J’ai vu passer cette publicité plusieurs fois sur Internet, notamment sur Twitter (où elle est accompagnée d’une question en forme de défi : « Étes-vous prêt ? »), et il me semble l’avoir vue aussi en quatre par trois dans le métro. Il s’agit d’une réclame pour l’EM Business school, une des plus anciennes écoles privées de management, puisque celle-ci a été fondée en 1872. Je dois dire que je ne connais rien aux écoles de commerce, mais cette campagne de communication m’a interpellé car il me semble qu’elle convoque une ambiance de fin du monde :
Analysons l’image : la silhouette d’un homme surplombe une ville que je suppose être Lyon : pas de gratte-ciels mais une grande étendue, une certaine densité et un large fleuve.
La silhouette pourrait être le reflet d’une personne en train de regarder la ville derrière une baie vitrée située à une certaine altitude. Le « manager » tel que le vend ce genre d’école, ne vit pas au ras du sol. Si on regarde attentivement cette silhouette, on remarque néanmoins qu’il ne s’agit pas d’un reflet mais de la surimpression d’une photographie d’homme de dos — s’il s’était agi d’un reflet, il serait de face —, ce que l’on peut vérifier à son col de chemise. Même s’il ne s’agit pas d’un reflet, nous supposerons que cette figure est censée permettre à celui qui regarde l’affiche de se projeter et de se dire : « cet homme qui possède la ville, ça pourrait être moi ». J’imagine que l’école est mixte, mais il s’agit bien ici d’un homme (ce que l’on vérifie à la forme du crâne), et même, d’un homme chauve, bien que vraisemblablement jeune : le manager se doit d’être viril — la calvitie précoce est généralement provoquée par la testostérone (mais aussi par un stress intense ou des traumatismes divers : choc psychologique, maladie, abus de certaines drogues, etc.). L’absence de cheveux permet sans doute de dessiner une silhouette parfaitement claire et dont la coupe de cheveux ne sera pas datée : il est plus facile de s’identifier à un personnage sans cheveux (comme un smiley !) qu’à une personne dont nous n’aimerions pas avoir la coupe de cheveux. Et même si la calvitie naturelle est liée à la virilité, l’absence de cheveux permet aussi de dé-genrer partiellement une personne.
Mais la calvitie, c’est aussi un classique de l’imagerie du futur :
La calvitie, en science-fiction, est souvent présentée comme une évolution, comme notre futur, ou comme l’état naturel d’espèces extra-terrestres supérieurement intelligentes. On peut aussi voir dans la calvitie, lorsqu’elle est utilisée comme signe, un abandon de notre héritage animal : Desmond Morris qualifiait l’humain de « singe nu », et il est vrai que notre pelage est discret, comparément à celui de nos cousins primates, mais nous n’en sommes pas moins couverts de poils. Perdre jusqu’à nos cheveux, c’est s’éloigner de notre famille biologique, voire de notre état biologique.
Chez les femmes, l’absence de cheveux peut avoir plusieurs significations, mais c’est toujours la disparition d’un attribut de la féminité, qu’il s’agisse d’un renoncement volontaire destiné à revendiquer une indifférenciation sexuelle, un renoncement aux passions matérielles ou à la séduction (femmes moines bouddhistes, épouses dans le judaïsme hassidique), ou une punition infligée (femmes tondues, femmes déportées).
Dans le visuel de la publicité qui nous intéresse, si la calvitie permet à une femme de s’identifier au personnage, c’est, à mon avis, en acceptant un certain ordre viril — mais j’admets que ces questions méritent d’être traitées de manière bien plus fine, je m’arrête avant qu’on m’accuse d’élucubrer.
Reste, me semble-t-il, que le calvitie du personnage figuré répond au concept de « transformation » annoncé par le slogan. Il serait ici question d’une transformation radicale, voire d’un renouveau, d’une renaissance (qui dit renaissance dit naissance : le bébé est — typiquement en tout cas — chauve !). Cette transformation est « digitale », il s’agit de se « propulser dans l’ère numérique », mais aucun accessoire high-tech ne nous est présenté, c’est clairement l’humain (ses habitudes mais aussi sa nature) dont on nous promet une brutale transformation à venir : c’est l’homme qui va changer pour s’adapter à la machine et non le contraire. D’une bête publicité pour une école de commerce, il me semble que nous glissons vers une propagande transhumaniste vaguement menaçante !
Le paysage, quant à lui, est passablement intriguant aussi, à cause de son ambiance chromatique et lumineuse. Si l’image de la ville elle-même est un peu brumeuse et délavée, elle est traversée par une langue de lumière assez forte qui évoque le soleil levant ou couchant.
Lorsque l’on demande à Google de comparer cette image à d’autres, le résultat est plutôt éloquent :
…On trouve quelques belles photos de nature dans les brumes du petit matin, mais aussi quelques images macabres de catastrophes, comme une photographie des restes des tours jumelles du World Trade Center, mais aussi des images issues de diverses œuvres de science-fiction post-apocalyptique, des illustrations de cataclysmes écologiques, ou encore des évocations religieuses. Ce paysage urbain n’est donc pas neutre. Associé au message (« la transformation ») et à la figure d’homme qui se trouve au centre de l’image, il promet un bouleversement radical. Bouleversement qui peut même constituer une menace vitale pour ceux qui n’auront pas su l’anticiper : qui veut être un « left-behind », c’est à dire un de ceux qui, au moment de l’Apocalypse, ne feront pas partie des élus « ravis » par leur divinité de tutelle ?
La fin d’un monde, voilà qui semble peu plus excitant et que de présenter des hommes luttant contre la trabspiration dans de ternes costume-cravate en faisant semblant, d’un œil, de s’extasier devant des powerpoints, tandis que l’autre œil est libidineusement rivé sur le décolleté d’une belle stagiaire qui distrait son ennui en guettant les notifications Facebook sur son smartphone — ce qui me semblerait pourtant pourtant (de loin, car je connais bien mal) une description plus réaliste de la vie de bureau à l’ère de la « transformation digitale ».