Le téléspectateur : victime ou coupable ? (notes)
janvier 10th, 2013 Posted in Écrans et pouvoir(Les lignes qui suivent ne sont pas très construites et doivent être considérées comme un début de réflexion)
Dans mon article précédent, consacré au film Les Nouveaux chiens de garde, une réflexion — qui constitue mon unique objection au film —, en a fait tiquer plus d’un : celle de la question de la responsabilité du spectateur dans l’aliénation dont il est victime de la part des médias. Il me semble en effet que le spectateur n’est pas si passif qu’il veut bien se le faire croire, et je pense qu’il est en partie le co-auteur des programmes qui lui sont servis.
Bien entendu, l’équation est très difficile à poser, car il y a de nombreux paramètres à prendre en compte : volontés politiques et politiques des entreprises, ou encore automatismes des professions qui fabriquent les contenus, sans compter les choix fallacieux qui sont parfois proposés : dix chaînes qui disent la même chose au même moment, ce n’est plus un choix, c’est une avalanche de non-choix. Mais en même temps, les expériences de télévision « intelligente » (et il y en a eu1) ont généralement été des échecs, et plus on prévient le public qu’un programme va être intelligent, plus ce même public fuit la chaîne qui l’annonce. Inversement, il semble que lorsque l’on prétend qu’un programme a du succès (même quand c’est une exagération) ou que l’on prédit qu’il va en avoir, il y a de fortes chances qu’il finisse effectivement par en avoir. Le public attire le public, car la télévision est un peu la « boite à empathie » de Philip K. Dick2, un dispositif qui permet de se placer en état de synchronisation émotionnelle avec le reste de la société.
Les manifestations politiques ou syndicales, le fait d’assister à un concert ou à tout autre rassemblement provoquent des sensations assez fortes chez le primate émotif et empathique que nous sommes. Les religions usent et abusent de ce trait psychologique, c’est tout le principe et toute la puissance des cérémonies religieuses. Je pense qu’il y a quelque chose comme ça dans le fait de regarder la télévision : même si on sait bien que l’on est physiquement seul, ou en famille, une partie de nous sait très bien que des centaines de milliers et peut-être des millions de personnes sont en train de voir la même chose au même moment. La multiplication des chaînes devrait rendre ce phénomène caduc, mais en même temps de nombreuses chaînes diffusent les mêmes évènements plus ou moins en direct, notamment les chaînes d’information. En enregistrant moi-même des émissions pour la télévision ou la radio (autre média de flux, bien sûr), j’ai remarqué à cinq reprises qu’on me demandait de laisser croire aux auditeurs qu’une émission n’était pas pré-enregistrée mais se déroulait en direct. Ce petit mensonge, qui doit être extrêmement courant, prouve à mon avis que le public est demandeur de synchronicité, peut-être pour que chaque téléspectateur se sente en résonance avec les autres, comme je le suggère au dessus, peut-être aussi pour avoir l’impression toute simple de voir les choses au moment où elles se passent, d’assister à l’évènement — mais la promotion d’un livre ne me semble pas être un évènement véritable.
La télévision est par ailleurs un média personnel, familier : on la regarde en pyjama si on veut, on est maître de sa télécommande et on a donc un agréable sentiment de contrôle — sentiment que contredit la pratique : on se retrouve souvent à regarder des choses que l’on n’a pas envie de voir car on en attend d’autres ou que l’on manque de courage pour l’éteindre3. C’est un média modeste, aussi. Comme le dit le célèbre aphorisme de Godard : « Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse ». Chris Marker4 a complété cette réflexion en conservant l’opposition entre télévision et cinéma : « Le cinéma, c’est ce qui est plus grand que nous, sur quoi il faut lever les yeux. En passant dans un objet plus petit et sur quoi on baisse les yeux [la télévision] le cinéma perd son essence ». Bien sûr, chez Godard, il y a un double sens : baisser la tête vers le téléviseur, c’est lui être supérieur, ne pas se laisser écraser par « ce qui est plus grand que nous », mais c’est aussi, justement, baisser la tête, courber l’échine face à la domination qu’exercent ceux qui organisent le spectacle télévisuel. La culture « haute » est souvent vécue comme un traumatisme par le spectateur qui se sent, face à elle, facilement rabaissé, jugé, ramené à son ignorance.
