Game of thrones, art pompier du XXIe siècle
février 2nd, 2015 Posted in SérieÀ la fin des années 1970, et malgré une TVA défavorable en France pour les œuvres pornographiques1, le cinéma érotique (Emmanuelle, The devil in miss Jones) ou réservé aux adultes (L’Empire des sens, le Dernier tango à Paris) atteint un public plus large que jamais. Quelques années plus tard, ce même public, sans cesser de croître, désertera les salles de cinéma, au profit de la vidéo. C’est juste avant cette transition que le réalisateur Tinto Brass se voit confier par l’éditeur Penthouse la réalisation de Caligula (1979), un péplum érotique à très grand budget dans lequel jouent notamment Malcolm McDowell (Orange mécanique), Helen Mirren (The Queen) et Peter O’Toole (Lawrence d’Arabie). Les producteurs du film y ajouteront, contre l’avis du réalisateur (qui désavouera le film, pourtant son plus célèbre) et à l’insu des acteurs, des plans nettement pornographiques. Puisque Caligula était un empereur pervers et sadique, le film regorge aussi de meurtres et de scène de torture sanglantes. Enfin c’est le souvenir que j’ai de ce film, vu en VHS il y a une trentaine d’années…
C’est à peu près ce genre d’ambiance que je retrouve dans Game of Thrones, dont je viens juste de visionner trois saisons2, et que je trouvais aussi dans les séries Rome et Deadwood, deux séries historiques produites par HBO. Toutes ces séries sont également bien fichues : acteurs incroyables, personnages aux multiples facettes, décors somptueux, etc., mais leur mécanique, qui consiste à placer dans un « ailleurs » passé ou imaginaire toutes sortes de fantasmes ne me semble pas spécialement moderne, la peinture académique du XIXe siècle, par Couture, Cabanel, Gérome, ou Rochegrosse, ne faisait rien d’autre, et c’est aussi la formule de la collection de bandes dessinées Vécu, chez Glénat : de l’histoire et des fesses. Une formule un brin putassière3, à but cathartique : voir exprimées à l’écran des passions et des pulsions proscrites dans la vie réelle. Pourquoi pas, pourquoi pas, mais je me demande tout de même ce que ce besoin de sang et de stupre dit sur notre société, ou quelle est l’utilité de l’entretenir avec tant de complaisance. Le défoulement est aussi présent dans la grossièreté de la plupart des personnages qui, quel que soit leur rang social, ont un langage de charretiers et passent leur temps à se promettre viols, émasculations et autres. Enfin, les rapports incestueux ne sont pas rares.
Avec Game of thrones, j’atteins un peu mes limites personnelles, et je suis même embarrassé : l’univers est bien campé, le récit est palpitant, dès qu’un épisode est terminé il est irrésistible de lancer le suivant, pour savoir comment va tourner la situation, ce que va devenir tel personnage, etc., mais le visionnage se fait au prix d’un certain déplaisir, dû à une insistance particulière sur les meurtres sanglants et la cruauté. Le télescopage d’images de belles femmes dénudées, voire d’ébats sexuels, avec des scènes d’assassinats brutaux ou de torture, renvoient certes à l’opposition « Éros contre Thanatos » qu’affectionnaient Freud ou Georges Bataille (la volupté comme moyen de conjurer l’angoisse de la mort), mais relèvent aussi du puritanisme, puisque la délectation face à l’exposition du corps et de la sexualité est aussitôt punie par des images déplaisantes, qui permettent d’entretenir un certain sentiment de culpabilité. Au delà du puritanisme, cette manière de jouer méthodiquement et régulièrement avec des émotions reptiliennes opposées — le plaisir et le déplaisir —, dont chacune est utilisée pour rendre l’autre acceptable, ressemble fort à une technique de manipulation psychologique, ou même neurologique4 à base d’alternance de punitions et de récompenses. Il est un peu vexant, en tant que spectateur, de se sentir si grossièrement traité en rat de laboratoire par les scénaristes, et si cela ne me gâche que partiellement le plaisir, je connais beaucoup de gens qui ont délaissé très tôt la série par lassitude du procédé ou parce que les images censées choquer dépassaient d’un cran ce qu’ils se sentaient capables de s’infliger.
