En 1972, à l’initiative du Club de Rome, était publié le rapport The Limits to Growth (Les limites à la croissance), souvent appelé Rapport Meadows, du nom de deux de ses auteurs proéminents, Donnella et Dennis Meadows. Construit dans une perspective scientifique, ce rapport établissait un constat assez simple : la dynamique exponentielle de nombreux indicateurs (consommation, production, population), amènera l’Humanité à se heurter à des limites pragmatiques et connaîtra un épuisement de ressources autant dans le domaine du vivant que dans le domaine des minerais, du pétrole, de l’eau, etc.
En son temps, ce rapport avait connu un grand retentissement populaire mais avait été conspué par des personnalités telles que le « Nobel » d’Économie1 Friedrich Hayek, et avait vu son contenu caricaturé par nombre de commentateurs qui l’ont décrit comme une prophétie farfelue. Les auteurs du rapport avaient pourtant prudemment proposé plusieurs scénarios, variant leurs prédictions selon que le monde ferait le choix d’accélérer sa combustion ou au contraire de rechercher la stabilité. Cinquante ans plus tard, les observations du rapport semblent mutatis mutandis assez proches du scénario « business as usual », selon lequel nous avançons tranquillement mais sûrement vers une catastrophe. Cette étude est une référence pour écologistes, notamment les collapsologues qui cherchant à anticiper les conséquences économiques, sociales et géopolitiques des pénuries annoncées, et (parfois les mêmes), les « décroissants » et autres partisans d’une « sobriété économique », qui préfèrent un changement de mode de vie qui soit choisi plutôt que subi.
Même s’il ne s’appuie pas sur une méthodologie scientifique chiffrée, on peut s’émerveiller de voir qu’Eugène Mouton (1823-1902) avait prédit les mêmes problèmes cent ans avant les scientifiques du MIT2. Il l’a fait en 1872, donc, dans un ouvrage signé de son pseudonyme « Mérinos » et intitulé Nouvelles et Fantaisies humoristiques. Eugène Mouton/Mérinos a été un écrivain humoriste, mais il a d’abord eu une carrière de magistrat, terminée avec une charge de procureur impérial dans la ville de Rodez. Le succès de ses pastiches et de ses textes légers lui a permis de démissionner et de quitter le service de la justice pour la seule littérature. Au cours de sa carrière d’auteur, il a aussi publié des ouvrages sérieux consacrés au droit ou à l’Histoire.
Le texte, qui s’intitule La Fin du Monde, rappelle en introduction que tout ce qui existe a un début et une fin et que ce sera le cas de la Terre. Mais l’auteur affirme : « [la Terre] ne mourra pas de vieillesse ; oui elle mourra de maladie ; Par suite d’excès ». Il développe en parlant de l’accélération du développement technique et démographique de l’Humanité, et de la manière dont l’activité humaine altère la nature :
En même temps on plante de tous les côtés; on défriche, on invente des assolements fécondants et des cultures intensives ; on compose des engrais artificiels qui doublent le rendement dos terres ; […] et puis on brûle des millions de tonnes de houille, sans compter qu’on perfectionne incessamment les appareils de chauffage, qu’on calfeutre de plus en plus les maisons, et qu’enfin on fabrique tous les jours à meilleur marché les étoffes de laine et de coton dont l’homme se sert pour se tenir chaud.
À ce tableau déjà suffisamment sombre il convient d’ajouter les développements insensés de l’instruction publique, qu’on peut considérer comme une source de lumière et de chaleur, car si elle n’en dégage pas par elle-même, elle on multiplie la production en donnant à l’homme les moyens de perfectionner et d’étendre son action sur la nature.
Il est intéressant qu’Eugène Mouton qualifie de « tableau déjà suffisamment sombre » ce que beaucoup à son époque, et beaucoup aujourd’hui encore nomment juste « le progrès » : produire plus, gagner en confort. La critique du progrès scientifique n’était pas rare à l’époque mais portait souvent sur les questions philosophiques, esthétiques, morales ou spirituelles en réaction aux idées matérialistes et positivistes. Il n’est sans doute pas abusif de dire que le Romantisme est une forme de réaction au progrès. Il existe des précédents à l’approche d’Eugène Mouton, comme La fin du monde par la science (1855), écrit par un avocat3 féru de sciences, Eugène Huzar, dont les écrits ont récemment été réédités. Eugène Huzar s’inquiétait de ce que les modifications de la nature par l’espèce humaine pouvaient ruiner l’atmosphère et autres ressources indispensables à la vie. Mais Huzar croyait tout de même au progrès pour remédier au progrès : une meilleure connaissance du monde et un effort international de régulation pouvaient à son sens pallier la catastrophe4.
Ce n’est pas le cas d’Eugène Mouton pour qui la catastrophe est irréversible et qui présente même le progrès de l’instruction publique comme une cause indirecte d’une exploitation toujours plus abusive de la nature.
Si la catastrophe est irréversible, elle n’en reste pas moins lointaine et nous ne la subirons, dit-il, que dans « une dizaine de siècles ». Nous sommes ici loin des alarmes (contre-productives, je pense) du type « Il ne reste plus que trois ans pour sauver le climat » :
Voici donc ce qui va se passer.
