Parler de la télévision (brouillon)
novembre 29th, 2010 Posted in Dans le poste, Écrans et pouvoir(note : cet article n’est qu’un début de réflexion, un brouillon désordonné que je ne jette ici que pour participer à un débat qui se tient sur Culture Visuelle).
Revenant sur le pamphlet Sur la télévision (1996), par Pierre Bourdieu, Rémy Besson note que cet essai qui, en son temps, lui avait permis de, je cite, « mettre des mots sur des choses qui restaient alors pour moi informulées », est, malgré de beaux paragraphes, plutôt faible et mal étayé1. En commentaire, Patrick Peccatte rappelle que le philosophe Karl Popper avait publié lui aussi, à la même époque, un texte assez moyen sur le sujet, La télévision : un danger pour la démocratie
. Patrick conclut son commentaire avec une affirmation qui mérite réflexion : « La télévision est un piège pour les intellectuels ».
Rebondissant sur cet article2, André Gunthert se souvient pour sa part avoir été déçu par le court essai de Pierre Bourdieu, qu’il avait jugé à sa sortie bien en dessous du niveau habituel de, je cite, « la réflexion acérée de Bourdieu sur les mécanismes culturels » et qu’il a considéré comme un symptôme du manque d’intérêt des lettrés pour la télévision. Il propose entre autres pistes de réflexion pour expliquer ce fait que la télévision a été, presque dès sa naissance, perçue de manière très négative par la plupart des intellectuels, à commencer par ceux de l’école de Francfort3. Il remarque deux points irréfutables : d’une part la télévision est une des rares industries culturelles (au sens large) qui n’ait, malgré son importance financière et son public très large, pas développé de « philie » au sens noble. On est cinéphile, photo-amateur, radio-amateur, mélomane, gastronome, bédéphile, etc., mais personne ne s’affirme « téléphile ». D’autre part, aucun des griefs habituellement associés à la télévision ne peut être considéré comme relevant exclusivement de la télévision : propagande et désinformation, publicité, vulgarité, anti-intellectualisme… aucun de ces traits ne saurait être reproché à toute la télévision, et aucun de ces traits n’existe qu’à la télévision. Par ailleurs, la télévision est sans doute un des rares objets culturels que l’on puisse se vanter impunément de détester, il est même honorable de dire « je ne regarde jamais la télévision » ou « je n’ai pas la télévision ». Et pourtant elle fait partie de nos vies et même ceux qui ne la regardent pas ne peuvent totalement l’ignorer — point qui est en train de changer un peu, grâce à Internet.
André propose en commentaire— mais ça sera difficile à vérifier à mon avis — que « La télé pourrait être un des cas permettant de mesurer le poids de la philosophie dans la construction culturelle ».
Le sujet me semble passionnant : existe-t-il une inévitable, une éternelle « téléphobie » émanant des milieux intellectuels et paralysant leur réflexion sur ce sujet majeur de la civilisation contemporaine ? Quelles en sont les raisons ? Je propose à mon tour quelques éléments de réflexion.
1. La nature de la télévision rend difficile son analyse. On peut voir tous les films qui sortent dans une année, mais on ne peut pas regarder toutes les heures de diffusion télévisuelle, car la télévision est un média synchrone. On ne pouvait déjà pas le faire lorsqu’il n’y avait que quelques chaînes, et on peut encore moins le faire à présent. Ceci dit, les premières critiques portées à l’encontre de la télévision concernaient, dans de nombreux pays, une unique chaîne d’état n’émettant que quelques heures par jour.
La télévision est un média de flux, et le flux ne s’analyse pas facilement. Bien entendu, on peut s’arrêter sur des objets précis, comme la série télévisée (qui a connu un certain succès dans les milieux intellectuels récemment, en se rapprochant du cinéma et en étant disponible en VHS puis en DVD et en VOD), le journal télévisé, la publicité, etc., mais très souvent, l’objet d’analyse se dérobe en tant que fait contemporain : le journal télévisé de la semaine dernière appartient déjà à l’histoire, tout comme un ensemble de publicités diffusées tel jour à telle heure.
On notera au passage que le « droit de réponse » et autres publications légales, qui existent dans la presse « papier », sont rarissimes à la télévision. La télévision est un média de flux, et un média d’oubli.
