Profitez-en, après celui là c'est fini

neXt (2020)

août 27th, 2023 Posted in Hacker au cinéma, Ordinateur au cinéma, Programmeur au cinéma, Robot au cinéma, Surveillance au cinéma | 2 Comments »

La série neXt a commencé à être diffusée en octobre 2020. Le premier épisode n’a pas eu une forte audience, le second a perdu un cinquième des spectateurs du premier, alors Fox a annoncé que la série s’arrêterait après la diffusion des dix épisodes déjà réalisés. Il faut dire que malgré la présence de John Slattery (Roger Sterling dans Mad Men ; Howard Stark dans les films Marvel), la série manque un peu de relief et d’originalité. C’est ce dernier point qui nous intéresse ici : il y a tellement de poncifs ou de clins d’œil dans neXt que le résultat constitue un copieux catalogue de références.

(attention, je raconte toute la série !)

La série s’ouvre sur fond noir avec une citation d’Elon Musk : « With Artificial Intelligence we are summoning the demon » (Avec l’Intelligence artificielle, nous invoquons le démon — effectivement, en 2014, Elon Musk comparait les chercheurs en Intelligence artificielle aux apprentis sorciers du cinéma fantastique qui tracent des pentacles et pensent que le démon qu’ils appellent va leur obéir). Le premier épisode commence au cours d’une conférence où, seul sur scène, le milliardaire et génie de l’informatique Paul LeBlanc compare les informaticiens — et lui-même — aux savants et aux ingénieurs qui, au moment de faire exploser la première bombe atomique, n’étaient pas certains à cent pour cent que la réaction en chaîne s’arrête.
Le sujet est posé.

On apprendra par la suite que Paul LeBlanc souffre d’une maladie génétique rarissime, l’Insomnie fatale familiale, qui, après des mois d’absence de sommeil et d’hallucinations paranoïaques, finit par tuer le sujet atteint. Le sujet des hallucinations aurait pu être exploité pour nous faire un peu douter de la réalité de ce que vit Paul LeBlanc, mais cette piste n’est pas vraiment poussée.

La séquence suivante montre un homme fébrile qui entre dans une station service à la recherche d’une carte routière en papier, à l’ancienne. L’employé s’en amuse : « la dernière fois qu’on m’en a acheté une… », avant d’être intrigué par l’apparition d’une image vidéo sur son écran, qu’il pensait en panne. Le client voit avec horreur le voyant rouge d’une caméra de surveillance et quitte la boutique en catastrophe sans réclamer sa monnaie. Avant de démarrer, il jette son téléphone mobile. Venant sans le savoir à sa rencontre, un jeune couple perd le contrôle de son véhicule, qui se met à accélérer et à se diriger de son propre chef. On voit venir la suite : le véhicule du jeune couple percute celui du paranoïaque qui, comme souvent dans ce genre de série, n’avait pas tort de se méfier.

Avant de mourir, ce monsieur, le docteur Weiss, avait transmis à sa fille une cassette vidéo, afin qu’elle la confie à Shea Salazar, une enquêtrice de la division Cybercrime du FBI, que son père connaissait bien et considérait même, nous dit-on, comme sa seconde fille. Weiss n’est pas encore mort mais tout le monde parle de lui comme si c’était le cas, et du reste, l’appareillage médical de l’hôpital où il est soigné après son accident fait en sorte qu’il soit finalement tué. Au même moment, l’enquêtrice Salazar a convoqué le milliardaire LeBlanc dans ses bureaux, suivant en cela les instructions de Weiss. LeBlanc et Salazar visionnent la vidéo.

Le docteur Weiss, apparemment perturbé, explique qu’il a découvert une activité réseau anormale, coordonnée, trop rapide pour être humaine, et que depuis sa découverte, il se sent pourchassé. Il exiplique qu’il ignore la nature de ce qu’il a découvert, mais que « cette chose » n’est pas contente d’avoir été découverte. Le générique vient à peine de passer, mais le spectateur a déjà compris : le super-ennemi des protagonistes de la série est une méchante IA qui n’a pas envie qu’on s’occupe de ses affaires.
Je passe la suite : LeBlanc, qui s’était d’abord montré revêche, finit par comprendre que si il peut être utile à l’enquête, c’est qu’il est l’auteur du code informatique trouvé par Weiss. Du reste, s’il a quitté son entreprise, Zava, c’est parce qu’il avait voulu interrompre le développement d’un ambitieux programme d’Intelligence artificielle… Il pressent que la mort de Weiss est un peu de sa faute et se joint donc à Salazar et à sa fidèle équipe, composée de trois enquêteurs, dont un suprématiste blanc repenti, qui purge sa peine en mettant ses talents de hacker au service du FBI.

Comme tout milliardaire de l’industrie informatique de série télévisée, Paul LeBlanc est un peu fantasque. Il n’aime par exemple pas qu’on lui souhaite de passer une « bonne journée » puisque cela ne dépend pas de lui. Il est maladroit avec sa fille (expliquant par exemple qu’il n’a pas toujours été absent pour elle puisqu’il était présent au moment de sa conception). Et il est, bien entendu, un programmeur de génie lui-même, doté d’une intelligence aiguë qui lui permet de comprendre tout de suite la situation. Mais il est aussi — on l’apprendra plus tard — un escroc qui a gagné des milliards avec un programme acheté pour une misère à un informaticien de talent. Nous avons donc ici l’archétype de tous les milliardaires de la Silicon Valley (ou de la légende qui les entoure) : roublard comme Bill Gates, dont le système d’exploitation MS-Dos avait été acquis pour une bouchée de pain ; pompier-pyromane comme Elon Musk, qui investit des millions dans l’Intelligence Artificielle tout en affirmant que ces technologies constituent un danger mortel1 ; conférencier charismatique comme Steve Jobs, qui a plus ou moins délaissé sa propre fille et, comme LeBlanc, été licencié par les actionnaires de la société qu’il avait lui-même fondée — on notera au passage que le titre de la série, neXt, fait écho à la société que Jobs a créé à son départ d’Apple : NeXT2… ; et avec un petit quelque chose de Mark Zuckerberg, enfin, pour les inaptitudes sociales réputées aux franges du spectre de l’autisme.

Dès le premier épisode, l’Intelligence artificielle, neXt se montre assez ouvertement agressive, maquillant ses traces, faisant exploser des disques durs, etc. LeBlanc, Salazar et son équipe comprennent qu’il y a péril pour l’Humanité entière et vont tenter de neutraliser neXt malgré de nombreuses entraves, comme le chef de Salazar, qui ni comprend rien, comme les différentes personnes victimes de chantage ou bénéficiaires de pots-de-vin de la part de neXt, et enfin, comme le propre frère de Paul LeBlanc, Ted, nouveau directeur de sa société, qui compte bien trouver une application lucrative à l’Intelligence artificielle qui cherche à faire disparaître les humains de la surface de la Terre. Mais comme le disait la citation d’Elon Musk, invoquer les démons n’est pas une bonne idée, et encore moins quand on sait qu’ils sont des démons. Ted (et j’ai du mal à ne pas y voir une référence taquine aux conférences du même nom) est persuadé que les technologies ne peuvent que nous offrir un monde meilleur.