L’un dans l’autre, il me semble que la télévision ira toujours vers l’émotion plus que vers la réflexion, et je pense que le public ne demande pas autre chose car d’une certaine manière, il y trouve son compte. Certes, l’offre précède la demande, mais il n’est pas certain que la demande serait infiniment différente si l’offre était meilleure.
Pour me contredire moi-même, je suis forcé de remarquer que certains pays ont eu dès le départ une tradition de la télévision de qualité, pariant sur l’intelligence du public. C’est bien entendu le cas de la BBC en Grande-Bretagne (dont la concurrence privée a été de bon niveau aussi) et je pense que c’est aussi vrai, ou que ça l’a été, de la NRK en Norvège et de la TSR en Suisse. Trois pays qui ont construit leur radio et leur télévision publiques dans un contexte de grande solidarité nationale, je pense. Un public, effectivement, ça s’éduque, ça se construit, et la responsabilité de ceux qui font les programmes peut difficilement être niée. Mais on ne change pas la télévision comme ça. C’est bien pour ça que tant de gens refusent de la regarder ou que certains contenus existent à présent sur le web plus volontiers que dans le poste, non ?
- Télévisions « citoyennes », de quartier, pirates, culturelles, etc. : ce genre d’expérimentation, certes rarement encouragées, ont parfois eu du succès à la radio, mais pour une raison ou une autre, quasiment jamais à la télévision. Rappelons pour exemple que des programmes tels que Les Raisins verts de Jean-Christophe Averty ou La minute nécessaire de monsieur Cyclopède ont, en leur temps, rempli des sacs entiers de courriers de spectateurs outragés : trop inhabituel, trop bizarre, donc impossible à supporter. [↩]
- La « boite à empathie », apparaît dans The Little Black Box (1964) et Do androids dream of electric sheeps (1966). Elle n’a pas été reprise dans le Blade Runner de Ridley Scott, qui est une adaptation de Do androids dream of electric sheeps. Elle sert à se caler sur les sentiments d’une personne, le « messie » Wilbur Mercer, qui a pour particularité de ne rien dire et de ne rien exprimer. Le contact avec la « boîte à empathie » est décrit comme une opération de « fusion » qui permet à chacun à ne plus se sentir seul : « It’s an extension of your body; it’s the way you touch other humans, it’s the way you stop being alone ». [↩]
- Phénomène détaillé dans le livre de psychologie sociale de Sébastien Bohler sur sur la manipulation par les médias. [↩]
- Chris Marker, Immemory, 1997. [↩]
18 Responses to “Le téléspectateur : victime ou coupable ? (notes)”
By @sylasp on Jan 10, 2013
On fait le choix de ne pas changer de chaine, de ne pas éteindre la télé , donc on est complice, coupable. Ensuite, le problème vient de ceux qui sont capables de continuer à regarder de façon quelque peu active, tout en ayant un regard critique, et les autres, ceux qui vont gober… On fait certainement chacun partie de l’un et l’autre groupe alternativement.
ps : cette photo de Kim Jong II est énorme, on le croirait en train de choisir son repas chez flunch
By @sylasp on Jan 10, 2013
(Kim Jong Il pas II, zut)
By Yves on Jan 11, 2013
Il ne manquerait pas une reference a videodrome, en parlant de la relation spectateur/television ?
By Jean-no on Jan 11, 2013
Vidéodrome est une sacrée référence, on est d’accord. Je m’en étais servi pour illustrer un ancien article
By poulpy on Jan 11, 2013
Source intarissable d’un contenu hypnotique, la télévision réussi, à mon sens, la prouesse d’atomiser le corps social tout en lui conservant son caractère de « foule ».