2. La télévision a une histoire particulière. Née véritablement après-guerre, elle a été dans de nombreux pays un instrument de pouvoir, placé sous tutelle directe de l’état, contrairement à la radio qui est née libre même si elle a par la suite été prise en mains par les états4 et pâtissant par conséquent de la réputation déplorable des médias de masse au terme de la période de guerre et d’occupation. Il faut cependant distinguer les situations selon les pays : aux États-Unis, la télévision a tout de suite été « commerciale », mais aussi et surtout, soumise à d’énormes groupes (networks). Dans certains pays, la télévision est née avec un idéal de qualité et de cohésion nationale, mais sans censure politique directe : je pense que l’on peut dire ça des chaînes de la BBC, qui ont profité de la glorieuse aventure radiophonique de la BBC pendant la seconde guerre mondiale, mais sans doute aussi des télévisions de petits pays : NRK en Norvège et TSR en Suisse (à vérifier).
Quel que soit le pays en tout cas, la télévision s’est posée en média populaire, n’hésitant par exemple pas à mettre en valeur son public et à l’inclure à ses émissions. Un tel statut disqualifie ce média de toute ambition de relever d’une culture « cultivée » et la rend même suspecte, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un simple outil de plaisir et de distraction, mais aussi d’un vecteur d’information journalistique.
Comment pourrait-on se distancier efficacement, autrement que par le rejet, d’un média aussi universel, aussi influent et aussi omniprésent ?
3. La télévision s’est placée en concurrente du cinéma au moment où ce dernier commençait tout juste à être reconnu en tant qu’art. Alors que le cinéma devenait un objet digne d’intérêt, ayant déjà développé un appareil théorique et critique parfois très aiguisé, la télévision semblait un objet vulgaire, produisant notamment des programmes de qualité inférieure : des westerns bouffons à épisodes dans lesquels les acteurs « sérieux » refusaient de jouer ou encore des dessins animés de qualité très faible, dont le cas emblématique est celui de William Hanna et Joseph Barbera, qui après avoir donné au cinéma certains courts-métrage d’animation extraordinaires (les meilleurs Tom & Jerry, notamment, mais aussi certains Tex Avery) se sont lancés dans des séries destinées à la télévision, aux animations peu coûteuses et aux scénarios répétitifs (Scooby-doo, La famille Pierrafeu, etc.).
Très conscients de la menace que faisaient peser sur eux cette concurrence, de nombreux producteurs de cinéma ont longtemps refusé de frayer avec la télévision, interdisant à leurs acteurs sous contrats d’y apparaître ou refusant même, comme Jack Warner jusque assez tard, si ma mémoire est bonne, que l’on voie des postes de télévision dans les films.
Je note deux faits ironiques à ce sujet. D’une part, la télévision est devenue un puissant moyen de diffusion des films de cinéma, mais aussi, notamment en France, un acteur incontournable de la production cinématographique ; d’autre part, le cinéma est sans doute le média qui a développé la plus intéressante critique de la télévision, par le biais de centaines de films dont certains ont été commentés ici-même : La Grande Lessive, La dixième victime, Looker, ou encore Farhenheit 451.
4. L’art contemporain, quoique relevant de la « culture cultivée » (qui considère généralement la télévision comme un objet vulgaire, donc) s’est souvent penché sur le cas du petit écran, non seulement pour en faire une critique, mais aussi en se l’appropriant et en le détournant : Participation TV par Nam June Paik (1967), TV Hijack par Chris Burden (1972) — où l’artiste a détourné une émission en direct ; les happenings de Peter Weibel (années 1970) ; Reverse Television par Bill Viola (1982) ; les Monodramas de Stan Douglas (1991) ; les apparitions de Matthieu Laurette pendant des émissions tournées en public (début des années 1990), etc.
On peut aussi citer des projets qui ont respecté les règles de production télévisuelle tout en bouleversants les codes du média, comme certaines émissions de Jean-Christophe Averty au cours des années 1960 et 1970, les émissions des Monty Python ou encore les jeux télévisés créés par Jean Yanne à la fin des années 1980. On peut aussi évoquer les nombreux projets de télévision participative, locale, pirate ou populaire, qui ont existé depuis la fin des années 1960 en Allemagne et aux États-Unis notamment.
On notera que, en règle générale, ceux qui font la télévision détestent se voir imposer un rythme, un ton ou des sujets : on ne compte pas le nombre de projets d’artistes connus pour avoir été annulés par les chaînes avant d’avoir pu se concrétiser. L’échec de nombreuses interventions artistiques fait apparaître l’extrême raideur du média télévisuel et sa difficulté à accepter une critique qu’elle n’arrive pas à englober, à maîtriser, à organiser — ce que pointait justement Bourdieu.
Les images qui illustrent l’article sont des photogrammes issus du film Vidéodrome (1983), par David Cronenberg.