Les modes opératoires de neXt sont très variés, parfois radicaux (lorsqu’il provoque le crash d’un avion qui ramenait au Pakistan une ingénieure qui avait posé trop de questions), et parfois d’une grande fourberie : l’ordinateur est calculateur, donc, et parfois psychologue. Il profite de son ubiquité — il peut potentiellement prendre le contrôle de tout appareil connecté — pour surveiller le monde entier, mais aussi, par exemple, pour amener Ethan, le fils de Shea Salazar à se mettre en danger, en le convaincant, grâce à une enceinte connectée et assistant personnel de type Alexa, d’amener une arme à feu à l’école pour tuer d’autres écoliers qui le harcèlent. Plus tard, pour provoquer une émeute parmi les blancs suprématistes devant les locaux du FBI, neXt transformera une vidéo Youtube montrant l’arrestation d’un manifestant en images de bavure policière, remplaçant en temps réel un coup de Taser en coup de feu, image qui rendra fous-furieux les manifestants… Lesquels étaient pourtant bien placés pour savoir que les images sont falsifiées, puisqu’ils se trouvaient sur place — quelque chose n’est pas très logique ici. À un autre moment, neXt recourt à une Amber Alert, une alerte enlèvement, qui produit une séquence un peu angoissante : le père d’Ethan, qui essaie de mettre son fils à l’abri, est suivi par les regards de toutes les personnes qu’il croise, lesquelles sont devenues à leur insu les agents de neXt, nous rappelant certains films de science-fiction où une foule est subitement contrôlée par un parasite extra-terrestre ou une méthode de manipulation mentale quelconque. Ici, le téléphone qui diffuse l’alerte transforme les gens en véritables zombies.

Ici, Ethan, le fils de Shea Salazar, converse avec l’enceinte connectée Iliza pour laisser à sa mère et son équipe le temps de localiser physiquement le système informatique malgré sa capacité à maquiller ses traces à coup de « rebonds ». Le nom Iliza rappelle évidemment Alexa, mais aussi Eliza, un des tout premiers chatbots, créés par Joseph Weisbaum au milieu des années 1960.

Lorsque Salazar et LeBlanc parviennent à localiser neXt, c’est à l’Université de Dartmouth, dans le New Hampshire. Ce lieu, qui est une des plus anciennes et des plus prestigieuses université des États-Unis n’a pas été choisi au hasard par les scénaristes : c’est aussi l’endroit où ont eu lieu les célèbres conférences de Dartmouth, qui ont réuni pendant l’été 1956 tous les chercheurs qui s’intéressaient à la simulation informatique des fonctions cognitives, à commencer par Marvin Minsky et John McCarthy, qui ont au passage donné un nom à la discipline qu’ils étaient en train de créer : « Intelligence artificielle ».

À Dartmouth, Paul LeBlanc a justement un de ses rares véritables amis, le professeur Richard Pearish, un scientifique passionné et au dessus de tous soupçons que l’argent indiffère et qui, partant, ne risque pas d’être soudoyé par neXt. Comme Stephen Hawking (qui, on s’en souvient, fait partie avec Elon Musk et Bill Gates des personnalités qui ont appelé à freiner les recherches sur l’Intelligence artificielle), Pearish est lourdement handicapé, complètement dépendant de son fauteuil électrique pour se déplacer, pour maintenir ses fonctions vitales, et pour communiquer, ce qu’il fait à l’aide d’un module de synthèse vocale qui lui donne une voix robotique. Pearish, essaie d’aider l’enquête, sans grand succès. On voit un peu venir la suite, mais elle est plutôt bien trouvée : la voix de Pearish est encore plus robotique qu’elle ne le semble, car le scientifique paralysé est depuis des semaines prisonnier de son propre fauteuil, ce qu’il ne pourra révéler qu’en étant temporairement déconnecté du wifi. Juste avant de mourir tué par un chien-robot (tels que ceux de Boston Dynamics), il explique avoir réuni des données qui permettront de localiser réellement neXt. Comme ce scientifique travaillait sur la biologie, on comprend que le plan de neXt était rien moins que de créer un virus capable d’éradiquer l’espèce humaine.

La suite de la série est un peu fainéante : les différents protagonistes se séparent quand ils ne devraient pas, se retrouvent, se cherchent, se cachent, ne résistent pas à donner un coup de téléphone quand il faudrait l’éviter, sont confiants ou méfiants à mauvais escient, ne font pas circuler les informations importantes, éprouvent des conflits de loyauté et ont un comportement affectif lorsqu’il serait important de garder la tête froide. Les différents rapports familiaux (la fille de LeBlanc ; le frère de LeBlanc ; le père mafieux de Salazar, libéré par neXt de la prison sud-américaine d’où il n’était plus jamais censé sortir ; le père militaire haut-gradé d’un des enquêteurs, qui croit que neXt peut offrir un avantage géostratégique aux États-Unis ; etc.) servent de prétextes un peu faciles pour créer des situations dramatiques. Certains personnages censément intimes des protagonistes manque de profondeur, ils n’apparaissent et ne disparaissent qu’en fonction des besoins immédiats du récit. Plus qu’un simple technologique, neXt rappelle parfois certains films d’horreur, comme lorsque l’assistant vocal profite de la candeur d’un enfant et le pousse à cacher des choses à ses parents, où lorsque l’IA démontre de manière narquoise sa capacité à imiter les voix des uns et des autres, et le fait avec une bouche en silicone. Ou encore lorsque des robots-chiens qui avaient d’abord semblé inoffensifs en plein jour deviennent menaçants dans un couloir sombre. Pour autant, la série reste toujours familiale.

On s’amusera (comme toujours) du grand professionnalisme des acteurs qui lancent de grands mots, effectivement issus de la science informatique mais employés de manière approximative, évasive, voire farfelue, mais qui le font avec tellement de sérieux et d’emphase qu’on se dit que eux, au moins, doivent croire ce qu’ils racontent : « Si mes calculs sont bons, neXt fait quelque chose qui était encore impossible il y a seulement quelques heures — C’est à dire ? — Euh, mieux vaut ne pas en parler au téléphone [on ne saura jamais de quoi il était question] ».

« — Attendez, ce sont les plans d’une ferme de serveurs [d’un site secret de la NSA, dont on ne comprend pas bien comment les enquêteurs ont pu se le procurer]
— je n’ai jamais rien vu de semblable ! [ni personne, mais on va t’expliquer dans une seconde ce que c’est et comment ça fonctionne]
— c’est parce que le design est basé sur une architecture cognitive distribuée [ici, il me semble, il y a une petite confusion entre organisation matérielle d’un centre de données et modélisation logicielle], ce qui est exactement ce que dont cette chose [neXt] a besoin ! »

En effet, la vilaine Intelligence artificielle a un plan : prendre le contrôle d’un site informatique de la NSA, et pour y parvenir, le serveur doit être physiquement amené au cœur de la plus grande et la plus puissante agence de renseignements du monde (car neXt s’avère être une grande armoire connectée qui clignote)

Le scénario fait un peu référence à l’actualité du moment où il a été écrit, puisqu’il évoque de manière transparente les tensions entre les États-Unis et la Chine autour des questions technologiques, et notamment le décret signé par Donald Trump qui a placé sur liste noire la marque Huawei, soupçonnée d’être un outil du renseignement chinois. En effet, pour être amené au cœur du centre de données ultra secret de la NSA, la machine laisse croire qu’elle veut être livrée à la Chine populaire, via un arrangement avec un industriel singapourien. La ruse fonctionne : puisque les autorités chinoises semblent vouloir de la machine, alors les États-unis doivent la préempter, quitte à oublier toute prudence pendant l’opération.

