Le 6 août 1945

Aujourd’hui est le soixante-dixième anniversaire de l’explosion de la bombe atomique qui a ravagé Hiroshima. C’est la triste occasion de rappeler un peu les conditions dans lesquelles les choses se sont passées.

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Keiji Nakazawa (1939-2012) se trouvait à Hiroshima ce jour-là. Devenu un auteur de mangas dans la veine d’Osamu Tezuka, il a d’abord essayé de traiter de l’histoire par la fiction, puis a commencé à publier des travaux autobiographiques tels que Je l’ai vu!, en 1972.

Alerté par une lettre d’Albert Einstein (et Leó Szilárd1) qui lui expliquait en 1939 que l’Allemagne Nazie s’apprêtait à disposer d’une arme d’un genre nouveau et aux capacités de destruction jamais vues, le président Roosevelt avait lancé aussitôt ce qui est devenu en 1942 le Projet Manhattan, programme de construction de la bombe atomique disséminé entre plusieurs universités américaines de premier plan (ainsi que des centres de recherche britanniques et canadiens), coordonné depuis Oak Ridge dans le Tennessee, et dont le développement final s’est fait à Los Alamos, au Nouveau Mexique, lieu que le directeur du projet, Robert Oppenheimer, jugeait un peu plus sûr en cas d’accident. On estime que 130 000 personnes ont collaboré plus ou moins directement au projet, qui a pourtant réussi à rester un secret jusqu’au 6 août 1945 à 8 heures, seize minutes et deux secondes, instant de l’explosion de « Little boy » sur Hiroshima. Des scientifiques de premier plan y ont collaboré, à commencer par les prix Nobel Niels Bohr et Enrico Fermi, mais certains ont refusé, comme Norbert Wiener, le père de la Cybernétique. Le projet a coûté deux milliards de dollars de l’époque, soit 26 milliards d’aujourd’hui — ce qui n’est jamais que le double de ce qu’ont coûté les jeux olympiques d’Athènes en 2004… et la moitié de ce qu’ont coûté les jeux olympiques d’hiver de Sochi, en Russie, il y a deux ans.

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L’œuvre qui l’a rendu célèbre est Gen d’Hiroshima, publié en 1973 sous forme de manga puis adapté deux ans plus tard en dessin animé. Une longue partie de Gen d’Hiroshima est consacrée à raconter la vie de sa famille, plutôt originale du fait du pacifisme affiché de son père, dans les semaines qui ont précédé l’explosion.

De manière assez ironique, l’avance scientifique américaine, notamment dans son programme nucléaire, était due en grande partie à des savants qui avaient fui l’Europe nazie, et notamment les savants juifs. On connait la phrase célèbre du mathématicien David Hilbert lorsque le ministre de l’éducation Bernhart Rust lui avait demandé comment se portaient les mathématiques à l’université de Göttingen à présent qu’elle était « libérée de l’influence juive ». « Des mathématiques à Göttingen ? Il n’y en a plus guère », avait répondu Hilbert. La mécanique quantique et la théorie de la relativité, qui fondent la physique moderne qui a conduit au développement de la bombe, avaient particulièrement la réputation de constituer une « science juive », et n’étaient de ce fait pas bien vues du régime, ce qui avait un peu entravé les travaux de Werner Heisenberg, prix Nobel, qui était resté en Allemagne moins par conviction nazie que par conviction d’être du côté du plus fort. De fait, si les recherches nazies en armement atomique ont persisté jusqu’à la fin de la guerre, celles-ci ont pâti d’un certain désinvestissement de la part du régime, qui s’intéressait nettement plus au développement des missiles de Wernher Von Braun2, d’un grand intérêt tactique face à la Grande-Bretagne. Quelle que soit la raison du retard allemand, Franklin Roosevelt est mort alors que la capitulation de l’Allemagne mais aussi du Japon n’étaient qu’une question de semaines. Il s’était bien gardé de signaler à son vice-président Harry Truman, dont il se méfiait, l’existence de la bombe atomique. La bombe avait sans doute vocation à rester un projet ultra-secret comme le célèbre ordinateur britannique Colossus, intégralement détruit après la guerre, et dont on n’a appris l’existence que vingt-cinq ans après. Lorsque Roosevelt est mort, Robert Oppenheimer a organisé une cérémonie d’hommage à Los Alamos, car les scientifiques qui avaient fait la bombe avaient en grande partie accepté cette tâche parce qu’ils étaient convaincus de la grande sagesse de Franklin Roosevelt.