Pendant une dizaine de siècles, tout ira de mieux en mieux.
À ce moment-là il y aura sur la surface du globe environ un milliard de machines à vapeur de mille chevaux en moyenne, soit mille milliards de chevaux-vapeur fonctionnant nuit et jour.
Tout travail physique est fait par des machines ou par des animaux : l’homme ne le connaît plus que sous la forme d’une gymnastique savante, pratiquée uniquement comme hygiène. Mais tandis que ses machines lui vomissent incessamment des torrents de produits manufacturés, de ses usines agricoles sort à flots pressés une foule de plus en plus compacte de moutons, de poulets, de bœufs, de dindons, de porcs, de canards, de veaux et d’oies, tout cela crevant de graisse, bêlant, gloussant, mugissant, glougloutant, grognant, nasillant, beuglant, sifflant, et demandant à grands cris des consommateurs !
Les maisons s’élèvent étage par étage; on supprime d’abord les jardins, puis les cours. Los villes, puis les villages, commencent à projeter peu à peu des lignes de faubourgs dans toutes les directions ; bientôt des lignes transversales réunissent ces rayons. Le mouvement progresse ; les villes voisines viennent à se toucher. Paris annexe Saint-Germain, Versailles, puis Beauvais, puis Chalons, puis Orléans, puis Tours; Marseille annexe Toulon, Draguignan, Nice, Carpentras, Nîmes, Montpellier; Bordeaux, Lyon et Lille se partagent le reste, et Paris finit par annexer Marseille, Lyon, Lille et Bordeaux. Et de même dans toute l’Europe, de même dans les quatre autres parties du monde.
Ce qui est peut-être le plus remarquable ici, c’est le paradoxe exprimé par l’auteur que la préparation de la catastrophe aura toutes les apparences de l’abondance et du confort : « tout ira de mieux en mieux ». Nous ne sommes pas loin de l’idée actuelle d’un monde qui vit « à crédit ».
Dans sa description, ce qu’il reste de nature n’existe plus que pour nourrir les villes.
Alors commence à se former, sur l’écorce du globe, d’abord presque une pellicule, puis une couche appréciable de détritus irréductibles : la Terre est saturée de vie.
La fermentation commence.
Le thermomètre monte, le baromètre descend, l’hygromètre marche vers zéro. Les fleurs se fanent, les feuilles jaunissent, les parchemins se recroquevillent : tout sèche et devient cassant.
Les pénuries dues à la surpopulation, à l’extension du domaine urbain et à l’augmentation globale de la température rappellent des fictions emblématiques contemporaines de la publication du Rapport Meadows, telles que le roman Le Troupeau aveugle, par John Brunner ou des films tels que Z.P.G5 et, bien entendu, Soylent Green6.
L’eau devient un bien rare, ceux qui la détiennent font des fortunes ; la glace vaut vingt fois son prix en diamant ; le tiédissement des cours d’eau tue les poissons et les algues. Enfin, la Terre se dessèche et s’asphyxie sous les yeux des derniers humains. Elle s’embrase, se consume, puis devient un caillou céleste sans vie :
Morne et glacée, elle roule tristement dans les déserts silencieux de l’infini; et de tant de beauté, de tant de gloire, de tant de joies, de tant de larmes, de tant d’amours, il ne reste plus qu’une petite pierre calcinée, errant misérable à travers les sphères lumineuses des mondes nouveaux.
Ce texte fête ses cent-cinquante ans mais son contenu fait écho à des préoccupations bien actuelles et anticipe l’idée, bien installée dans les consciences depuis les premières explosions de bombes atomiques, puis avec la prise de conscience écologiste, que la fin du monde ne sera pas une opération divine mais que c’est l’Humain soi-même qui causera la perte de la planète qui l’a vu naître.
On peut lire une version intégrale de ce texte en cliquant sur ce lien.
- Je mets des guillemets à « Nobel » car si prestigieux qu’il soit, le prix d’Économie généralement appelé « Nobel » n’a pas été institué par Alfred Nobel. Son nom véritable est Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. [↩]
- En décembre 1978, le journal Métal Hurlant titrait Avec 80 ans d’avance un article consacré à La Fin du Monde, texte que l’auteur de l’article datait, à tort, de 1892, soit huit décennies avec le Rapport Meadows. Je reprends le rapprochement fait par l’auteur (André-Clément Découflé) entre La Fin du Monde d’Eugène Mouton et le rapport Meadows, mais je rétablis les dates ! [↩]
- Encore un homme de loi, et encore un Eugène, tiens ! [↩]
- Pour résumer le contenu de La fin du monde par la science d’Eugène Huzar, je dois me fier à des recensions glanées sur le réseau, car j’avoue ne pas l’avoir lu. [↩]
- Z.P.G. : Zero Population Growth. [↩]
- Soylent Green / Soleil Vert, sorti en 1973, s’appuie sur un roman de 1966, Make Room ! Make Room ! (Harry Harrison), qui anticipait l’essai The P. Bomb (Paul Ehrlich), ouvrage qui a connu un grand retentissement en son temps et qui lançait l’alerte au sujet de la surpopulation à venir (le « P » est pour « popultaion ») et surtout, pour ses conséquences sur l’écosystème. [↩]