Toutes les semaines, j’achète mon billet de train sur une borne de la gare Saint-Lazare. Et toutes les semaines, on me demande de renseigner mon adresse e-mail (que la SNCF connaît car elle est associée à ma carte « grand voyageur ») et mon numéro de téléphone mobile.
Le but affirmé est de pouvoir m’envoyer un SMS pour m’avertir d’un problème de train. C’est gentil, c’est sans doute pratique, mais je n’ai pas de téléphone mobile. Or si j’essaie de passer l’écran sans renseigner l’information, un message déplaisant me bloque :
Alors toutes les semaines, j’écris 06 00 00 00 00.
Et ça fonctionne.
J’imagine que chaque fois qu’un train est en retard, et ça arrive assez souvent, des SMS sont adressés à un numéro inexistant… Pourquoi faire ? Qu’est-ce qui justifie qu’on n’ait pas la possibilité, sur cette borne en tout cas, d’acheter un billet sans indiquer un numéro de mobile ? Mystère. Il me semble qu’il n’existe pas de lien logique entre cette information et le droit à voyager.
(J’ai eu mon premier abonnement régulier à Internet en 1996. Cela me coûtait cher, et quand la mode des téléphones mobiles est arrivée — assez rapidement —, je ne pouvais pas avoir l’un et l’autre. De plus, l’idée se faire sonner comme un domestique1partout où on se trouve, sans répit, ne me plaisait pas beaucoup. Je n’ai donc jamais eu de mobile, je n’en ai toujours pas et je ne compte pas m’en équiper. Avec le temps, ma constance (qui n’est en rien forcée, je n’ai pas l’impression d’être privé de quelque chose) me permet de témoigner des situations où l’on n’imagine plus que l’on soit dépourvu de cet accessoire de communication et de pistage.)
Depuis un certain temps déjà, lorsque je me connecte à l’interface en ligne de ma banque2 — La Banque Postale3 —, on me propose de souscrire à un service d’authentification dite « forte », Certicode+.
En effet, La Poste, comme toutes les banques, se conforme à la directive européenne qui impose aux banques de proposer des dispositifs d’authentification dite « forte »4. Ce genre d’authentification s’appuie sur plusieurs paramètres : login + mot de passe, puis saisie d’un code reçu par SMS, par exemple. Ou login + mot de passe, puis recours à une interface d’identification biométrique,… Les possibilités sont infinies, mais à La Banque Postale, le système Certicode+ impose l’usage d’une application, sur smartphone ou sur tablette.
Je n’ai pas de téléphone mobile (ni smart ni dumb), mais je dispose d’une tablette, et j’ai une fois tenté d’y activer le fameux service. L’opération fût laborieuse, il fallait faire une demande, attendre un courrier, saisir un code, sans être bien sûr d’y comprendre quoi que ce soit… J’ai tout fait consciencieusement, mais dès l’activation je n’ai plus eu accès à la moindre opération sur mes comptes en ligne, que ce soit avec l’interface web ou avec l’application, apparemment devenues interdépendantes dans leur défectuosité. J’ai heureusement pu annuler le service.
Hier, j’ai tenté d’effectuer un virement, mais après avoir saisi puis confirmé l’opération, j’ai eu droit à ce déplaisant résultat :
Hmmm. Je m’attendais évidemment à ce que ça arrive un jour. Mais ce que je n’attendais pas, c’était ce maigre espoir en fin de message :
Je ne comprends pas très bien ce qu’il faut activer, car je suis déjà souscripteur d’un service intitulé « Certicode », qui m’appelle sur mon téléphone fixe lorsque j’effectue un paiement auprès d’une des rares sociétés qui le prennent en compte — service d’approvisionnement en électricité ou en eau, notamment. Mais j’ai décidé de suivre la consigne de de me rendre dans mon bureau de poste. Je savais néanmoins par avance ce qu’on m’y répondrait quelque chose comme « Gneuh !? ».
J’ai fait la queue dehors une bonne demi-heure, sagement, restant placide lorsque les habituels impatients ont obtenu de passer devant tous les autres au motif de leur droit naturel à le faire (puisque terriblement pressés, n’ayant qu’une toute petite chose à faire, etc.). Et puis ce fut mon tour.