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Nakazawa raconte de manière poignante le moment où, avec sa mère enceinte, il a tenté d’extraire son frère, sa sœur et son père des ruines de leur maison, en flammes, puis les a vu mourir brûlés sans pouvoir faire autre chose que d’emmener sa mère au loin.

Les scientifiques avaient eu raison d’avoir confiance en Roosevelt, et Roosevelt avait eu raison de se méfier de Truman. Il ne devait pas être le seul à le faire, puisque ce n’est que deux semaines après sa prise de fonctions que le nouveau président s’est fait expliquer en détail les capacités de la bombe atomique.
Très enthousiaste, il a voulu qu’un premier test (certes programmé du vivant de Roosevelt) soit réalisé aussitôt, cela a été l’explosion de Trinity, dans le Jornado del Muerte, un bassin désertique du Nouveau-Mexique, le 16 juillet 1945. Le succès de l’opération a été total, et la décision de bombarder le Japon avec le même genre d’engin a été prise.
L’immense savant John Von Neumann, tout aussi enthousiaste que Truman, a calculé lui-même l’altitude optimale à laquelle faire exploser la bombe pour être certain de causer des dégâts maximaux. Il a milité pour que le site choisi soit l’ancienne capitale impériale et culturelle du Japon, Kyoto, dont la destruction plongerait les Japonais dans un désespoir infini. D’autres ont proposé des cibles symboliques mais ne causant pas de pertes humaines (par exemple une explosion en mer), mais ce sont finalement les modestes préfectures Hiroshima et Nagazaki qui ont été sélectionnées pour ce qui reste aujourd’hui encore les deux seuls exemples d’utilisation militaire de la bombe atomique.
Dans son article, le New York Times, qui a rapporté la nouvelle le jour même3, insistait sur l’avance scientifique américaine, sur le caractère extraordinaire de ce secret si bien gardé, et égrène divers chiffres : équivalent en tonnes de TNT, kilomètres carrés de terrain des centres de recherches, nombre d’employés, dollars, etc. Sur Hiroshima, s’ils ont bien signalé qu’il s’agissait d’une grande ville industrielle, ils en parlent comme d’un dépôt de munition, se gardant d’estimer combien des trois cent mille habitants de la ville y avaient perdu la vie. La pudeur avec laquelle l’article du New York Times néglige de parler des victimes civiles du bombardement (90 000, selon les estimations les plus basses) n’a pas dû beaucoup choquer, puisque depuis l’attaque de Pearl Harbour, qui vexe encore les étasuniens aujourd’hui, les Japonais n’étaient plus désignés que comme des monstres, des cafards ou autres animaux nuisibles. L’article explique qu’un ultimatum sybillin4 avait été envoyé aux japonais, les assurant qu’un déluge de feu s’abattrait sur eux s’ils ne capitulaient pas, et qu’ils n’en avaient pas tenu compte.

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On croise, au fil du récit, les visions terrifiantes qui marquent encore fortement la culture japonaise aujourd’hui et que l’on retrouve dans Akira, Dragon Head, etc. Mais ces images semblent parfois emprunter des choses aux aux dessins d’horreur qu’ont produit les auteurs d’estampes Kaidan de l’ère d’Edo.