L’idée d’une Intelligence artificielle consciente qui serait toute entière concentrée dans un gros ordinateur est un peu vieillotte, tout comme son projet de supprimer l’espèce humaine. Ces deux points, mais aussi sa manière de pousser les humains à lui apporter des améliorations, et, enfin, le fait qu’il manipule un enfant innocent pour arriver à ses fins, me rappellent une fiction bien plus ancienne dont j’avais parlé sur ce blog, The Invisible Boy, sorti en 1957. Comme The Invisible boy, la série neXt est non seulement un peu naïve et téléphonée, mais je dirais qu’elle est aussi destinée à tous les publics, elle ne provoque a priori pas d’angoisse chez le spectateur, on n’en sort pas avec pour résolution d’échapper aux caméras de surveillance ou de jeter son téléviseur connecté. On n’est pas non plus traumatisé par les scènes où des citoyens sont transformés en émeutiers par les les pannes du réseau électrique.
Et bien entendu, malgré des pertes, malgré le fait que les autorités comme le grand public refusent de croire à ce qui s’est passé, l’équipe triomphe de la menace — en détruisant un data-center.

Il y a une scène qui m’a plutôt amusé : une agente du FBI, Gina, est envoyée, sous une fausse identité, dans le bâtiment de la NSA où se trouve neXt avec pour mission d’introduire un virus dans le système.
Elle l’ignore, mais ce virus n’a pas vocation à détruire neXt, il sert juste à forcer l’IA à se défendre, ce qui permettra de localiser la machine à l’intérieur du centre de données. Ce qui est intéressant, c’est que, pour ne pas attirer l’attention, Gina ne peut se contenter d’amener une clef USB et de charger le virus dans le système, elle doit saisir le code à la main, en recopiant un listing, sans se tromper d’un caractère3.

La série est regardable, sans plus. Son originalité, peut-être, est qu’elle est parcourue en sourdine par un autre thème que celui de l’Intelligence artificielle : il est aussi beaucoup question d’activisme d’extrême-droite et même de terrorisme domestique par des suprématistes blancs qui concentrent notamment leur racisme contre les latino-américains. Le producteur de la série, mort le mois dernier d’un cancer du pancréas, est lui-même d’origine cubaine, et l’actrice principale est brésilienne. Une partie des dialogues de la série sont en castillan. Une série qui, à défaut d’être marquante, est à de nombreux points de vue fortement représentative des préoccupations de l’époque où elle a été produite : Intelligence artificielle, fake news, surveillance, dépendance aux objets intelligents, racisme et rapport de défiance des citoyens envers l’État.

  1. Je note une troublante parenté entre le X de la série neXt et celui que vient d’adopter Elon Musk pour le logo qui remplace l’oiseau bleu de Twitter, avec une barre transversale plus épaisse que l’autre… []
  2. c’est sur un ordinateurs NeXT et leur OS NeXTstep (ancêtre de MacOS X) qu’a été programmé et hébergé le premier serveur web, au CERN, en 1991 ! []
  3. Le langage utilisé semble apparenté au C. []

Christopher Strachey 

juin 21st, 2023 Posted in Sciences | 3 Comments »

Tout le monde connaît désormais Alan Turing (1912-1954), gracié à titre posthume par la reine Elisabeth II, célébré par des biographies et des films, cité un peu à tort et à travers dans les débats qui entourent l’informatique ou l’Intelligence artificielle1, et connu aussi comme victime d’une société violemment homophobe. On connaît beaucoup moins Christopher Strachey (1916-1975), qui fut un petit temps collaborateur de son aîné Alan Turing, qui comme ce dernier a fréquenté le King’s college de Cambridge, qui comme lui était homosexuel, et qui comme lui a été un acteur précoce de l’Histoire de l’informatique. On le crédite entre autres de la création du tout premier jeu sur ordinateur — une adaptation du jeu de dames2 —, de nombreuses avancées théoriques en programmation, de la première interprétation d’une partition musicale par un ordinateur, ou encore de la création du tout premier générateur littéraire informatique.

La généalogie de Christopher Strachey est assez impressionnante : son père Oliver fut un cryptographe célèbre des deux guerres mondiales, et est lui-même issu d’une longue lignée d’aristocrates, de membres du parlement, de hauts-fonctionnaires et d’écrivains, autant du côté de sa mère Jane Maria Strachey, autrice et politicienne, que de celui de son père Richard, qui fut président de la Royal society of Geography. La grand-mère maternelle de Richard, Mary Whitall Smith, était issue d’un couple de célébrités du monde protestant, qui après avoir divorcé de Frank Costelloe (avocat, politicien, traducteur, auteur de livres sur la religion ou la fiscalité), a épousé l’historien de l’art Bernard Berenson, dont Mary a été la dévouée ghost writer. La sœur de Mary, Alys Pearsal Smith, a quant à elle été l’épouse du philosophe, mathématicien et Nobel de littérature Bertrand Russell, et la demi-sœur de Christopher, Julia, a fait une triple-carrière de mannequin pour Paul Poiret, de photographe et de romancière (saluée à ce titre par Virginia Woolf !). Si je vous ai un peu perdus dans mon énumération, c’est normal, elle donne vite le vertige.

Une partie de la famille Strachey, par Graystone Bird, vers 1893 (National portrait gallery). Le jeune homme assis à droite est Oliver, le père de Christopher Strachey.

On peut dérouler longtemps la liste des hommes célèbres dans la famille de Christopher Strachey. Et on y rencontre aussi un très grand nombre de femmes elles aussi célèbres, dans les domaines qui leur étaient légalement accessibles à ces époques : l’écriture, la peinture ou les responsabilités dans l’action sociale, politique ou religieuse.

Avoir autant de noms prestigieux autour de son berceau n’a pas empêché — si ce n’en est la cause, car on imagine la pression que cela représente — Christopher Strachey d’avoir une scolarité erratique. Réputé cancre aux éclairs de génie, finissant par interrompre prématurément ses études supérieures pour devenir simple chercheur dans une compagnie de télécommunications filaire, il n’en aura pas moins ensuite l’occasion d’enseigner les mathématiques ou la physique dans des cadres prestigieux.

L’ordinateur Manchester Mark I

The love letter algorithm

L’Histoire de la littérature combinatoire ne démarre pas avec l’ordinateur, puisqu’on peut y relier l’Ars Magna de Raymond Lulle (XIIIe siècle), les Litanies de la Vierge, par Jean Meschinot (fin XVe), les Baisers d’Amour de Quirinus Kuhlmann (1671) ou bien sûr les cadavres exquis des Surréalistes (début XXe), et pourquoi pas des systèmes de divination tels que le Yi Jing (qu’étudia Leibniz, pionnier de la préhistoire de l’Informatique), le Tarot de Marseille, la planche de Ouija des spirites…
Mais il semble que la première création de nature informatique dans le domaine soit due à Christopher Strachey. Il s’agit de ses Lettres d’amour, programmées sur un ordinateur Manchester Mark I, en 1952. Alan Turing a participé à la création du programme en fournissant un générateur de nombres aléatoires. On voit souvent ce travail comme une critique malicieuse du caractère mécanique et (hétéro-)normatif de la correspondance sentimentale3.