Un lien vers un film qui traite des effets physiologiques de la télévision:
http://www.daphilda.org/tube/tube2.html
A rapprocher avec les travaux de Gustave Le Bon dans La psychologie des foules (1895).
Un petit rappel de Richard Serra en 1973, le client de la TV c’est l’annonceur, le spectateur, c’est le produit:
http://www.ubu.com/film/serra_television.html
By Hélène on Jan 12, 2013
Tu parles de programmes TV intelligents, mais ne pourraient-ils pas être seulement de bonne qualité ? Un divertissement ne devrait pas être automatiquement débile. Il me semble que des chiffres et des lettres a été un succès longtemps et ce n’est pas si intelligent que cela – Ok, c’est futé, mais guère plus que les livres de jeux de lettres ou de calcul que l’on vend en librairie. Je me demande si on n’oppose pas trop souvent la mauvaise qualité à l’intelligence. La télé doit -elle être intelligente ? je pose la question. Et qu’est-ce que l’intelligence à la télé ?
La BBC, dont tu parles (je me permets de tutoyer), est de très nettement meilleure qualité que n’importe quelle chaîne française. Cependant, il me semble qu’elle n’a pas le travers très français de l’intellectualisation, l’originalité extrême, qui peuvent effrayer. Elle reste dans des eaux de bonne tenue.
En tout cas, nous sommes d’accord, elle ne devrait pas ètre racoleuse, et Dieu sait qu’elle l’est.
Très intéressant post, comme toujours.
By Jean-no on Jan 12, 2013
@Hélène : l’intellectualisation ou l’originalité ne sont pas en soi des problèmes. À mon avis, le problème de la Culture avec un grand C, notamment en France, c’est qu’elle est un outil symbolique de domination sociale, un moyen de faire la distinction entre les gens par leur bagage culturel… (cf. Bourdieu).
By Hélène on Jan 12, 2013
La photo de Kim Jong Il est formidable. La plupart de ces photos le sont. Elles sont mystérieuses. Est-ce que ce ne sont pas des objets artistiques. Elles questionnent, tout de même. Et je n’ai toujorus pas trouvé la réponse.
By Hélène on Jan 12, 2013
Tout à fait. Mais justement, est-ce que la télé ne plonge pas là dedans, quand elle essaie de faire intelligent ?
By Jean-no on Jan 12, 2013
@Hélène : parfois, je pense que oui, mais parfois je pense que c’est ce que redoute de toute façon le téléspectateur, même quand l’intention est bien plus saine.
By Hélène on Jan 12, 2013
Peut-être, en effet…
By Jean-no on Jan 12, 2013
@Hélène du coup ça signifierait qu’il y a un climat de méfiance : chacun part du principe qu’on lui veut du mal.
By Hélène on Jan 12, 2013
Ce n’est pas exclu. Il y a dès le départ de la défiance.
By florent on Jan 12, 2013
http://www.youtube.com/watch?v=4IzqWriwaPw
Daney, toujours aussi passionnant, mais que Daney, le reste laissant un peu à désirer.
By al.jes on Jan 14, 2013
Le « j’ai toujours eu envie de l’utiliser » en légende de la photo de Kim Jong Il me fait furieusement penser à l’image du bonheur dans Sans soleil… C’est voulu ?
By Jean-no on Jan 15, 2013
@al.jes : pas consciemment, même si j’ai vu Sans soleil… le fait est que j’ai toujours voulu utiliser cette image, tout bêtement :-)
By Christophe on Jan 18, 2013
Juste à propos de Kim Jong Il, ses photos de propagande le montrant regarder des choses sont rassemblées ici :
http://kimjongillookingatthings.tumblr.com/
Vraiment hilarant.
By Jean-no on Jan 18, 2013
@christophe : un grand classique de l’absurde, effectivement.