On dit souvent que la série télévisée, depuis près de deux décennies, est en avance sur le cinéma, qu’elle draine les meilleurs acteurs et les plus gros budgets, propose les sujets les plus audacieux, les personnages les plus complexes. C’est à mon sens assez faux : certes, la série a un peu changé, et a dépassé le stade plan-plan de L’Homme de fer, Kojak, Columbo, l’Incroyable Hulk, Flipper le dauphin, Drôles de dames, etc.5, où les personnages principaux étaient des héros vertueux qui chaque semaine résolvaient d’improbables enquêtes en caricaturant toujours plus leur propre personnage. Il persiste cependant de nombreuses séries à la mécanique redondante, par exemple House M.D. ou Mentalist, mais celles-ci s’imposent désormais de complexifier la psychologie de leurs protagonistes, de faire évoluer ces derniers, et de développer un « arc narratif » qui permet de visionner une série pour chacun de ses épisodes pris indépendamment, mais aussi comme un feuilleton, avec une méta-trame qui court sur la longueur d’une saison entière. Je remarque que ce principe de l’arc narratif est à son tour devenu un académisme puisque beaucoup de séries s’en imposent de manière artificielle ou inutile. Et cet « âge d’or » des séries actuelles que l’on nous vante, loin d’être toujours audacieux, regorge de sujets de société à la mode (l’homosexualité, les revendications d’égalité sexuelle, le rapport à la religion, mais aussi la peur de l’Orient, bien présente dans Game of thrones, bien que l’action ne se déroule pas dans notre monde) et d’automatismes scénaristiques : retournements de situation et fins ouvertes (techniques narratives mises au point par les feuilletonistes du premier tiers du XIXe siècle !) et situations psychologiques contradictoires (le « méchant » sentimental, le « gentil » grossier, les gens qui se détestent mais finissent par tomber amoureux, les ennemis jurés qui se respectent…).
Pas si moderne, tout ça ! Alors je ne pense pas que le cinéma soit en retard, car si les films qui attirent le plus large public ne sont pas forcément très audacieux ou ne sont subversifs que sous le masque d’une certaine banalité, il existe aussi tout un cinéma indépendant, underground, queer, documentaire, contemplatif, abstrait, arty, etc., qui tente d’amener au public des choses qu’il n’a jamais vues, et qui bien entendu le paie souvent chèrement, car si le public aime la nouveauté, c’est rarement au prix de l’abandon de ses repères et de ses préjugés en matière de forme comme de fond.
Ce qui, au fond, me chagrine le plus dans Game of thrones, c’est le rapport que cette série entretient avec le corps nu, car tant qu’à l’exposer, pourquoi ne pas oser un peu de variété ? Pourquoi tous les torses d’hommes (sauf quelques brutes, sans doute) sont-ils glabres ? Pourquoi toutes les femmes ont-elles un pubis épilé ou taillé avec sophistication ? Pourquoi ont-elles peu ou prou le même genre de corpulence, la même peau de pêche, et semblent droit sorties d’un numéro du journal Playboy ? Il y a pourtant des personnages aux corps hors-normes, comme le nain Tyrion ou l’immense guerrière androgyne Brienne de Torth, mais l’un et l’autre ne sont pas vraiment exploités en tant qu’être charnels (même si Tyrion a une réputation de satyre), ce qui ne les empêche pas d’être des personnages forts. L’uniformité du corps dans la série est un peu triste, au fond, comparément à l’audace véritable, par exemple, dont faisait preuve Pier Paolo Pasolini avec sa trilogie de la vie (le Décaméron, les Contes de Canterburry, les Mille et une nuits), au début des années 1970, où il n’avait pas peur de chercher la beauté des visages et des corps ailleurs que dans les clichés, et à montrer que l’amour charnel peut être une chose légère, drôle, et bien entendu, naturelle.