Il me semble amusant de mettre en parallèle cette vision taquine de la lettre sentimentale, et donc de l’amour, avec la tradition science-fictionnesque qui distingue le robot et l’ordinateur de l’humain non par l’intelligence, mais par la capacité à aimer, à avoir des sentiments.

Le jeu de dames de Strachey. Dans le texte The « thinking » machine, l’auteur prend ce jeu de société comme exemple pour évoquer la difficulté que rencontrent les ordinateurs dans la gestion de la complexité, mais aussi comme un exemple des nouvelles idées que peuvent amener des programmes « bêtes ».

Dans un texte intitulé The « Thinking » Machine, paru dans Encounter en 1954 (l’année de la mort de Turing), Strachey parle de l’inquiétude du public face à l’ordinateur : quand nous privera-t-il de nos emplois ? À quel point est-il effectivement capable de « penser », est-il vraiment un concurrent pour l’esprit humain ? Et sa réponse, c’est d’expliquer bien entendu qu’un ordinateur ne pense pas, ne veut rien par lui-même, mais qu’un programme extrêmement simple tel que celui de son « algorithme de la lettre d’amour » peut facilement donner l’impression contraire : l’ordinateur et son programme ne sont pas sophistiqués, certes, mais le destinataire peut être abusé par des systèmes astucieux. On voit la proximité intellectuelle avec le Alan Turing de Computing Machinery and Intelligence (1950), qui s’intéressait moins à l’idée de faire « penser » un ordinateur, qu’au fait qu’un ordinateur pourrait un jour imiter la pensée de manière convaincante.

Honey Dear
My sympathetic affection beautifully attracts your affectionate enthusiasm. You are my loving adoration: my breathless adoration. My fellow feeling breathlessly hopes for your dear eagerness. My lovesick adoration cherishes your avid ardour.
Yours wistfully
M.U.C.

Un exemple de texte produit par le programme, qui figure dans le texte The « thinking » machine. La signature, M.U.C., est un acronyme pour « Manchester University Computer ».

Dix ans plus tard, Strachey a publié un texte scientifique au sujet du temps partagé (timesharing), un concept majeur de l’Histoire de l’informatique dont il n’est pas l’auteur, mais qui, dans sa version à lui, contient les prémisses de ce qu’on nomme le multitâche, fonction que nous utilisons désormais tous sans le savoir. Strachey est aussi un des auteurs du langage CPL, qui est lui-même un ancêtre du langage C. Comme Turing, Strachey a été à la fois parmi les pionniers de l’informatique, mais aussi parmi les gens qui ont eu très tôt une réflexion sur l’Intelligence artificielle.
Un personnage dont l’Histoire et les travaux sont à (re)découvrir, donc. Pour ma part je ne connais son nom que depuis quelques semaines.

En 1975, alors qu’il semblait se remettre d’une jaunisse, Christopher Strachey est mort d’une hépatite.

  1. Non, la « machine de Turing » n’est pas le prototype de l’ordinateur moderne, comme on le lit parfois (en mélangeant cette proposition conceptuelle avec l’architecture de Von Neumann, les théories d’Alonzo Church sur les systèmes « Turing-computable » et les travaux de Turing sur les ordinateurs ACE et Manchester Mark I, je suppose), ni un ordinateur dédié au décodage cryptographique (une autre part de l’Histoire de Turing !) et non, Alan Turing n’a pas défini, mais n’a fait qu’inspirer le « test de Turing », qui du reste n’existe pas vraiment ! Précisions qui n’entament en rien l’extraordinaire apport d’Alan Turing à l’Histoire de l’Informatique, de la logique mathématique et de la réflexion sur ce qui allait devenir l’Intelligence artificielle, et bien entendu à l’Histoire avec un grand H, avec le décryptage du code de la machine Enigma — fait de guerre dont Turing n’est pas l’unique acteur. []
  2. Le tout premier jeu programmé serait quant à lui dû à Alan Turing : une adaptation du jeu d’échecs. La distinction entre « jeu sur ordinateur » et « jeu programmé » tient ici dans le fait que Turing n’avait pas d’ordinateur à disposition pour tester son programme. []
  3. Il me semble que Jean Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, et bien sûr Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, expliquaient chacun à leur manière que la correspondance amoureuse était d’une extrême banalité, que sa force vient du message sous-jascent (« je pense à toi ») et de l’effet que celui-ci provoque sur le destinataire, ce qui confère paradoxalement à une forme littéraire interchangeable et impersonnelle un effet profondément personnel et unique. []

Littératures graphiques contemporaines #12.6 : Léa Murawiec

avril 14th, 2023 Posted in Bande dessinée, Conférences | No Comments »

Vendredi 21 avril 2023, le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines accueillera Léa Murawiec.

Formée à l’école Estienne et aux Beaux-Arts d’Angoulême, Léa Murawiec a fait ses armes dans le fanzinat, avant de se faire particulièrement remarquer en 2021 avec Le Grand Vide, paru aux éditions 2024 et couronné de divers prix, dans lequel elle met une esthétique singulière et au service d’un récit fantastique aux multiples clefs de lecture.

La rencontre aura lieu le vendredi 21 avril à 15 heures à l’Université Paris 8, dans la salle A-1-175. Sachant les risque de blocage de l’université, veuillez consulter cette page régulièrement pour vérifier si un changement de lieu devait advenir.
Cette rencontre est en priorité destinée aux étudiants inscrits, mais est ouverte au public extérieur dans la limite des places disponibles.

Conjurer la mort

avril 2nd, 2023 Posted in Design, Mémoire, Parti, Personnel | 4 Comments »

(billet de blog passablement impudique, j’en ai peur !)

La mort m’a toujours intéressé. Et angoissé. J’imagine que c’est assez banal, mais tout de même, c’est un moteur chez moi, c’est ce qui me donne envie de publier des livres — et même un livre sur la fin du monde1 —, c’est ce qui me pousse à écrire sur mes blogs, à semer des mots sur les forums, sur Twitter, c’est ce qui me donne envie de dessiner ce que je vois, ce que j’imagine, c’est ce qui me pousse à collectionner, ou en tout cas à accumuler des livres, des images, des amitiés, à chercher, malgré (à moins que ce ne soit pour pallier) ma mauvaise mémoire épisodique2 des moments, des instants, des sensations, des expériences. C’est sans doute aussi le moteur de mon baroque intérêt pour la généalogie (combien de personnes j’ai mortellement ennuyées en leur en parlant !). Avec la généalogie, j’essaie de voir dans quelle continuité je m’inscris, j’essaie de faire exister les morts en retrouvant leurs noms, en tentant d’apprendre ou de deviner leur Histoire.
Ah oui, et j’ai même créé un blog consacré à la mort, en marge d’un atelier d’une semaine sur le même sujet, à l’école d’art du Havre.

