vendredi 29 novembre 2024 : 15 heures 45 : Jean-Christophe Menu (attention, la séance, en partenariat avec le SoBD, se déroulera à l’espace des Blancs-Manteaux, Paris 4e)
vendredi 06 décembre 2025 à 15 heures : Sophie Darcq. Salle A0-168
vendredi xxjanvier2025 :
vendredi xx février 2025 :
vendredi xx mars 2025 :
vendredi 25 avril 2025 à 15 heures : Béatrice Lussol. Salle A0-168
N’hésitez pas à consulter régulièrement cette page pour connaître les dates des interventions lorsque celles-ci seront calées.
Un robot s’active dans un bunker high-tech. L’Humanité, nous dit-on, vient de s’éteindre. Le robot est en charge de 63 000 embryons destinés à repeupler la Terre. Il en sélectionne un, de sexe féminin, et lance son développement dans une matrice artificielle. Le temps passe, l’être se développe et finit par émerger du liquide amniotique sous la forme d’un bébé humain en parfaite santé que la machine presse contre son torse en diffusant des enregistrements de berceuses. Le temps passe encore, l’enfant fait ses premiers pas, grandit, et devient une fillette. Son univers confiné est constitué de dortoirs immenses dont elle est l’unique occupante, et sa seule compagnie, c’est « Mother », le robot qui l’élève. le « visage » de « Mother » est constitué d’un cercle lumineux qui ressemble à un œil cyclope et qui surplombe deux lumières plus petites, qui pourraient elles aussi être des yeux et qui s’écartent ou se rapprochent le long d’un rail en arc qui évoque vaguement un sourire. La tendresse du robot se manifeste par la délicatesse de ses gestes, de l’éclairage chaleureux de son torse, de sa voix douce (qui est celle de l’actrice australienne Rose Byrne), et bien entendu de son attitude attentionnée.
13867 jours ont passés depuis la grande extinction. La fillette a grandi, elle a une petite vingtaine d’années, ce qui, si on calcule, ne correspond pas à 13867 jours (trente-huit ans). On saura bientôt pourquoi. On voit qu’elle pratique la danse, mais aussi qu’elle a acquis de nombreuses connaissances, y compris en mécanique, puisqu’un jour, alors que la main du robot est endommagée, la jeune femme la répare. Les rôles s’inversent, donc, c’est l’enfant qui prend en charge l’entité qui l’a élevée. Tout au long du film, le robot et la fille ne s’adresseront l’une à l’autre qu’avec les noms « mother » et « daughter ».
Le robot « Mother » semble très préoccupé par les progrès scolaires de la jeune femme qu’elle éduque. On assiste à une forme de cours de morale utilitariste : si sacrifier une personne pour prélever ses organes permet d’en sauver cinq qui attendent une transplantation, alors c’est la bonne décision. L’élève se pose cependant d’autres questions : et si les personnes à sauver étaient de moins bonnes personnes que celle que l’on envisage de sacrifier ? Un jour (façon de parler, dans un lieu où il n’y a apparemment ni jour ni nuit) les lumières sont éteintes et le robot est à l’arrêt,. « Daughter » découvre l’origine de la panne générale : un rongeur s’est introduit dans le bunker et a endommagé des câbles. C’est la première forme de vie biologique qu’elle rencontre de toute son existence, mais « Mother » ne voit dans le rongeur qu’une potentielle source de contamination. Le robot jette l’animal, vivant, dans un incinérateur, au désespoir de celle qui lui tient de fille. Lorsque celle-ci demande à « Mother » si elle ne se trompe pas en supposant que toute vie sur Terre a disparu, le robot répond un peu sèchement, un peu vite, comme si la question l’irritait et qu’elle voulait couper court à la conversation : « Est-ce que tu m’as déjà vu commettre des erreurs ? — non, mère. ».