J’ai expliqué à l’agente mon problème : je ne peux plus effectuer de virement et on m’a demandé de venir en personne activer le service « certicode ». Elle me reprend :
« — Certicode plus ! — Non non, Certicode, sur votre site ils disent qu’on peut activer Certicode-tout-court si l’on ne dispose pas d’un smartphone. — Ah bon, alors pouvez-vous me présenter une pièce d’identité, un chéquier ou une carte-bleue ? — J’ai tout ça. — Ah, et par hasard vous n’avez pas amené avec vous un justificatif d’abonnement téléphonique ? — Ah non, je n’y ai pas pensé, mais vous avez mon numéro sur votre ordinateur, il n’a pas changé depuis trente ans ! — Oh oui mais ça hein… »
L’absence du document ne doit pas être rédhibitoire car l’agente commence à remplir un formulaire. Mais subitement elle me regarde, foudroyée par la surprise, les yeux écarquillés, et me dit :
« — Mais votre numéro, c’est un zéro-un ! Il faut un zéro-six ! — Euh… Comme je vous disais, je n’ai pas de téléphone mobile. J’ai bien un téléphone fixe, en revanche. — Ah mais c’est impossible, alors, il faut absolument un mobile. — Je vous assure que votre site web ne dit pas ça ! Il dit :
— Alors là ! Je n’ai jamais entendu parler de ça ! — Je vous assure, vérifiez ! — Je vous crois. Mais vous savez, c’est la première fois que la question se pose. Je vais aller voir une collègue un peu plus au courant, parce que je n’ai jamais entendu parler de ça, jamais ! [J’ignore si « ça » désigne les gens qui n’ont pas de téléphone mobile] »
Je la vois alors faire une tournée des portes de bureaux, d’où elle se fait systématiquement envoyer paître : personne n’a de temps pour elle. Elle finit par intercepter une collègue plus expérimentée, à qui j’expose mon problème.
« — Ah mais monsieur, c’est impossible, on ne peut pas faire ces opérations sans smartphone. — Ce n’est pas ce que dit le site ! — Je vous assure que ça n’est pas possible. — Mais sur le site il y a bien écrit que…
… [je continue] Et vous savez, tout le monde n’a pas de téléphone mobile, on ne naît pas avec un téléphone mobile dans la main ! Quand j’ai ouvert mon compte à la poste5, les téléphones mobiles n’existaient pas ! Je ne vais pas prendre un abonnement à un service de téléphonie mobile juste pour pouvoir utiliser mon compte en banque ! — Il n’y a pas d’autre solution. — Vous avez tort ! [mon exclamation la fait sourire], enfin vous êtes mal renseignée, le site dit… — Il n’y a pas de solution, monsieur.
Elle esquisse un sourire supérieur qui signifie « tôt ou tard, on t’aura ! » et tourne les talons. La première agente écrit sur un post-it le numéro de téléphone (fixe !) et l’adresse e-mail de ma conseillère — redoutable personne, si c’est la même, qui avait réussi à me faire souscrire à une assurance obsèques bizarre alors que je venais tenter (sans y être jamais parvenu) d’ouvrir un autre compte bancaire —, afin que je lui demande si elle dispose de plus d’informations. Je lui écrirai, malheureusement certain que sa réponse sera quelque chose comme : « Gheuh ?! »
Je sens que mon existence sans téléphone mobile est partie pour ressembler chaque année un peu plus à une farce triste à mi-chemin entre le sketch des croissants de Fernand Raynaud et Le Procès de Franz Kafka.
Pour reprendre le mot d’Edgar Degas : « C’est ça le téléphone ? On vous sonne comme un domestique et vous accourez ! » [↩]
Je crois que j’ai eu mon compte courant à la Poste en 1986 ou 1987… À l’époque, le web n’existait pas, les tablettes étaient de la science-fiction, et le téléphone mobile de Gordon Gekko dans le film Wall Street devait peser plusieurs kilos et n’était pas spécialement « smart ». Je n’ai jamais signé pour qu’on m’impose un service reposant sur des technologies à venir. [↩]
Je me demande depuis quand je suis à la Poste : 1987 ou 1988, sans doute… À l’époque c’était un service public et, d’après Que Choisir?, et c’est ce qui avait motivé mon choix, le plus honnête qui soit. [↩]