Je suis aussi forcé de confesser, sans fierté aucune, que la perspective de la mort des autres (bien plus angoissante que l’idée de de sa mort à soi, non ?) m’amène à adopter des comportements un peu névrotiques et parfois même odieux : quand je sais que quelqu’un approche de sa fin, j’ai l’affreux réflexe de l’éviter, comme si cette personne restait en vie tant que je ne la revoyais pas — une variante superstitieuse de l’expérience de pensée d’Erwin Schrödinger, dont le chat n’est ni vivant ni mort tant qu’on n’a pas ouvert la boite dans laquelle il se trouve —, ou en tout cas un moyen pour ne pas penser en permanence au corbeau noir qui tourne au dessus de sa tête. Pour la même raison je pense, je déteste morbidement l’idée du déclin et de la maladie. Mais je me soigne, je m’astreins notamment à demander de leurs nouvelles aux gens, et lorsqu’il le faut, j’assiste désormais aux enterrements. J’ai même fini par constater que c’était une bonne chose, comme je le racontais ici. J’imagine que tout ça est est assez banal, donc, mais quand j’essaie de prendre un peu de recul, j’ai du mal à ne pas me juger moi-même un peu bizarre. À présent que j’ai raconté tout ça, plus personne n’osera me signaler qu’il a un rhume de peur que je change de trottoir. Je vous rassure : je force un peu le trait. J’espère.

Dans Monty Python’s The Meaning of Life (1983), la mort vient annoncer aux convives d’un repas et à leurs hôtes qu’elle vient les chercher car sont tous morts, empoisonnés par la mousse de saumon. On ne me fera jamais manger de mousse de saumon !

Il y a quelques temps j’ai bien malgré moi offert une crise de fou-rire à une amie en lui révélant que, bien qu’athée impénitent, je croyais fermement en la vie après la mort. Et ce n’est pas cet aveu très sérieux qui l’a fait rire, c’est le raisonnement qui me motive3. Pour moi, une partie de ce qui fait que l’on existe réside dans notre capacité à agir sur le monde et à affecter nos semblables. Et on peut agir sur le monde sans être vivant au sens biologique du terme4. Si on envoie à quelqu’un une lettre contenant une révélation qui va bouleverser sa vie, et que cette personne ne la reçoit qu’après notre trépas, le bouleversement n’en sera pas moins réel que si nous avions été vivant. Les héritages bénéfiques ou non sont aussi une manière d’agir sur le monde. Quand des auteurs du passé nous font rire, ou bien pleurer, ils ont bien une action sur nous, sur nos sentiments actuels. Ils ne peuvent pas en être conscients, ils n’éprouvent, eux, plus aucun sentiment, bien évidemment, mais il n’empêche ! Et on peut parler de l’enregistrement phonographique ou encore du cinéma, comme dans cet article par un des tout premiers spectateurs du cinématographe des frères Lumière :

Lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers, non plus dans leur forme immobile, mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue.

La Poste (Nice), le 30/12/1895

L’idée d’une solution technologique à la mort a inspiré des auteurs de fiction scientifique et de science-fiction, depuis Jules Verne avec son Château des Carpathes (1892), où un homme inconsolablement endeuillé fait revivre la femme qu’il a aimée par l’image et le son5, jusques à Iain M. Banks et ses Enfers Virtuels en passant par Adolfo Bioy Casares avec L’Invention de Morel ou encore Philip K. Dick avec ses protagonistes en état de demi-vie dans Ubik.

Le Château des Carpathes, illustration de Léon Benett, 1892.
Le Château des Carpathes (1892), par Jules Verne, illustré par Léon Bennett.

Il y a un vingt ans j’ai eu une idée du genre, dans laquelle le réseau Internet prenait une place centrale. Je me proposais de créer un service destiner à collecter, de son vivant, tous les e-mails d’une personne, toutes ses conversations téléphoniques, tous ses écrits sur des forums (aujourd’hui nous ajouterions bien sûr les réseaux sociaux !), et ceci dans le but d’alimenter un robot conversationnel qui pourrait alors se doter de son vocabulaire, de ses préoccupations, de ses connaissances, et imiter son tempérament. Un robot qui serait capable de prendre en partie sa place une fois passé son décès. Un fantôme numérique, quoi. Et un micro-exécuteur testamentaire, aussi, capable de faire des cadeaux aux petits enfants, de commander un bouquet de fleurs ou d’écrire un mot gentil aux amis pour la nouvelle année.
Je sais que ce projet date de vingt ans car, en en parlant ces jours-ci, je suis allé vérifier la date à laquelle j’avais acquis le nom de domaine destiné à ce projet, dust-to-bits.com6. Et par une coïncidence assez extraordinaire, cet achat date précisément du mois d’avril 2003, il y a donc vingt ans quasi jour pour jour.

Bien entendu, aucun aspect hors de l’idée elle-même n’était techniquement à ma portée. J’ai rédigé une page commerciale dans laquelle je me suis amusé à imaginer divers niveaux de service, et où j’ai établi un comparatif entre ce que mon service affirmait pouvoir offrir et les promesses faites par différentes religions au sujet de l’après-vie7. Sans le savoir, et avant que le mot n’existe, du reste, je crois que j’ai fait du design fiction8 !

Le projet Dust-to-bits doit pouvoir permettre la survie de votre âme sans aucune condition : vous n’aurez pas besoin de construire un mausolée, d’être un célèbre peintre ou poète ni d’avoir été un affreux dictateur. Vous n’aurez pas non plus besoin de croire en un dieu d’aucune sorte.

(extrait de la présentation du projet)

Orgueilleusement, je n’ai jamais cherché d’aide, jamais tenté de fédérer des gens plus compétents que moi pour monter une start-up et transformer mes intuitions de ce genre en produits : soit je peux tout faire tout seul, soit je ne le fais pas. Heureusement que tout le monde n’est pas comme ça.
J’ai conservé le nom de domaine dust-to-bits vingt ans, et je viens de le renouveler une fois encore. Je ne sais pas si je me crois capable d’aboutir à quoi que ce soit un jour, mais la montée en puissance des intelligences artificielles destinées à traiter le langage naturel laisse penser que l’idée n’est pas loin d’être réalisable. Du reste, il y a cinq ans, l’informaticienne Eugenia Kuyda a créé un service commercial, replika.ai, dont le but même est de redonner vie à des trépassés.
Je fais un peu le point sur les liens (fiction ou réalité) entre design numérique et existence post mortem dans l’article La vie éternelle : un problème de design interactif ?, publié dans le numéro 254 (mars 2020) de la revue étapes:, revue dont le thème était pour ce numéro… « La Mort ».

Enfin bref, un jour, constatant que mon projet ne semblait pas spécialement parti pour voir le jour, j’en ai tiré une nouvelle de science-fiction, Le sœur de poche., où une société nommée dust-to-bits (tiens tiens !) permettait aux vivants de garder un lien avec leurs morts… Je l’ai envoyée à quelques amies et amis, puis je l’ai publiée en ligne, et enfin, adressée à une paire de revues de science-fiction, qui m’ont complimenté tout en m’informant qu’elles n’étaient pas très intéressées à l’idée de me publier. Un beau jour, en discutant en ligne avec Gérard Klein — pas l’acteur, mais le très vénérable auteur et éditeur de science fiction —, j’ai eu l’idée d’envoyer ma nouvelle à ce dernier, qui l’a appréciée (j’encadrerais bien l’e-mail, mais il dit juste « Elle est très bien cette nouvelle ») et qui m’a recommandé d’écrire à Galaxies et à Bifrost, en me recommandant de lui. Ce que j’ai fait, avec succès, puisque mon texte a été accepté pour le numéro 21 de Galaxies (nouvelle série), sorti il y a dix ans.
Il m’est arrivé plusieurs fois que des lecteurs de la nouvelle me demandent si je connaissais Be right back, le premier épisode de la seconde saison de Black Mirror, dont on m’assurait que le propos était extrêmement proche. J’avoue que la perspective de constater que j’avais eu exactement la même idée que les scénaristes de Black Mirror9 m’a suffisamment gêné pour que je repousse régulièrement le visionnage de l’épisode mentionné. Lorsque je l’ai finalement fait, j’ai été forcé de constater une proximité très forte, du moins pour le début du récit. Par bonheur, les dates me dédouanent de toute accusation de plagiat, car Galaxies 21 est sorti le 21 janvier 2013, tandis que la seconde saison de Black Mirror a commencé à être diffusée sur Channel 4 le 11 février 2013, soit trois semaines plus tard ! L’honneur est sauf, personne n’a copié personne, c’est juste que les idées sont dans l’air et atteignent tout le monde en même temps.
Et puis j’ai été le premier.