Un jour, pourtant, l’impensable se produit, un bruit sourd se fait entendre de l’autre côté du sas qui mène vers l’extérieur. C’est une femme, qui explique être blessée et avoir besoin d’assistance. Épuisée, l’intruse s’évanouit. En prenant beaucoup de précautions, « Daughter » s’occupe d’elle. Fouillant son sac, elle découvre une arme à feu, qu’elle décide de dissimuler. Lorsque « Mother » arrive, on commence à se demander qui est une menace pour qui. La femme qu’a accueilli « Daughter » semble terrorisée par le droïde1, et affirme que si quelqu’un est dangereux dans le bunker, c’est bien le robot… Mais en même temps c’est elle qui entre armée, ce sera elle qui s’emparera d’une arme pour faire feu que le robot, quand ce dernier ne manifeste aucune hostilité et soigne la blessée — même si, comme cette dernière, nous commençons à nous dire que l’état réel de la Terre n’est peut-être pas ce qu’en dit « Mother », et que les intentions du robot peuvent être autres que ce qu’elle dit.
La femme venue de l’extérieur refuse absolument d’être opérée par « Mother », et c’est donc « Daughter » qui se charge d’extraire la balle qui se trouve dans sa cuisse. On comprend que la jeune femme, qui n’avait pourtant rencontré aucun autre être humain jusqu’ici, dispose de solides connaissances en anatomie et en médecine. Tandis que la patiente est en convalescence, « Mother » fait passer un nouveau test scolaire à « Daughter ». Les questions que l’on voit défiler semblent concerner la psychologie. Puisqu’elle a passé l’examen « mieux que jamais », « Daughter » se voit donner le privilège de sélectionner l’embryon du prochain être humain à naître dans le bunker. « Daughter » remarque qu’il manque des embryons, et ne tarde pas à découvrir une horrible vérité : elle n’est pas le premier enfant de « Mother », d’autres ont été élevés avant elle, et ont été tués et incinérés, faute d’avoir atteint les performances voulues lors des évaluations.
La femme, interprétée par Hillary Swank (Miss Karate Kid, Million Dollar Baby), raconte à « Daughter » que des robots totalement semblables à « Mother » sont responsables de sa blessure et qu’ils ont tué la plupart des humains. Les rares survivants, dont elle fait partie, vivent dans des tunnels. Nous ne sommes pas loin de croire cette histoire, mais la femme n’hésite pas à menacer « Daughter » pour sortir, avec elle, du bunker. Et l’amener dans un monde écologiquement ravagé que des robots agricoles semblent affairés à réparer en cultivant des hectares de maïs.
La femme vit dans un conteneur échoué sur une plage. Elle révèle à « Daughter » qu’elle n’a vu aucun être humain en vie depuis des années. La jeune femme regrette alors de s’être laissée entraîner et décide de retourner dans le bunker, d’autant que son petit frère va bientôt y naître et qu’elle veut s’occuper de lui. Au retour, des dizaines de robots semblables à « Mother » — mais de couleur plus sombre, et surtout, armés — la pointent avec des viseurs laser. Elle dit qu’elle vient parler à « Mother », ils s’écartent pour la laisser entrer.
Dans le bunker, les néons crépitent : le réalisateur nous plonge dans les codes du film d’horreur, facile mais efficace. « Daughter » s’empare d’une hache, bien décidée à détruire le robot qui l’a élevée tandis qu’à l’extérieur, d’autres robots tentent de forcer l’entrée du lieu. « Mother » et « Daughter » ont une conversation. On comprend que « Mother », les robots qui se trouvent à l’extérieur, les robots agricoles, forment un tout, une unique conscience, et que leur but a toujours été d’aider l’espèce humaine (et la planète que nos semblables auront tuée) à renaître, mais avec exigence, c’est à dire en accompagnant au mieux cette renaissance et même, en tuant la presque entièreté de l’espèce. Le robot « Mother » finit par se laisser volontairement tuer par « Daugher », qui sera désormais seule avec son petit frère et les dizaines de milliers d’embryons à faire naître. Un robot se présente dans le conteneur de la femme qui avait attiré « Daughter » à l’extérieur du bunker. Il a la voix de « Mother » et il révèle à la femme que si elle a survécu jusque lors et si elle a pu faire sortir « Daughter », c’est parce que cela servait un but. Et que ce but n’a plus lieu d’être. On devine que toutes les pannes (main à réparer, rongeur, intrusion…), tous les aléas qui ont frappé le bunker, ont été calculés et faisaient partie de l’éducation de « Daughter », qui a toujours été surveillée attentivement.