- Le petit livre rouge de Pierre Bourdieu, par Rémy Besson, Cinémadoc/Culture Visuelle. [↩]
- Téléphobie, par André Gunthert, Totem/Culture Visuelle. Lire encore : La télé n’existe pas… ou presque, par Olivier Beuvelet. [↩]
- On peut aussi mentionner Günther Anders, cousin de Walter Benjamin, époux de Hannah Arendt pendant les années 1930 et auteur de L’obsolescence de l’homme
. [↩]
- cf. Une histoire des médias
, par Jean-Noël Jeanneney, éd. Seuil (points). [↩]
13 Responses to “Parler de la télévision (brouillon)”
By Hervé BERNARD on Nov 29, 2010
Bonjour,
Pour Jean Yanne, voir aussi son film qui critique les jeux télévisés.
Petite précision, le radio amateur n’est pas celui qui aime une radio comme France-Inter mais celui qui pratique l’émission-réception de conversations radio de personne à personne. Il n’a donc pas une affection particulière pour le média radio.
En ce qui concerne les émissions critiquant la télévision, je me souviens d’un discours d’André Malraux diffusé à la télévision, il y a une trentaine d’années, où il annonce l’arrivée du multimédia et donc la fin de la télévision qui n’est toujours pas arrivée…
Car étonnamment ce média résiste bien et aux critiques et aux annonces multiples de sa disparition.
By Bastien on Nov 29, 2010
Sur la télé au cinéma, il ne faudrait pas oublier « The Network » de Sidney Lumet.
http://www.youtube.com/watch?v=gQUBbpvXk2A
By Jean-no on Nov 29, 2010
@Hervé : Je ne suis pas tout à fait d’accord pour le radio-amateur : c’était, certes, une forme de téléphonie à distance (ou de conférence téléphonique à distance) mais elle était aussi très encadrée par les autorités policières parce que c’était aussi un moyen de communication et on pouvait vraiment s’approprier la radio, puisqu’on en produisait, même si le résultat était décevant (ou poétique, cf. le début de Contact par Zemeckis). Ensuite il y a eu les radios pirates, grande époque – et contrairement aux télés non-officielles, c’est allé bien au delà du stade de l’expérimentation. Mais bien sûr, radio-amateur est bien autre chose que radiophile.
Malraux a parlé de multimédia ? Ça m’épate, mais quand ?
Je n’ai pas souvent entendu prédire la fin de la télévision, à part très récemment, pour ma part.
By Jean-no on Nov 29, 2010
@Bastien : je n’ai cité que les films auxquels j’ai consacré un article. J’en vois bien d’autres : Network, Broadcast news, mais aussi Hairspray, Ginger et Fred, tous les films consacrés à la télé-réalité (Ed TV, Live!, The Truman Show,…), et puis des films français aussi : Mon idole, France boutique, Le prix du danger,… Je pense que la liste est longue.
By Hervé BERNARD on Nov 29, 2010
@ jean-no, oui mais le radio amateur ne concerne pas le medium c’est-à-dire France-Musique, RTL, NRJ… Pour reprendre une expression à la mode, c’était de la communication one to one et non de un vers la multitude contrairement à la radio et à la télévision. Les radios pirates ne sont pas des radios amateurs, je pense que vous vous ferez mal accueillir si vous leur disiez cela.
En ce qui concerne Malraux, c’est un souvenir que je n’ai jamais pu retrouver, il passe à la télé et il parle sur la scène d’un théâtre seul. Il évoque dans son discours le laserdisc (historiquement, c’est possible) et le présente comme une nouvelle version du Musée Imaginaire. Je pense que c’est une rediffusion ou une diffusion bien ultérieure. Mais, je ne sais pas, à l’époque, je n’avais pas encore le réflexe de noter les références…
By Jean-no on Nov 29, 2010
@Hervé : On ne pouvait pas faire du one-to-plusieurs avec la radio amateur ? Je dois dire que je n’ai pas connu personnellement – mais je me rappelle qu’un des documents numériques qui circulait le plus sur le web balbutiant et sur les bbs qui ont précédé était une liste de radio-amateurs… Je sais bien que radio-amateur et radio-pirate (qui étaient pourtant des radios d’amateurs) sont deux notions bien distinctes (la radio pirate, j’ai vécu, par contre).
Mais au delà, si on fouille dans la presse de vulgarisation scientifique et technique (Popular mechanics, etc.), on voit que la fabrication de postes de radio a été un hobby très sérieux – même si on sait aussi que dans de nombreux pays elle était extrêmement encadrée. Il me semble aussi que la radio a toujours été ressentie comme un média plus personnel que la télévision, mais il me semble aussi difficile de le prouver.
Pour Malraux, les dates rendent la chose possible mais ce qui m’étonne le plus, c’est de ne pas en avoir entendu parler.