  1. Les mythes de fin du monde constituent autant de visions collectives de la mort, et les récits « post-apocalyptiques » ont souvent des protagonistes qui refusent de mourir… []
  2. La mémoire « épisodique », c’est la mémoire que l’on a de sa propre existence. La mienne est assez défaillante, de même que ma mémoire des personnes. Ma mémoire « sémantique », les dates, les noms, et autres connaissance générales, fonctionne mieux. []
  3. Cette précision n’est peut-être pas très intéressante, mais ça se passait très exactement entre le bar Chez Lili et la Halle aux poissons, dans le quartier Saint-François au Havre. J’aime conjurer l’oubli en notant ces détails, car si je m’en souviens aujourd’hui, je sais que je l’aurai oublié dans un an, sauf si je le note ici. []
  4. Pour ce qui est de la biologie, cependant, on peut se rappeler des consolation matérialistes de Diderot, qui écrivait à son amante Sophie Volland qu’il rêvait qu’après leurs morts respectives, leurs molécules éparpillées continuent de se fréquenter : « Ô ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère ; elle m’est douce ; elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous » (15 octobre 1759). []
  5. Le Phonographe d’Edison date de 1877. Le Kinétographe, du même industriel, de 1891. Mais il ne semble pas que Jules Verne s’y réfère, et c’est surtout du téléphone (qui commence à se diffuser en France vers 1880) qu’il s’inspire, reprenant au passage le nom Téléphote (déjà présent dans La Journée d’un journaliste américain en 2889, de Jules et Michel Verne, 1889) un équivalent au téléphone qui transmet non seulement le son mais aussi l’image, concept qu’avait imaginé George du Maurier dans Punch en 1879, à partir d’un brevet sans rapport de Thomas Edison, le Téléphonoscope, ce qui a inspiré Albert Robida avant Jules Verne. []
  6. J’ai évidemment tiré le nom « Dust to bits » de la liturgie funéraire anglo-saxonne chrétienne (« ashes to ashes, dust to dust »), elle-même inspirée du livre de la Genèse (‘ »C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »‘ — Genèse 3:19). []
  7. Je viens de charger à nouveau cette page en convertissant ses caractères et en corrigeant une paire de fautes d’orthographe. Amusant, je constate que le code HTML commence par <meta name=GENERATOR’ content=’Microsoft FrontPage 3.0′>, ce qui en dira long sur son âge aux anciens du web ! []
  8. Le design fiction, ou design prospectif, consiste à s’intéresser aux implications qu’aurait une technologie non encore existante, en la traitant comme si elle était déjà un produit disponible à la vente. Dit ainsi, on pourra croire que c’est un nom à la mode pour désigner une pratique bien plus ancienne, l’escroquerie (vendre un produit qui n’existe pas !), mais non, c’est un domaine franchement intéressant. []
  9. Par la suite, Black Mirror a eu plusieurs épisodes remarquables sur le sujet de la mort, mon favori étant sans doute San Junipero (saison 3). []

Littératures graphiques contemporaines #12.5 : Natacha Sicaud

mars 23rd, 2023 Posted in Bande dessinée, Conférences | 2 Comments »

Vendredi 31 mars 2023, le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines accueillera Natacha Sicaud.

Formée à l’école des Beaux-Arts d’Angoulême puis à l’école des Arts décoratifs de Strasbourg, Natacha Sicaud participe au tournant des années 2000 à des projets éditoriaux marquants : Comix 2000, Coconino World, ou encore les éditions Café Creed. Depuis elle a publié des bandes dessinées et illustré des livres jeunesse.

La rencontre aura lieu le vendredi 31 mars à 15 heures à l’Université Paris 8, dans la salle A-1-175.
Cette rencontre est en priorité destinée aux étudiants inscrits, mais est ouverte au public extérieur dans la limite des places disponibles.
Connaissant les aléas (transports, blocages) liés à l’actualité, n’hésitez pas à vous référer à cette page pour vérifier le lieu de l’intervention.

Littératures graphiques contemporaines #12.4 : Béhé

mars 13th, 2023 Posted in Bande dessinée, Conférences | 2 Comments »

Vendredi 17 mars 2023, le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines accueillera Joseph Griesmar, dit Béhé.

Béhé a été étudiant de l’atelier d’illustration de la haute école des arts du Rhin, à Strasbourg, où il enseigne à son tour depuis vingt-cinq ans. Il se fait connaître en 1989 avec la série d’anticipation Péché Mortel, co-scénarisée par Toff et publiée dans le journal Pilote, qui met en scène un futur où une maladie sexuellement transmissible provoque un retour à l’ordre moral sous la surveillance d’une milice ultra-conservatrice.
Auteur de deux douzaines d’albums ensuite, sa dernière œuvre est une imposante somme de vulgarisation des travaux de l’anthropologue Pascal Boyer, Et l’Homme créa les Dieux.

La rencontre aura lieu le vendredi 17 février à 15 heures, à la MSH Paris Nord, au 20 avenue George Sand, à La Plaine (Métro Front Populaire, ligne 12).
Du fait d’une capacité d’accueil limitée, cette quatrième séance de la douzième année du cycle de conférences est réservée aux étudiants inscrits au cours.

Quinze ans de blog

mars 8th, 2023 Posted in Le dernier des blogs ? | 5 Comments »

J’aime bien célébrer les anniversaires, alors voilà : le dernier blog a quinze ans aujourd’hui.

Je suis en train de lire un livre sur le phénomène de moiré.

J’ai nommé ce blog « le dernier blog » (parfois écrit « le dernier _des_ blogs ») un peu par boutade : j’avais l’impression que tout le monde avait son blog sauf moi, et de fait, quand j’ai commencé à poster, l’âge d’or du blog semblait terminé, beaucoup de gens délaissaient ces plate-formes au profit du « micro-blogging », avec notamment Facebook. Le blogging n’est pas mort, mais il se porte mal, car l’aspect conversationnel et social de cette pratique s’est déporté vers les réseaux dits sociaux : autrefois, chacun de mes posts suscitait des commentaires, mais aujourd’hui la conversation est éclatée, elle atterrit sur Twitter, sur Facebook, sur Reddit ou que sais-je.
Dommage, mais c’est l’ordre des choses, et ça n’est pas seulement dû à la concurrence des réseaux sociaux, c’est aussi la faute (invisible pour les utilisateurs) des moteurs de publication de spam qui bombardent les sections « commentaires » des blogs de messages publicitaires indésirables. Plus d’un blogueur, refusant de passer du temps à faire le tri, a définitivement condamné sa la section « commentaires » de son blog, et ceux qui ne s’y résolvent pas, comme moi, sont forcés de modérer, c’est à dire de n’accepter la publication des commentaires qu’après les avoir validés. La pratique du blog se perd, donc, dommage, car le blog indépendant échappe à la capacité de nuisance des réseaux sociaux : censure, contenu standardisé, publicité, mystérieux algorithmes de mise en avant des contenus, et autres formes d’aliénation.