Réalisé en Australie avec un budget modeste, I Am Mother est un thriller psychologique qui se situe plutôt du côté psychologique que du côté du thriller. En effet, le spectateur n’est pas plongé dans un état d’angoisse, il se met juste à la place de « daughter », qui est dans un état d’indécision constante : qui croire, que croire, que faire ? La question, comme les réponses que chacun y apportera, concernent moins les technologies ou l’effondrement écologique que des dilemmes communs aux parents et aux politiciens en situation de gouverner : où placer le curseur entre bienveillance et enfermement, entre éducation et autorité, entre confiance et dissimulation ? Comment rendre autonome ceux dont on a la charge ? Peut-on faire le bien de quelqu’un en lui faisant du mal, et contre sa volonté ?
Un film plutôt réussi, donc, qui comme de nombreuses histoires de robots et d’ordinateurs parle peut-être moins de robots que de grands sujets anthropologiques ou philosophiques.
« Droid » est le mot qu’elle emploie. Alors qu’il nous est plutôt familier, ce mot est une marque déposée par la société LucasFilm. [↩]
On vient de célébrer les cent quatre-vingt-dix ans de la naissance de William Morris1, immense personnalité de l’Histoire du design, sans doute longtemps un peu négligé en France, comme bien d’autres figures littéraires ou scientifiques britanniques du XIXe siècle, mais qui grâce aux éditeurs Libertalia, Aux Forges de Vulcain et Rivages voit ses écrits enfin largement accessibles chez nous — qu’ils en soient remerciés William Morris fait partie des voix les plus singulières de la Révolution industrielle. Sans être passéiste, il est allé chercher la modernité dans les formes médiévales et les formes de la nature. Socialiste révolutionnaire, il était autant répugné par les idées d’Edward Bellamy2 que par celles de Paul Lafargue3. Le premier imaginait un futur radieux où chaque humain serait ramené à sa fonction au service d’une société prospère, c’est une forme de socialisme qui glorifie le travail pour lui-même et traite chaque individu comme une pièce mécanique au sein d’une machine sociale ; le second considérait que la vocation des humains dans une utopie socialiste était d’atteindre l’état de paresse : se reposer sur les machines pour que plus personne n’ait rien à faire4. Ce qui préoccupe William Morris, ce n’est pas seulement que chacun ait l’estomac rempli ou que personne n’exploite plus personne. Le futur dont il rêve est surtout un monde harmonieux esthétiquement et socialement, où chacun est libre de trouver comment donner un sens à son existence5.
C’est ce monde qu’il décrit dans Nouvelles de nulle part (News from nowhere, sorti en 1890), paru en janvier 2024 dans une nouvelle traduction, chez Libertalia.
On peut analyser très en détail les références et les allusions que contient le roman, c’est ce que font avec grand talent Philippe Mortimer, auteur de la traduction, de la présentation et des nombreuses notes, et le goliard William Blanc dans sa postface érudite. Mais on peut aussi lire le livre sans connaître grand chose du contexte intellectuel et social dans lequel il est né et sans être conscient des textes médiévaux qu’il évoque, car les thèmes dont il est parcouru sont plus actuels que jamais.
