Vincent Glad a publié un article très drôle sur le « phénomène Bugarach » : la presse s’y rue pour aller à la rencontre des fous qui croient que le lieu sera l’unique endroit épargné par la fin du monde, mais ils n’y rencontreront que d’autres journalistes, car les gens qui « croient » à Bugarach sont vraisemblablement une pure invention journalistique.
La méthode d’enquête de Vincent Glad pêche un peu sur un point : il part du principe qu’une chose ne peut exister qu’à condition de pouvoir se trouver sur Internet. Or dans les recoins crapuleux des grandes surfaces culturelles et surtout dans de petites librairies ultra-spécialisées, il existe une littérature occultiste, ésotériste, new-age, templariste, rosicrucienne, qui, depuis longtemps, s’intéresse à Bugarach et y fait le lieu où serait caché un trésor surnaturel. Même s’ils utilisent le web, les occultistes ne mettent jamais tous leurs « secrets » sur Internet, puisque l’autorité des essayistes et/ou gourous du genre repose justement sur le fait de prétendre disposer de secrets extraordinaires et auxquels on peut se faire initier de manière extrêmement progressive — et généralement onéreuse.
Je n’ai pas une connaissance exhaustive de ce genre de littérature, loin de là, mais on trouve facilement avec google books des mentions du pic de Bugarach comme lieu magique, mystérieux, où sont censés se rencontrer d’autres dimensions, etc.
De même que les sectes apocalyptiques ont un souverain mépris pour la « prédiction maya » du 21/12/2012, il est probable que les ésotéristes sérieux (enfin « sérieux », je me comprends) qui s’intéressent à cette montagne désapprouvent la frénésie médiatique actuelle : ce n’est plus « leur » Bugarach, mais un défilé grand public de curieux qui viennent voir les journalistes qui viennent demander au maire s’il a vu des curieux,…
Sur le rapport entre Bugarach et fin du monde, il est probable, donc, que Vincent ne se trompe pas.
Mais qu’est-ce que le Pic de Bugarach a de particulier, pour finir ? Pas mal de choses, en fait. Phénomène géologique original, il s’agit d’une montagne dite « inversée », dont les sédiments les plus élevés sont aussi les plus anciens géologiquement parlant. Ne me demandez pas ce que ça signifie exactement. Le phénomène n’est apparemment pas banal, sans être pour autant unique. L’aspect esthétique de ce monticule de 1230 mètres de haut est, m’a-t-on dit, très plaisant.
Ensuite, Bugarach est en pays cathare et tire peut-être sa dénomination des « bougres », qui a été un nom donné aux Cathares. Les Cathares ne sont pas un simple christianisme hérétique parmi d’autres, il s’agit d’une religion plus ou moins gnostique, basée sur une vision de la création comme lieu d’une lutte entre le bien et le mal et qui, pour retourner au bien, doit disparaître, en tout cas dans sa conformation matérielle : c’est le mal, le diable, qui fait que nous existons.
Bugarach se trouve aussi à proximité de Rennes-le-Château, haut-lieu de l’ésotérisme puisque beaucoup pensent que c’est là que se trouve le trésor des templiers, le tombeau du roi Alaric, voire même la dépouille de Jésus.
Bugarach se trouve aussi sur le trajet du Méridien de Paris, défini le 21 juin 1667 et patiemment tracé par la famille Cassini à partir du site de l’observatoire de Paris, et qui a un temps été concurrent du méridien de Greenwich comme méridien de référence, c’est à dire comme milieu (vertical) du monde. Le Méridien de Paris a une importance dans la littérature ésotérique, par exemple dans le célèbre et comique Da Vinci Code.
Un amateur d’ésotérisme Apocalyptique notera que le 21 juin est le solstice d’été (et le 21 décembre, le solstice d’hiver), mais aussi que 1667 est 1+1000+666, soit l’an 1 (naissance de Jésus) + 1000 (durée du millenium, période pendant laquelle le diable reste enchaîné avant la bataille d’Armageddon) + 666 (le nombre de la bête). Comme l’a montré Umberto Eco dans son Pendule de Foucault, il est assez facile et amusant de créer ce genre de correspondances, il ne reste ensuite plus qu’à trouver ceux qui ont envie d’y croire.
Apparemment — mais j’ignore à quand cela remonte —, Bugarach est un lieu prisé des ufologues, puisque l’on y aurait aperçu moult apparitions d’objets volants non-identifiés, au point que certains prétendent que le roc, pour reprendre les mots de Vincent Glad, « cache un garage à ovnis ».
Ce brouet, pour le coup, colle bien au 21 décembre 2012, qui, de la même manière, mélange un peu tout : extra-terrestres, catastrophes naturelles géologiques ou cosmiques, etc.
Quoi d’autre ? Bugarach est surtout un village pittoresque du massif viticole des Corbières, dont la population, inférieure à deux-cent habitants, hésite entre l’effroi et la délectation à vivre (et à entretenir ?) son quart d’heure de célébrité médiatique…
(Photos : Thierry Strub, Photo du Pic de Bugarach, 2007, licence Creative Commons ; ArnoLagrange, Pic de Bugarach cirque oriental, 2008, licence Creative Commons BY-SA-3.0 ; Claude Closky, Soucoupe volante, pont Mirabeau (2), 1996, tous droits réservés)