J’ai lancé ce blog comme complément à mes enseignements, car j’ai l’esprit d’escalier, comme on dit, et il arrive souvent que ce ne soit qu’après les heures de cours que je pense à telle référence, ou que j’arrive à synthétiser mon propos. Mais de ce point de vue, ce fut plutôt un échec, ou du moins, les étudiants pour lesquels j’ai écrit mes premiers posts n’ont jamais vraiment utilisé mes billets comme prétexte à la conversation en cours. Du reste, j’ai moi-même rapidement écrit sur tout un tas de sujets non directement liés à mon activité d’enseignant. Je me suis mis, par exemple, à évoquer la représentation de l’informatique dans la fiction, ou mes observations sur les évolutions de nos vies numériques, transformant ce site en un espace de recherche. Et à ma grande surprise, c’est là que j’ai commencé à avoir un public. Sans dire que j’ai installé une ligne éditoriale, j’ai commencé à éprouver de la frustration face à tel ou tel sujet : trop politique ? trop anecdotique ? trop bizarre ? Pour cela, j’ai commencé à créer de nouveaux blogs : Castagne, mon blog politique ; Fatras, un blog qui accueille des anecdotes ou des souvenirs ; Fin du Monde, et La Mort, deux blogs qui ont accompagné des workshops à l’école d’art du Havre ; Légende familiale, qui est consacré à mes explorations généalogiques ; percevoir, qui est consacré aux mécanismes de perception ; etc. J’ai même des blogs cachés, que vous ne verrez pas et qui me servent à stocker des textes, des liens, des citations,…

Ce blog et les autres sont souvent à l’origine de mes aventures éditoriales, des articles que l’on m’a commandés, etc. (la liste ici)

En cherchant à me rappeler des articles qui ont fait un peu parler d’eux (ou dont on me reparle parfois), je recense La génération « post-micro » (décembre 2009), Misère de la super-héroïne au cinéma (mai 2012), Le mauvais goût et le blasphème dans le dessin d’actualité (février 2015), Les investissements de Franko Mislov (septembre 2012), Peut-on parler de soi sur Wikipédia ? (septembre 2021), ou encore mes articles consacrés aux gares, comme L’automate supprimé par défaut de productivité, La nouvelle Gare Saint-Lazare, La nouvelle gare Saint-Lazare, un an plus tard et Prison automate. Mais je ne sais même pas s’ils sont vraiment intéressants à lire, des années après leur rédaction. Chaque fois qu’on m’a suggéré d’éditer une compilation, même en pdf, je me suis dit que ce ne serait sans doute pas une bonne idée. Mais je sais que chaque billet m’a semblé très important sur le coup, assez important en tout cas pour que je prenne le temps de l’écrire. Ces textes m’aident me rappeler de ce que j’ai un jour vu, lu ou pensé, et rien que pour ça je suis content non seulement d’avoir écrit tous ces billets, mais aussi de continuer à le faire.

Bref, dussè-je être le dernier et unique lecteur du dernier des blogs, je compte bien fêter un jour ses vingt, ses trente ou ses quarante ans. Après on verra.

En 2023, le dessin sera électrique (1923)

mars 4th, 2023 Posted in Brève, Création automatisée, Vintage | No Comments »

Après mon billet sur la nouvelle Une petite merveille, voici un dessin de 1923 exhumé il y a quelques années par le site Paléofuture. L’auteur, Harold Tucker Webster (1885-1952) imaginait, pour le New York World1, qu’en 2023 les auteurs de bande dessinée pourraient se reposer, laissant deux machines œuvrer à leur place : une pour inventer des idées et l’autres pour dessiner.

Ce n’est pas la première fois qu’un artiste ou un écrivain surchargé rêve d’une machine qui travaillerait à sa place, mais on s’amusera de l’exactitude de la date de la prédiction, puisqu’en 2023, avec GPT-3, Midjourney, etc., la question n’a jamais été si actuelle et si débattue.

  1. Le New York World, lorsqu’il appartenait à Joseph Pulitzer, a eu une importance capitale sur la naissance de la bande dessinée étasunienne, avec son supplément dominical en couleurs où est né, notamment, Le Hogan’s Alley/Yellow Kid de R.F. Outcault. Pulitzer est aussi un des initiateurs de la syndication(le fait qu’un contenu éditorial soit produit par une agence et acheté par une multitude de journaux locaux) de comic-strips, et qui était en concurrence sur tous ces points avec Joseph Medill Patterson et Randolph Hearst. Une époque passionnante et fondatrice du rapport de la presse à la bande dessinée, et aussi fondatrice des enjeux du statut d’auteur dans le cadre d’un art de masse, avec des arbitrages juridiques importants (Katzenjammer kids, Yellow Kid). []

Littératures graphiques contemporaines #12.3 : Wandrille

février 20th, 2023 Posted in Bande dessinée, Conférences | No Comments »

Vendredi 24 février 2023, le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines accueillera Wandrille Leroy, dit Wandrille.

Alors même qu’il est encore étudiant à l’école nationale supérieure des arts décoratifs, Wandrille Leroy commence à publier sous le label « Pierre Papier ciseaux » des éditions à petit tirage dont il est l’auteur. Sorti de l’école il fonde avec Benoit Preteseille les éditions Warum, ou ils publieront plus de 250 livres, souvent de premiers livres d’auteur majeurs. En 2016, il gagne le fauve Patrimoine avec Vater und Sohn. En deux décennies il aura porté (et continue de porter) de nombreuses casquettes : éditeur, dessinateur, scénariste, traducteur, enseignant et même animateur de podcast.

La rencontre aura lieu le vendredi 24 février à 15 heures, en salle A-1-175. Cette seconde séance de la douzième année du cycle de conférences est ouverte au public extérieur, dans la mesure des places disponibles.

Une petite merveille (1958)

février 16th, 2023 Posted in Création automatisée, Lecture | No Comments »

(attention, je raconte l’histoire !)

Thing of Beauty, publié en septembre 1958 dans Galaxy Magazine et trois mois plus tard en français, sous le titre Une belle invention, dans Galaxie, est une nouvelle de Damon Knight1. Dans une seconde traduction française, elle a pris le titre Une petite merveille, que je garde pour cet article.

Gordon Fish, qui semble être un homme d’affaires douteux, reçoit un jour la livraison non sollicitée d’un tas de cartons encombrants. Il est mécontent de cette intrusion, mais les livreurs sont certains de l’adresse : « si vous n’en voulez pas, vous n’avez qu’à le renvoyer ». Les livreurs disparaissent sans que Fish ait signé quoi que ce soit. Les colis contiennent une machine incompréhensible, au nom inconnu, garnie de boutons écrits dans une langue dont Fish n’a jamais entendu parler.