Un londonien s’endort un soir d’hiver dans une Angleterre morne, enlaidie par l’exploitation capitaliste, la mécanisation et le mauvais goût des parvenus ; il se réveille dans le même pays, mais tout a changé, car tout est beau — le paysage, l’architecture, les objets, les vêtements, les gens — et on est en juin. Le narrateur (qui est visiblement William Morris lui-même) comprend vite qu’il se trouve des décennies ou des siècles au delà de son temps, et la suite du livre est la découverte graduelle d’une utopie socialiste et libertaire. Les gens qu’il rencontre sont charmants et serviables. Dans ce monde futur on ne s’appelle pas « camarade », mais « voisin ». La propriété privée a disparu, ce qui modifie totalement les rapports humains, et tout particulièrement les rapports amoureux : puisqu’il n’y a plus d’enjeux financiers aux mariages, chacun, chacune, est libre d’aimer, de se quitter, de se retrouver. L’amour reste néanmoins une des questions qui empêche cette société future d’être tout à fait exempte de violence, car les passions et la jalousie y perdurent, et semblent même être l’unique raison qui explique les rarissimes faits-divers qui entachent un monde qui, sinon, serait idyllique. C’est heureusement sans vilains sentiments que le narrateur tombe amoureux d’Ellen, une femme à l’esprit vif rencontrée au hasard de son périple, qu’il admire plus qu’il ne la convoite. William Morris était nettement féministe6, et pour lui, une femme accomplie ne saurait être passive (c’est Ellen qui choisit de rejoindre le narrateur), ne saurait être la propriété de quiconque, et doit avoir le loisir d’exprimer ses qualités, tant intellectuelles que sportives — sur la Tamise, Ellen rame plus vigoureusement que l’homme qui lui fait les yeux doux !
Morris était aussi écologiste. Le mot est un peu anachronique, ce n’était pas une notion politique à l’époque7, mais il est pourtant clair qu’un des reproches que l’auteur fait à l’industrie de son temps, aux machines et à la course au rendement nés du besoin de s’enrichir, c’est de détruire la nature. Et pas seulement la nature, ou le rapport des humains à la nature, mais aussi le rapport des humains au travail et les rapports des humains entre eux. Dans le monde idéal de Morris, les travaux agricoles saisonniers exécutés en commun (et dans des vêtements à la fois adaptés et beaux) sont une fête, un plaisir partagé et une activité physique saine que chacun est impatient d’accomplir. Il les oppose à l’agriculture mécanisée et misérable, où le corps est contraint et où l’argent économisé en termes de main d’œuvre est englouti par l’achat des machines qui servent à remplacer ladite main d’œuvre8 et font perdre aux agriculteurs la maîtrise et la compréhension de leur métier.
Car en ce temps-là, nous précisa le vieil homme, presque toutes les tâches étaient réalisées à l’aide de machines perfectionnées, que les ouvriers agricoles utilisaient sans en comprendre le fonctionnement, comme étant de simples rouages eux-mêmes9.
Il considère que l’industrie multiplie les objets laids à bas coût tout en privant l’ouvrier du plaisir de l’ouvrage, elle dévalue donc tout à la fois les objets, les personnes et le lien social. Ainsi qu’il l’a écrit dans d’autres textes10, Morris pensait que tout travail peut être bien fait, et que le travail bien fait apporte du plaisir à celui qui œuvre. Ainsi, il vaut mieux produire lentement de beaux objets qui seront un plaisir à faire et qui seront aimés de ceux qui les utilisent, que de gaspiller des ressources et de maltraiter des ouvriers pour produire au plus faible coût des objets médiocres. J’ai parlé d’écologie, je pourrais employer la notion, plus anachronique encore, de « décroissance », voire même l’idée de « sobriété volontaire »11.
Quand un vieil homme féru d’Histoire raconte au narrateur la révolution12 qui a permis à la société anglaise de se rallier comme un seul homme à l’idée d’égalité et de bonheur partagé, le lecteur du XXIe siècle, qui se rappelle l’échec de nombreuses révolutions passées et qui sait aussi avec quelle facilité les trésors sont dilapidés par ceux en héritent13, lèvera peut-être un sourcil sceptique. Du reste, l’épilogue suggère que Morris lui-même n’est pas sûr que son rêve puisse être autre chose qu’un rêve, mais il n’empêche, la balade, qui reste plaisante malgré son but pédagogique assumé, a de quoi faire réfléchir. Au cours du récit, le narrateur et ses amis remontent la Tamise jusqu’à Kelmscott, où se trouve une charmante maison qui n’est autre que celle où William Morris avait écrit le livre. Cette remontée du fleuve dans une Angleterre future est aussi un retour à une Angleterre médiévale rêvée, sans seigneurs, sans évêques, libre, égalitaire et heureuse.
