Noah (2014)

Intéressant objet que ce film où Darren Aronofsky tente de raconter les quatre courts chapitres de la Genèse1 qui font le récit de l’histoire du patriarche Noé. Il le fait sans chercher à en évacuer les bizarreries et en s’inspirant vraisemblablement d’apocryphes comme le livre d’Henoch, puisque l’on y rencontre notamment des anges déchus. Il y amène une hypothèse pour le coup très contemporaine : Dieu (jamais nommé ni surnommé, mais juste désigné comme « il » ou « lui »), dégoûté de la corruption des hommes, décide de supprimer de la face de la Terre la vilaine bestiole qu’il a créée à son image, et charge Noé (Russell Crowe, très bien) de sauver toutes les autres espèces.

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Comme Noé et sa famille ne pourront pas avoir de descendance, l’intention du tout-puissant semble claire pour le patriarche : les siens ont pour destin d’être les derniers de leur race, ils ne sont pas bénis ou sauvés, ils ont une tâche à accomplir, et pour cela ils doivent se montrer égoïstes, sans pitié, et laisser mourir noyées des millions de personnes. Sa famille comprend mal son acharnement et sa cruauté lorsque Noé refuse une compagne à Cham, interdit à Sem d’avoir des enfants, et décrète que son cadet Japhet enterrerait tous les siens et serait l’ultime homme à avoir vécu sur la Terre2. Mais finalement, Noé se laisse attendrir et ne parvient pas à assassiner les deux petites-filles que lui ont donné Sem et Ila (Emma Watson). Arrivé sur la terre sèche, il part vivre à l’écart, se saoule et se retrouve nu et minable, puis finit par retrouver son épouse, tandis que son fils Cham quitte la tribu.

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Darren Aronofsky tente ici une synthèse personnelle et investie, comme on dit, de différentes traditions canoniques et apocryphes. Il essaie aussi d’accorder le mythe de la création à l’évolutionnisme darwinien (qui est en quelque sorte validé par une vision accélérée de l’histoire de la vie sur Terre), et de donner au récit biblique ce que lui ôtent systématiquement les autres adaptations : son statut de premier livre de « Fantasy », avec géants et anges déchus. Sans surprise, la 3D s’accorde assez bien au romantisme pompier du XIXe (les déluges de Francis Danby, Gustave Doré ou Léon Comerre ont sans doute servi de source d’inspiration), mais on regrettera, du point de vue visuel ou scénaristique, un étonnant manque de force des ténèbres : on ne se demande à aucun instant si même Noé a été abandonné, si le Soleil a disparu pour toujours (nous connaissons la fin de l’histoire, bien sûr, mais on a l’impression que Noé et sa famille aussi !), on s’inquiète surtout d’une histoire de passager clandestin pour le moins cousue de fil blanc.

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Le Noé d’Aronofsky est végétarien, et refuse de faire le moindre mal à la moindre bête inutilement, et ce, bien avant d’avoir été chargé de sa mission de gardien de zoo flottant.
Or si on se souvient du livre,  la première chose que fait Noé en sortant de l’Arche, c’est de sacrifier des animaux, pour le plus grand plaisir du tout-puissant :

« Noé bâtit un autel à l’Éternel ; il prit de toutes les bêtes pures et de tous les oiseaux purs, et il offrit des holocaustes sur l’autel. L’Éternel sentit une odeur agréable, et l’Éternel dit en son cœur : Je ne maudirai plus la terre, à cause de l’homme, parce que les pensées du cœur de l’homme sont mauvaises dès sa jeunesse ; et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant, comme je l’ai fait.  Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront point »3

Après quoi, il institue l’homme en maître de la Terre, lui donne le droit d’être aussi carnivore qu’il en a envie, à condition de vider les bêtes de leur sang (ici associée à l’âme, du moins dans la traduction de Louis Segond) avant de les consommer :

« Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit : Soyez féconds, multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela comme l’herbe verte. Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang »4

Dans le film, Cham s’attire la méfiance de Noé parce qu’il est attiré par la chasse, par le sang, et trahit même sa famille et Dieu lui-même, en s’alliant avec l’homme qui a assassiné son grand-père !

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C’est peut-être le passage troublant du film, qui ne dit pas tout : sa lignée a été maudite par Noé car Cham a vu ce dernier dénudé et a été dénoncé de ce crime (par son frère Sem, selon la tradition) :

« Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne. Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères. Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père. Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. Et il dit: Maudit soit Canaan ! qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! Il dit encore: Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! »5

Ce récit a pesé sur l’histoire du monde, puisqu’on s’en est servi à plusieurs reprises : le pays de Canaan, le maudit, c’est la Palestine, que quelques générations plus tard les Hébreux recevront « en héritage », c’est à dire par la conquête militaire (mais l’archéologie actuelle semble démontrer que, contrairement à leur vantardises macabres, les Hébreux n’ont pas exterminé les Cananéens, ils ont cohabité). Par ailleurs, la traite esclavagiste arabe s’est appuyée sur les textes religieux pour justifier la traite des noirs6, les « fils de Cham », selon leur tradition.
Darren Aronofsky ne s’étend pas sur ces questions qui fâchent, du moins dans le film, car je suis curieux de voir ce que raconte sa bande dessinée7.

