sujet, j’ai un jour parlé à André du dogme de l’organisation de la Résistance qui voulait que chaque agent de l’armée secrète n’était connu (en tout cas sous son vrai nom) que par un ou deux contacts (j’ai oublié), afin de limiter les dégâts s’il venait à être pris et se mettait à parler. Il m’a répondu que c’était la théorie, mais que la Résistance n’aurait pas existé si cette théorie avait été respectée à la lettre.

L’élégant

Jusqu’à sa mort, il aura été un homme d’une grande élégance, « tiré à quatre épingles », comme on dit, portant un costume impeccablement repassé. J’ai appris récemment qu’il n’en avait pas toujours été ainsi, et qu’il avait en fait longtemps été indifférent aux questions vestimentaires, voire complètement négligent en la matière. C’est sa seconde épouse, Monique, qui a pris en main son apparence.
Quarante ans après la sortie de La Fièvre du Samedi Soir, André parvenait à se procurer des chemises avec cols pelle-à-tarte.

Les derniers jours de Mauthausen

Lorsqu’il a été clair que la guerre était perdue pour les Nazis, les responsables du komando d’Ebensee (annexe du « camp d’extermination par le travail » de Mauthausen, non loin de Linz en Autriche), ont annoncé aux prisonniers qu’ils étaient en train de négocier les conditions de leur reddition. Ils leur ont dit, en attendant leur libération, de se rendre dans une mine où ils seraient à l’abri.

Mais les prisonniers se sont rebellés, ils avaient compris ce que les historiens ont prouvé depuis : l’ordre avait été donné depuis Berlin1 de faire disparaître le camp, ses annexes et leurs occupants en détruisant les installations et en ensevelissant les hommes sous les décombres d’une mine que l’on ferait exploser. Le plan n’a pas pu être mis à exécution.

  1. Lire : http://www.jewishgen.org/ForgottenCamps/Camps/MauthausenFr.html. []