Si les idées de William Morris font écho à des préoccupations fort actuelles — écologie, féminisme, solidarité, et quête de sens existentiel —, le père du mouvement Arts and Crafts amène un élément nettement moins présent dans le discours actuel, qui est l’idée que la beauté est bonne (et que ce qui est bon est beau), que nos vies n’ont de sens que si nous aimons ce qui est beau.
Peintre, dessinateur, designer, architecte, imprimeur, poète, fondateur de la Socialist League, fondateur du mouvement Arts & crafts, membre de la confrérie préraphaélite, essayiste, on considère aussi William Morris (1834-1896) comme le premier auteur de Fantasy — il a influencé C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien —, et il a même écrit de la science-fiction, avec Nouvelles de nulle part et Un rêve de John Ball. Dans un cas comme dans l’autre il ne s’agit pas de science-fiction au sens d’une réflexion prospective sur l’effet des technologies, mais plutôt de l’utilisation de l’idée du voyage temporel pour comparer notre présent à ce qui fut et à ce qui pourrait être. [↩]
Edward Bellamy est l’auteur d’une utopie très influente du XIXe siècle, Looking Backwards, sorti en 1888, qui a suscité la création de groupes politiques nommés « Nationalist clubs » — où le mot « nationalist » vient de « nationalisation ». Bellamy n’utilisait jamais le mot « socialisme », ce qui a permis à ses idées d’obtenir un certain écho aux États-Unis. [↩]
Gendre de Marx, Paul Lafargue est l’auteur du Droit à la paresse, en 1883. Et puisque vous vous posez la question : j’ignore dans quelle mesure je suis ou non apparenté à ce monsieur. En effet, sa famille venait des Caraïbes, où il est né, et est « retournée » à Bordeaux, dans une famille de négociants en vin. La généalogie de sa famille se perd, mais les Lafargue de mon ascendance étaient eux aussi des négociants en vin bordelais,… [↩]
On trouve aussi cette idée au début de la révolution d’octobre chez Kazimir Malevitch, dans son texte La paresse comme vérité effective de l’homme. Pour lui, la machine permettra à l’humain, comme Dieu, de se reposer éternellement. [↩]
Pour Morris, le travail donne un sens à l’existence, mais pas n’importe quel travail et pas n’importe comment. Lire : Travail utile, fatigue inutile, éd. Rivages. [↩]
On sourira néanmoins à ses justifications de la répartition genrée des tâches ménagères. [↩]
Ernst Haeckel avait inventé le mot « écologie » quelques années auparavant, mais ce mot décrivait une réalité biologique, il a fallu près d’un siècle pour qu’il devienne un projet politique. [↩]
À rapprocher de la notion de contre-productivité chez Ivan Illitch, qui avait calculé avec Jean-Pierre Dupuy que le temps que faisait gagner l’automobile à son propriétaire servait à financer l’achat de ladite automobile. Toujours en lien avec Illitch, William Morris imagine une société où l’école n’existe plus du tout et où l’on n’apprend, de manière assez naturelle, que parce qu’on a envie d’apprendre. [↩]
On n’est pas loin, ici, des considérations sur les machines développées par Samuel Butler dans Darwin parmi les machines (1863) et Erewhon (1870), ouvrage dont William Morris avait été un lecteur enthousiaste. [↩]
Lire : L’Art et l’Artisanat, éd Rivage poche, 2011, texte de 1889). [↩]
Il serait amusant de comparer ce texte au Yankee à la cour du roi Arthur, publié par Mark Twain un an avant News from Nowhere, et qui en est un peu l’inverse : un capitaliste étasunien, profite de ses connaissances avancées pour amener l’Angleterre du Haut-Moyen âge, où il a été inexplicablement projeté, à l’ère industrielle. [↩]
On pense un peu au Talon de fer de Jack London (1919)… aussi publié par Libertalia ! [↩]
J’écris ça en pensant à tous les gens aux mentalités d’enfants gâtés qui semblent aujourd’hui prêts à renoncer aux progrès politiques véritables amenés par leurs prédécesseurs. Je pense à la facilité dont certains utilisent la liberté chèrement acquise avant eux pour forger les chaînes qui vont les entraver. Je me comprends. [↩]