On sait pourtant aujourd’hui que non seulement le Japon était à deux doigts de la capitulation, mais que Truman le savait et que son État-major désapprouvait l’utilisation de la bombe, inutile stratégiquement, mais aussi créée pour une raison devenue caduque, à savoir se maintenir au niveau scientifique de l’Allemagne. Car si le Japon avait été un empire martial terrible (les Coréens et les Chinois s’en souviennent), il ne participait pas à la compétition scientifique qui a mené à la bombe atomique.
La bombe n’était sans doute pas destinée qu’à impressionner le Japon, elle était aussi un message destiné à Staline : l’URSS travaillait depuis longtemps sur la bombe et étendait son influence sur l’Europe libérée. Juste après Hiroshima et avant Nagazaki, l’URSS a d’ailleurs déclaré la guerre au Japon (avec qui il se trouvait en conflit meurtrier depuis des années, mais sans que cela ait jamais été officiellement une guerre).
On sait que Truman avait d’ailleurs annoncé en personne à Staline qu’il disposait de la bombe en juillet 1945, et qu’il avait été déçu du peu de réaction du « petit père des peuples », lequel était en fait au courant depuis plus longtemps que Truman lui-même !
Quand j’étais collégien, on m’a vendu l’idée que la bombe atomique avait été un mal nécessaire pour interrompre ou du moins pour écourter la guerre. Il sera difficile de le savoir, puisqu’en Histoire avec un grand H, ce genre d’hypothèse ne peut se vérifier autrement que par la spéculation : la capitulation du Japon serait-elle arrivée trois semaines plus tard ou trois mois ? L’archipel aurait-il été occupé par l’armée rouge ? (nous vivrions dans un monde sans doute différent si ç’avait été le cas). En tout cas, la raison du lancement de la bombe semble avoir été une décision politique plus qu’un choix de stratégie militaire.

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Gen aide sa mère à accoucher d’une petite fille. Ils adoptent aussi un orphelin. La santé de la sœur de Gen décline et elle finit par mourir. L’histoire s’arrête un an et demi plus tard : Keiji Nakazawa ne s’est pas contenté de raconter la bombe, mais fait le récit très vivant d’un Japon en état de choc traumatique.

Ce qu’il est intéressant de voir (et cette fois, les œuvres de fiction nous sont d’un grand secours), c’est que la bombe atomique n’a pas tout de suite traumatisé les États-Unis. Si les scientifiques qui l’ont fabriquée ont eux-mêmes milité pour qu’elle ne soit jamais utilisée5 et que certains acteurs de l’histoire tels qu’Einstein ou Oppenheimer ont rapidement manifesté leurs regrets, le public semble avoir surtout retenu que les États-Unis d’Amérique étaient le pays le plus puissant du monde et le plus avancé scientifiquement6. Pas un mot sur les effets des radiations7 avant… le 29 août 1949, date de la première explosion d’une bombe atomique soviétique, et début officiel de la Guerre Froide. À partir de là, aux États-Unis et en Europe, la bombe atomique est devenu un souci majeur parmi les populations et dans les fictions, notamment cinématographique (Five, 1951 ; Split Second, 1953 ; The Atomic Kid, 1954 ; Kiss Me Deadly, 1955), avec des temps forts fin 1950s-début 1960s (le terrible On the beach, de 1959, et The World, the flesh and the devil, la même année ; Fail-Safe et Doctor Strangelove en 1964 ; etc.) puis au milieu des années 1980 (Malevil, 1981 ; The Atomic Cafe et The Aftermath, 1982 ; Le jour d’après, 1983 ; Wargames, 1983 ; Quand le vent souffle, 1986 ; etc.).
Tant qu’elle n’était qu’étasunienne, donc, la bombe était une arme efficace, utile, qui n’avait servi qu’à abréger les souffrances qu’auraient causé une guerre interminable. Après, elle est devenu un danger existentiel pour toute l’humanité qui, pour la première fois, s’est sue capable de s’autodétruire et donc, d’être la cause de sa propre extinction.