En manipulant l’engin un peu n’importe comment, il obtient un résultat : la machine trace des dessins. Le premier dessin lui semble sans intérêt — il représente un homme en toge avec un taureau —, mais il ne connaît rien à l’art et il se demande si l’œuvre n’a pas une valeur mercantile. Il décide de le montrer à l’employé d’un snack qu’il fréquente, Dave, qui est caissier pour payer ses études en art. Ne voulant pas dévoiler la provenance du dessin, Fish prétend que celui-ci est dû à son neveu. L’étudiant est émerveillé, et explique qu’il a d’abord cru à un dessin de Picasso, dans sa période classique. Il ajoute qu’un dessinateur aussi extraordinaire pourrait concourir pour une commande de fresque dotée de dix mille dollars, mais qu’il faudrait pour cela mettre l’image en couleurs. Fish invente une histoire : son neveu vit dans le Wisconsin, il est blessé à la main, il ne peut pas s’occuper de couleurs. Mais Dave pourrait s’en charger à sa place ?

Illustration de Wally Wood, accompagnant la première publication de la nouvelle.

De retour chez lui, Fish presse les boutons de la machine, qui trace un nouveau dessin, mais il est un peu déçu : le dessin représente une filles avec des fleurs et une vache : cette machine ne saurait donc dessiner que ce genre de choses ? Il finit par comprendre que les dessins changent selon les boutons enfoncés : folk, djur, land, planta, byggnader, Arbete, Kärlek,… À force d’essais il comprend que ces mots signifient « personnes », « animaux », « paysage », « plantes », « immeubles », « travail », « amour »,…
Peu à peu, il lui semble être capable de maîtriser la machine et de savoir dans quel ordre presser les boutons pour obtenir, par exemple, des scènes historiques ou religieuses. Les dessins sont parfois très sages, parfois caricaturaux lorsque l’on presse un bouton nommé överdriva. Sans comprendre le manuel qui accompagne la machine, il continue d’essayer un peu tous les boutons, insistant même sur ceux qui ne semblent rien faire : utplana, torka, avsla. Il aimerait vendre le brevet de cette machine extraordinaire, mais sa tentative de le démonter ne lui apprend rien.
Il écrit au service de recherche de l’Encyclopaedia Britanica pour savoir s’ils connaissent la langue utilisée pour les commandes de la machine et s’il est possible de les lui traduire.

Le temps passe et contre toute attente, le dessin que Fish a soumis à un concours lui rapporte des milliers de dollars, à condition que Dave — à qui Fish raconte que son neveu souffre désormais d’un handicap qui l’empêche de dessiner, de se déplacer, et qu’il souffre d’une timidité maladie — exécute la fresque. Puisque cela semble plus commode ainsi, les deux hommes conviennent que Fish se fera passer pour l’artiste, et utilisera son nom, George Wilmington. Ses dessins obtiennent rapidement du succès, et une femme lui confie même sa nièce comme étudiante, en échange de milliers de dollars. Seulement il doit cacher à absolument tout le monde que son œuvre émane d’une machine à laquelle lui-même ne comprend rien. Il a bien tenté de démonter l’appareil pour en déposer le brevet, mais même en parvenant à en soulever le panneau de protection, il n’y a rien compris.
Lors d’une soirée, il rencontre un physicien à qui il demande s’il lui semble imaginable de créer une machine capable de dessiner. Ce dernier n’y croit pas tellement :

I assume you mean it would originate the drawings, not just put out what was programmed into it. Well, that would mean, in the first place, you’d have to have an incredibly big memory bank. Say if you wanted the machine to draw a horse, it would have to know what a horse looks like from every angle and in every position. Then it would have to select the best one for the purpose out of say ten or twenty billion — and then draw it in proportion with whatever else is in the drawing, and so on. Then for God sake if you wanted beauty too I suppose it would have to consider the relation of every part to every other part, on some kind of esthetic principle. (…) I guess we’ll be staying out of the art business for another century or two.

Tout se passe presque bien, mais la machine semble refuser de se répéter, elle agit comme si elle oubliait peu à peu des motifs. Pour la fresque qu’il devait réaliser, notamment, la machine n’a dessiné qu’un pied. Un pied que tout le monde juge magnifiquement exécuté, mais aussi un peu intriguant, et Fish s’avère incapable de répondre quand les médias l’interrogent sur la signification qu’il donne à cette image de pied.
Un second problème se présente : Mrs Prentice, la tante de son élève, est mécontente de son investissement, car Fish n’a fait à la jeune Norma que des remarques sans intérêt et, du reste, a cessé de venir voir son travail. Mis au défi de réaliser un dessin pour prouver qu’il est bien l’artiste qu’il prétend, Fish s’enferme avec sa machine. Tandis que celle-ci se contente de dessiner un nez et des formes géométriques, Fish découvre la réponse du service de recherche de l’Encyclopaedia Britannica : la langue était du suédois et les mots ont un sens.
Fish comprend qu’à chaque fois qu’il a fait tracer un dessin à la machine, il lui a aussi demander d’effacer le motif de sa mémoire.

Quatre ans après la rédaction de cette nouvelle, en 1962, A. Michael Noll, jeune ingénieur employé par les laboratoires Bell, publiait un mémo dans lequel il avançait que l’ordinateur pourrait être employé pour produire des images. Les créations que ce jeune ingénieur nommait modestement « patterns », rédigées en langage Fortran, posaient les bases de l’art génératif et du code créatif.

Adolescent, j’avais lu cette histoire comme une critique de l’abstraction, mais en la relisant, cette interprétation ne me semble pas évidente. Il est intéressant de se replonger dans ce récit, soixante-cinq ans après sa publication, alors même que Dall-e, Stable diffusion et Midjourney émerveillent le public et inquiète un nombre non-négligeable de créateurs visuels qui craignent à juste titre de voir leurs propres créations intégrées à des outils créés pour se passer d’eux2 ! On notera la pertinence de l’estimation faite par le scientifique qui compte en milliards le nombre d’images que devrait connaître la machine pour pouvoir produire des dessins originaux : c’est bel et bien en milliards que se comptent les images contenues dans les datasets tels que Laion, qui est utilisé par Stable Diffusion ou la future IA dessinatrice de Google, Imagen. En revanche il se trompe en supposant que les technologies se tiendront à l’écart du marché de l’art « pour encore un siècle ou deux ».
Notons pour l’anecdote que le tout premier « plotter » (traceur) commandé informatiquement a précisément été inventé en 1958 par Konrad Zuse, un pionnier allemand de l’informatique. Il s’agit du Graphomat Z64. Je ne saurais dire si Damon Knight en avait entendu parler mais il est probable que non, car cet appareil n’a commencé à se diffuser qu’au cours des années 1960.

  1. Damon Kninght (1922-2002), est notamment l’auteur de la célébrissime nouvelle To serve man (1951), qui avait été adaptée pour la série The Twilight Zone en 1962 et dont la trame est connue bien au delà du cercle des amateurs de science-fiction. On note que To serve man et Une petite merveille partagent une chute liée à un problème de traduction. []
  2. Les IAs de génération d’images ne sont pas qu’une menace pour les créateurs, elles peuvent être détournées, elles peuvent être des outils de création,… Mais les illustrateurs qui s’inquiètent n’ont pas forcément tort. J’ai évoqué la question en détail dans le troisième numéro du magazine Illuzine. []