« Il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel »
Rousseau, Émile, livre IV
L’intelligence artificielle, on n’en peut plus ! Tout le monde en parle et tout le monde a un avis plus ou moins inspiré sur le sujet : faut-il réguler ? Interdire ? Craindre ? Taxer ? Développer ? Débrider ? L’Europe doit-elle décourager l’innovation à coup de grands principes plus ou moins adaptés, au risque de laisser les États-Unis et la Chine emporter la timbale, ou doit-elle au contraire accompagner volontairement le dynamisme des chercheurs français ou allemands1 en attendant le jour ou leurs équipes et leurs travaux seront rachetés par des GAFAs ? L’IA est-elle une incroyable aventure scientifique ou une triste course pour l’hégémonie industrielle et commerciale ? Ces questions sont-elles d’avant-garde ou déjà caduques, est-il trop tôt ou trop tard ? L’accélération des progrès de l’IA nous empêche-t-elle de faire mieux que de courir derrière le train ? L’Intelligence artificielle est-elle une vieille Lune ou au contraire un sujet radicalement nouveau ? Un objet essentiellement imaginaire ou une réalité déjà actuelle, bien au delà des questions de création artistique ? Les employés de bureau vont-ils tous disparaître, ou au contraire vont-ils gagner des outils qui les délestent de tâches fastidieuses ? La part inimitable de la création va-t-elle devenir précieuse (tant qu’elle le restera), ou bien les auteurs, qui se sentent parfois légitimement spoliés, vont-ils voir leur art dévalué par des machines sans âme — quoi que ce mot veuille dire — et par des commanditaires sans scrupules et un public peu exigeant ? Doit-on traiter ces nouveaux outils avec désinvolture et humour, ou au contraire explorer leurs implications philosophiques, esthétiques et créatives ?
On pourrait baisser les bras et donner à l’ensemble de ces questions une réponse unique et sans doute parfaitement valide : oui. Mais ce serait un peu court. Deux ou trois ans après la sortie de systèmes tels que Dall-e, Midjourney et GPT, qui font suite au développement continu (mais moins médiatisé2) d’autres outils, il est temps de faire un bilan d’étape. Avec mes collègues Emmanuelle Lepeltier (bibliothécaire de l’ESADHaR) et Oriane Pichuèque (artiste invitée dans la même école), je participe à l’organisation d’une copieuse journée d’étude consacrée à ce que l’Intelligence artificielle générative apporte à la création artistique.
La journée d’étude se déroulera vendredi prochain, 19 avril 2024, de 9h à 18h, à l’Université du Havre (site Lebon, Amphi 6, à dix minutes de la gare du Havre). Les invitées et invités4, d’un niveau exceptionnel, seront le musicien Benoit Carré (« Skygge »), les artistes ou designers Albertine Meunier, Grégory Chatonsky, Étienne Mineur, Éric Tabuchi et Sylvain Roume, les spécialistes du droit d’auteur Élodie Migliore et Wilhelmina Huguet (de la SAIF), le chercheur Jean-Louis Dessalles, ainsi que deux étudiantes et un étudiant de l’ESADHaR, Anna Tabutiaux, Estelle Bordet et Loïck Baïnachi, qui nous parlerons eux aussi de leurs expériences de l’usage des intelligences générative puisque c’est bien ce qui nous intéresse en école d’art et de design : réfléchir concrètement à ce qu’il y a ou non à tirer des nouveaux outils technologiques qui nous sont amenés. Bien entendu, les interventions seront suivies d’un débat avec le public.
L’entrée est libre, mais il est recommandé de s’inscrire auprès de l’ESADHaR en envoyant un e-mail à l’adresse communication (at) esadhar (point) fr, ou en téléphonant au 02 35 53 30 31. La modération sera assurée par Oriane Pichuèque et moi-même. L’organisation générale est due à Emmanuelle Lepeltier et l’affiche à Garance Wernert. Nous remercions nos amis et voisins de l’Université Le Havre Normandie qui ont bien voulu nous accueillir.