- La fameuse loi Giscard sur le porno, en 1975, qui applique une TVA majorée de 20% sur ces films et les contraint à être exploités dans des salles spécialisées… [↩]
- Précisons que je n’ai pas lu les romans de Georges R.R. Martin qui ont inspiré la série télévisée. [↩]
- J’en parlais dans un précédent article : Du sérieux, des séries, des super héros. [↩]
- Chacun de nous possède des neurones miroirs qui réagissent de manière identique lorsque nous éprouvons quelque chose (une douleur, par exemple) et lorsque nous voyons quelqu’un d’autre éprouver le même phénomène. Ainsi, voir une personne se faire torturer est, à un niveau neurologique, douloureux pour le spectateur. Je me demande à partir de quel moment notre cerveau décide de mettre en veille sa capacité à l’empathie : existe-t-il une accoutumance à la violence, est-ce que ce genre de spectacle nous désensibilise ? [↩]
- Il a toujours existé des séries plus originales, cependant, comme The Twilight Zone, Chapeau melon et bottes de cuir, Le Prisonnier, Les Envahisseurs,… et une bonne part de la mécanique des séries actuelles découle de séries ancinnes tels que Hill Street blues. [↩]
10 Responses to “Game of thrones, art pompier du XXIe siècle”
By Neovov on Fév 3, 2015
Contrairement à la majorité des gens, je n’ai jamais accroché à Game of Thrones. J’en ai ma claque de voir de « l’héroïque fantaisie » avec du sexe et du sang, comme tu le soulignes. Je préfèrerai voir une série portée sur le futur (il en existe, d’ailleurs j’ai essayé de regarder un épisode de « The 100 » avant d’avoir des envies de suicide).
J’ai d’ailleurs l’impression que c’est une mode, à la télévision et au cinéma, depuis quelque temps, de faire dans le facile, de jouer avec les bas instincts. Je suis resté un peu bloqué dans le cinéma des années fin 70 et 80, qui travaillait un peu d’autres thèmes.
J’aimerai bien ton avis sur Breaking Bad qui est assez esthétique par moment et aussi sur Ghost in the Shell (la série — qui a déjà 13 ans) qui traitait de sujets bien plus intéressants et travaillés.
By Jean-no on Fév 3, 2015
@Neovov : pas encore vu Breaking bad, ça m’a l’air sordide, j’arrive pas à avoir envie de me lancer :)
Pas vu non plus la série GITS.
By raph on Fév 3, 2015
À mon avis, la série qu’il faut que tu regardes, Jean-No, c’est Girls. Écrit/réalisé/joué par Lena Dunham, c’est la série actuelle qui a l’écriture la plus novatrice. Il y a, très souvent, un moment où je me dis : tiens, ça je ne l’aurais jamais vu ailleurs. Et les corps sont régulièrement nus et sortent un peu des canons usuels (bourrelets, tatouages, poils — et même positions sexuelles peu communes sur écran).
By Jean-no on Fév 3, 2015
@raph : on m’en a pas mal parlé, effectivement.
By Jan on Fév 15, 2015
Bonjour. Lecteur régulier (et généralement silencieux) je me permets une ou deux remarques. Tout à fait d’accord avec votre lecture d’un certain racolage dans Game Of Thrones (sans nier les qualités formelles et narratives de la série) qui provoquent effectivement une lassitude et l’impression d’être un peu pris pour un jambon ! Je n’ai pas vu Rome, en revanche je suis en total désaccord sur le fait d’assimiler Deadwood à cette tendance. Violence et sexualité, dans cette série-là, me semblent d’une part beaucoup plus « honnêtement dosées » et surtout beaucoup plus cohérentes avec le fond. Je pense notamment à l’une des plus éprouvantes séquences de la série, une bagarre à mort dans la boue, au cours de laquelle les hommes de main de deux hommes de pouvoir souffrent de façon interminable et presque insoutenable à la place de leurs « employeurs ». Je doute qu’aucun spectateur y prenne le moindre plaisir (même le plus refoulé), tant la scène dépeint le profond avilissement de ces deux bons soldats. Il me semble aussi que la sexualité joue un rôle clé mais assez atypique dans Deadwood. L’émancipation d’une prostituée, l’échappatoire de Calamity Jane et deux ou trois exceptions tout aussi positives contrastent avec les éprouvantes visions de la prostitution forcée, qui semble être un sujet concernant toutes les civilisations, aussi bien dans l’Ouest sauvage qu’ici et maintenant. Il me semble que Deadwood dépeint sans complaisance la domination masculine, la violence et la barbarie des rapports que la plupart des mâles de la série entretiennent avec les femmes, mais évoque positivement l’espoir d’une alternative. Évidemment, il faudrait entrer dans les détails et illustrer d’extraits pour étayer ce point de vue. En tous cas, je vois une grande différence de propos et de méthode entre les deux séries. Ce qui ne m’empêche pas d’apprécier énormément ce blog !