By Sylvain Maresca on Nov 29, 2010
Une difficulté parmi d’autres pour aborder la télévision et ses possibles effets sociaux ou politiques, c’est qu’on ne sait pas vraiment comment les gens la regardent. Qu’en est-il concrètement, au delà de notre propre expérience personnelle ? Quels sont les rituels, les manières de faire, les routines, individuelles ou collectives qui conditionnent la réception des messages télévisés ? Il y a peu ou pas d’observations ethnographiques sur ces questions. Et pour cause : ce n’est pas franchement facile à faire. Mais cette ignorance entache ce que nous pouvons dire sur la télévision.
PS : J’ai essayé de poser ces questions dans mon chapitre sur la télévision :
http://culturevisuelle.org/viesociale/901
By Gunthert on Nov 29, 2010
Je reviens à mon tour sur la question du flux. Là encore, n’oublions pas de considérer que ce caractère concerne aussi la radio – voire, de façon plus générale, tous les médias périodiques, qui s’inscrivent dans une répétition et produisent une grande masse de données. Il est clair que ce caractère ne facilite pas la recherche – mais il serait évidemment paradoxal de considérer que la « nature » d’un objet s’opposerait absolument à son observation: c’est à l’observateur qu’il appartient d’adapter les méthodes et les outils à l’objet de son enquête. Les études médiatiques commencent à savoir traiter ces objets étendus, en recourant notamment aux méthodes statistiques et au prélèvement d’échantillons. Il reste par ailleurs toujours possible d’étudier plus spécifiquement des « oeuvres »: émissions ou programmes. C’est bien ainsi qu’on a abordé l’étude de la littérature, sans considérer que la nature industrielle, depuis l’imprimerie, du commerce du livre allait interdire l’examen des oeuvres.
By Jean-no on Nov 29, 2010
@André : comme tu le disais, rien de ce qu’on juge typique de la télévision n’est unique à la télévision, y compris le flux et la profusion.
Je pense que les statistiques ne permettent pas de tout savoir, mais de nouvelles méthodes d’étude peuvent apparaître (je suppose que la NSA est déjà équipée) : reconnaissance de la parole, analyse automatisée des images, etc. On peut aussi imaginer d’étudier la télévision par crowd-sourcing. En attendant je trouve qu’on manque de temps, individuellement, face à la télévision.
By jyrille on Nov 29, 2010
En voilà un sujet passionnant. Personnellement, j’ai découvert, enfant, énormément de choses grâce à la télévision : Bowie et Desproges, par exemple. Je suis désormais presque incapable de la regarder, je fuis comme la peste ses talk-shows et ses journaux mais malgré tout, comme pour la publicité, je lui trouve énormément d’intérêts. Le zapping de Canal+ en est une preuve. Il y a une vraie culture télévisuelle, je ne suis pas certain que la téléphilie n’existe pas. J’en prends pour preuve les nuits complètes de Paris Première qui diffusait des documents INA sur une télé révolue, celle des années 80.
Je pense également que la télé telle qu’elle existait il y a vingt ans n’est plus et ne sera plus jamais la même. Les web-séries fonctionnent bien, on peut se servir de sa télé comme d’un ordinateur etc… Les deux médias vont fusionner irrémédiablement, un jour ou l’autre.
By PdB on Nov 29, 2010
Il faudrait certainement aussi interroger les conditions sociales de production des émissions de télévision (les conventions collectives des salariés de la branche, les assurances sociales dont ils bénéficient etc…) : la télévision est faite par des gens (possiblement plus des hommes que des femmes) lesquels sont rétribués assez confortablement; il règne d’ailleurs dans ce champ professionnel une ambiance particulière qu’il serait aussi intéressant de mettre au jour (il y faudrait une métodologie empruntée à l’ethnologie). L’auto-congratulation d’émissions comme « Vie privée vie publique » propose des retours sur soi qui doivent aussi porter à réflexions (on aime, par exemple, à dire de certains officiants qu’ils pratiquent des « ménages », langage qui en dit long sur les présupposés qui régissent une caste assez courtisée par le politique). Je ne crois pas qu’on puisse s’abstenir, pour parler de la télévision, de comprendre et d’étudier celles et ceux qui la font.
By Jean-no on Nov 30, 2010
@PdB : Tiens, ce qui me frappe avec le peu de gens « de télé » que je connais ou que j’ai connu c’est qu’ils viennent d’horizons sociaux culturels plutôt divers… En revanche, une fois dans le poste, c’est là qu’ils se mettent à appartenir à une caste. Sentiment totalement subjectif.
By Pashupati on Déc 1, 2010
En parlant de publicité : Shunned Profiling Technology on the Verge of Comeback (Wall Street Journal)
Pas télévisuel(le), mais tout de même intéressant(e).