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Est-ce que je recommande ce film ? Il y a, derrière, une vision d’auteur, l’envie de réconcilier des univers distincts, et des moyens sérieux pour le faire. Bien entendu, c’est parfois un peu kitsch, et malheureusement, il arrive qu’on pique un peu du nez. Je l’ai vu en version française, j’imagine que j’y perds quelque chose. Les acteurs sont bien, notamment, pour ceux que je n’ai pas cités, Jennifer Connely (l’épouse de Noé), Anthony Hopkins (Mathusalem), et même Nike Nolte, qui a la forme d’un ange déchu devenu un monstre de pierre. Mais tout ça reste du spectacle, à la manière du Seigneur des anneaux, dans la version de Peter Jackson : bien fichu, de bons acteurs, beaucoup de moyens, mais un peu trop distancié pour être vraiment marquant.

  1. Genèse 678 et 9. []
  2. Dans la tradition, les trois fils de Noé emmènent leurs épouses, à qui ils ne tardent pas à donner des enfants. []
  3. Genèse 8:20-22 []
  4. Genèse 9:1-4 []
  5. Genèse 9:20-27 []
  6. La traite des noirs par les arabes commence au IXe siècle et n’a cessé qu’au milieu du XXe siècle, quoiqu’elle subsiste clandestinement au Soudan, notamment. Bien qu’elle se réclame de la religion, la traite raciste n’aurait pas plu au prophète de l’Islam qui avait été très clair en défendant Bilal, esclave affranchi et premier muezzin, et en disant que ses amis, ce n’était pas sa tribu, mais les gens pieux. []
  7. Avant d’être un film, Noé est une bande dessinée, scénarisée par Aronofsky et son ami Ari Handel, et mise en images par le canadien Niko Henrichon. []
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3 réponses à Noah (2014)

  1. Wood dit :

    Ce que Darren Aronofsky apporte à l’histoire, il me semble, c’est la dimension écologique : la descendance de Caïn (pour une raison inconnue plus fertile que celle de Seth), a proliféré sur toute la surface de la terre, bâti une société industrielle, épuisé les ressources naturelles, abattu tous les arbres et provoqué l’extinction de plusieurs espèces animales à force de les chasser (dont le chien-pangolin que l’on voit au début), et commence à souffrir de la faim. Si c’est suffisant pour provoquer un déluge, il est temps de construire une nouvelle arche…

    Dans la Bible, il n’est même pas envisagé que les ressources naturelles soient autre chose qu’infinies et entièrement à la disposition de l’homme, que Dieu a placé à la tête de la création.

    Curieusement, cette philosophie biblique, selon laquelle le rôle des animaux est de servir l’homme, est précisément celle que professe le méchant, Tubal-Caïn (dans la bible, le premier forgeron).

    Sinon Dieu, s’il n’est jamais nommé, est quand même désigné comme « le Créateur » à plusieurs reprises.

    Une autre chose intéressante est que Mathusalem semble capable s’accomplir des miracles de sa propre initiative, puisque Noé pense même qu’il vont à l’encontre des visées du Créateur.

    Enfin, comment Cham pourrait-il avoir une descendance s’il quitte la tribu et renonce à coucher avec ses nièces quand elles auront grandi ? Peut-être s’unira-t-il aux enfants d’Atrahasis, de Deucalion et Pyrrha ou de Manu ?

  2. 2goldfish dit :

    Il faut quand même mentionner un aspect un peu choquant : le choix de ne caster que des acteurs blancs. Le film n’a pas la prétention d’être historique, on est clairement dans le mythe, et c’est effectivement difficile de dire où vivait Noé et à quoi ressemblaient ses congénères, contrairement à Jésus ou Mahomet, par exemple, mais c’est quand un même un choix délibéré.

    Ari Handel, en interview, aurait dit qu’ils ne voulaient pas ressembler à une pub Bennetton ou à Star Trek, et que donc le choix d’acteurs blanc aurait été fait pour que tout le monde puisse s’identifier : http://www.complex.com/pop-culture/2014/04/ari-handel-casts-all-white-people-in-noah-film-to-respresent-stand-ins-for-all-people
    C’est assez bluffant comme manque de perspective…

  3. Wood dit :

    @2GoldFish : « tout le monde » = « tous les blancs ». Le racisme décompléxé…

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