By Jean-no on Fév 16, 2015
@Jan : la dénonciation de la domination masculine est à double-tranchant car elle s’accompagne parfois d’une certaine complaisance, c’est ce que je reproche à la première saison (pas vu la suite) de Mad Men. Deadwood est moins typique, par contre il y a un plaisir évident au défoulement et à l’utilisation constante d’injures dont je ne parierais pas qu’elles aient été si fréquentes à l’époque décrite. Chaque série est différente, mais je vois une constante : utiliser un ailleurs (passé ou pure fantaisie) pour y faire vivre à l’image des situations qui seraient difficiles à caser dans la société contemporaine.
By Wood on Fév 22, 2015
Encore pire, encore plus putassier que Game of Thrones, il y a Spartacus. C’est super mal écrit mal joué et on sent bien qu’ils ont comblé tous les vides du scénario avec des scènes de sexe et/ou de violence. Pour le coup, ça s’inscrit bien dans la lignée de Caligula (mais en beaucoup plus moche).
By Jean-no on Fév 22, 2015
@Wood : ça donne pas trop envie, dit comme ça !
By RLC on Sep 13, 2017
La constante augmentation de la violence, du sexe, de la dépravation.. du crime et du vice en général dans les films en Occident n’est en rien anodin et clairement identifiable comme une volonté consciente ou inconsciente de ceux qui nous dirigent, des producteurs et tout ceux qui sont aux manettes dans le cinéma (surtout Hollywood) de répandre le chaos dans nos sociétés..
Comme vous l’avez très bien souligné, nous disposons de ce qu’on nomme des neurones miroirs, si les gens supportent de voir des horreurs, des perversions etc (idem pour le porno), ils sont tout simplement dégénérés (ou l’ont été), pensant que si les autorités publiques autorisent la publication de ces productions alors c’est que c’est regardable et que c’est eux qui auraient un problème si ils ne supportent pas le visionnage..
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut voir du coté de la franc-maçonnerie et de la secte frankiste qui ont tout 2 pour dogme ordo ab chaos (ordre après le chaos) et la destruction libératrice
Pour ma part j’ai même pas fini la 1ère saison de GoT tellement ça devenait abominable avec le temps..
By Jean-no on Sep 13, 2017
@RLC alors là on est dans le complotisme à deux sous ! HBO vend ce qui se vend. Quand une série n’a ni public ni bonnes critiques (Treme ou The Wire n’ont pas eu énormément de public mais ont eu de bonnes critiques), ils n’insistent pas trop. Un certain appétit pour la violence existe chez chacun de nous, il suffit de voir les embouteillages que provoque le spectacle d’un accident de voiture. Et quant à l’intérêt coupable pour le spectacle du sexe, il existe chez nos cousins chimpanzés ! Le fait que ces spectacles provoquent des sentiments ambivalents (culpabilité du voyeurisme, empathie avec la douleur) participe de leur succès, à mon avis.
Le spectacle de la violence crée-t-il du chaos, au fait ? Je ne crois pas du tout. Au contraire, il a tendance à inhiber, ce qui explique que, alors que le niveau de violence télévisuelle (y compris journal télé) est élevé, nous sommes dans la période, en France, où les meurtres et la violence sont plus rares que jamais.