  1. Grand physicien, parmi les premiers à avoir pressenti le potentiel militaire de l’atome (et plus tard parmi ceux qui le mettront en œuvre), Leó Szilárd a rédigé le brouillon de la lettre qu’a envoyé Einstein. Il était connu pour sa capacité à prédire les grands événements géopolitiques et, c’est moins connu, a publié un recueil de nouvelles de science-fiction, The Voice of the dolphins (1961). []
  2. Lequel contribuera aussi à la science américaine, mais après la guerre, en fondant la Nasa. Notons que l’Allemagne avait avant guerre une avance scientifique en informatique, grâce à Konrad Zuse, mais là aussi, le régime, peu avisé, n’a pas investi dans cette invention incompréhensible — ce qui n’a pas empêché l’organisation des camps de concentration de reposer sur la puissance des trieuses de cartes perforées d’une filiale allemande d’IBM, la Dehomag… []
  3. Le décalage horaire entre Tokyo et New York est de treize heures. []
  4.  » If they do not now accept our terms, they may expect a rain of ruin from the air the like of which has never been seen on this earth. » : cela faisait des mois que le Japon était soumis à des bombardements ravageurs — bien plus ravageurs en termes de destruction que la bombe atomique, d’ailleurs, il suffit de se souvenir du bombardement de Tokyo qui, dans la seule nuit du 9 au 10 mars 1945 avait tué plus de 100 000 civils. []
  5. Leó Szilárd avait par exemple rencontré Roosevelt pour le convaincre de ne pas utiliser la bombe. []
  6. Albert Camus, dans Combat, fustige cette fascination du progrès : « On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ». []
  7. Les effets des retombées radioactives de la bombe ont été observés immédiatement, comme le montre cet extrait de James de Coquet, correspondant du Figaro un mois après l’explosion dans un très bel article : « Les troubles qu’elle [la radiation atomique] provoque dans l’organisme sont encore mal connus. Ce qu’on sait, c’est qu’elle affecte le système sanguin et détruit les globules blancs. Le sang ne coagule plus et les victimes présentent des symptômes d’hémophilie. Des habitants d’Hiroshima qui n’avaient reçu aucune brûlure, aucune contusion, sont morts par centaines dans le mois qui a suivi l’explosion ».
    Mais le grand public n’a largement pris conscience de cette question que des années plus tard, par exemple avec  Apocalypse de l’atome, un livre publié en 1958 par le grand reporter suisse Fernand Gigon. []
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6 réponses à Le 6 août 1945

  1. Antoine Lé dit :

    La lettre d’Einstein, disponible sur Wikipedia :

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Lettre_Einstein-Szil%C3%A1rd#/media/File:Einstein-Roosevelt-letter.png

    Einstein y fait bien plus qu’évoquer l’existence de travaux allemands, et formule des demandes de moyens très précises.

  2. agumonkey dit :

    Pour rajouter une couche sur l’inutilite du bombardement, les recherches d’Hasegawa, qui si j’ai pas trop compris de travers, implique que les deux explosions n’ont pas ete vues comme de gros degats par le gouvernement japonais (techniquement pas plus que des affrontements normaux) et que le soit disant ascendant psychologique gagnes par les USA etait autogenere.

    https://www.google.com/search?q=hasegawa+atomic+bomb

  3. Bishop dit :

    Beau résumé Jean-No. je suis surpris par contre que tu ne cites pas The Bomb de Peter Watkins, film non diffusé à l’époque car jugé trop alarmiste et qui met encore de grosses claques quand on le regarde aujourd’hui (en tout cas quand je l’ai vu cela fonctionnait encore méchamment).

    Sinon le débat sur Hiroshima perdure j’ai l’impression…. On entend souvent tout et son contraire pour les justifications.

    • Jean-no dit :

      @Bishop : oui oui, The Bomb, bien sûr. Je ne l’ai pas vu mais il est dans ma liste de films.
      Sinon, pour Hiroshima, le débat ne risque pas de tarir, vu les enjeux. Et va savoir si les décideurs ont su consciemment eux-mêmes, en leur temps, ce qui les avait amenés à effectuer leurs choix.

  4. Lnk75 dit :

    Fabrice d’Almeida et Anthony Rowley envisagent, dans un chapitre de leur livre « Et si on refaisait l’histoire », l’hypothèse que la bombe n’ait pas été prête en août 45. De mémoire, ils considèren’y que le Japon aurait encore combattu plusieurs mois et qu’il y aurait eu autant de morts, mais étalés sur une plus longue période.
    https://www.odilejacob.fr/catalogue/histoire-et-geopolitique/histoire/et-si-on-refaisait-lhistoire-_9782738126375.php

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