Les français de Mistral AI, les franco-étasuniens de Hugging Face, les allemands de Aleph Alpha et LAION, les britanniques (certes plus européens…) de Stability AI et les nombreux laboratoires de recherche universitaire du continent européen ont une grande vitalité et sur certains points, disposent d’une véritable avance. [↩]
Lorsque Marion Montaigne et moi avons publié L’Intelligence Artificielle : fantasmes et réalités aux éditions du Lombard, il y a huit ans (déjà !), le sujet était loin d’être le phénomène de librairie qu’il est devenu. On parlait du retour des réseaux de neurones formels et de l’émergence des systèmes d’apprentissage profond, mais AlphaGo n’avait pas encore vaincu Lee Sedol (c’est advenu une semaine plus tard !), Google n’avait pas encore publié son logiciel Deep Dream, et si le principe des Generative Adversarial Networks (tels que le système qui a permis la création du site ThisPersonDoesNoteExist) venaient d’être exposé dans un article universitaire, leurs réalisations étaient encore loin d’atteindre le grand public. [↩]
Le titre Artifices n’est évidemment pas lié à la biennale du même nom, qui s’est tenue à Saint-Denis et à laquelle j’ai eu l’honneur et le plaisir de participer pour son ultime édition, en 1996. Jean-Louis Boissier et Liliane Terrier remarquent que nous utilisons pour le titre une typographie garalde italique, comme sur l’affiche de la première édition de la biennale Artifices en 1990. C’est Jean-Louis qui me souffle la citation de Jean-Jacques Rousseau qui se trouve ci-haut. [↩]
Pour des raisons pratiques, nous n’avons pu, à regret, inviter le chercheur et artiste Ilan Manouach. Cela sera réparé d’une manière ou d’une autre. Nous aurions aussi aimé avoir parmi nous l’écrivain François Bon ; l’illustratrice Claire Wending (qui est plutôt remontée contre l’IA et notamment l’accaparement de milliards d’images pour entraîner les IAs) ; l’Oulipienne Valérie Beaudouin ; le vétéran Olivier Auber ; le critique et théoricien de l’Art Jean-Paul Fourmentraux ; la chercheuse Amélie Cordier ; la juriste Caroline Lequesne ; le sociologue Antonio A. Casilli ou encore la plasticienne Stéphanie Solinas… [↩]
Résumé : Les écoles territoriales d’Art et de design sont des institutions vieilles de plusieurs siècles mais nos gouvernants semblent avoir organisé leur disparition, ou en tout cas s’apprêter à diminuer cruellement leur nombre, alors même que le besoin est élevé comme en atteste l’explosion des effectifs des formations privées équivalentes. Et c’est bien dommage.
Le budget du Ministère de la Culture a été amputé de deux-cent-un millions d’euros — alors que promesse faite originellement était au contraire une augmentation dudit budget de deux-cent-quarante millions. Mais bon, c’est la crise, la croissance « est moins forte que prévu », selon la formule consacrée, et les agences de notation financière préparent leurs évaluations pour le mois prochain, alors on diminue en catastrophe ce qui semble sacrifiable, ou plutôt ce qui ne secouera pas trop l’opinion. Et pour l’opinion, j’en ai peur, le budget de la Culture n’est pas nécessairement considéré comme une priorité — et que penser de la considération pour l’écologie, qui perd quant à elle deux milliards d’euros ?
Qu’est-ce que le ministère de la Culture ? (en gros)
Le Ministère de la Culture n’est pas une coquetterie de la République, c’est un ministère aux missions nombreuses et importantes : toute une partie de l’audiovisuel public (France télévisions, mais aussi l’INA qui conserve la mémoire télévisuelle française) est placé sous sa tutelle. La Bibliothèque Nationale, qui a depuis la Renaissance vocation à conserver toute la production éditée en France (et qui désormais la met à notre disposition), dépend aussi du ministère de la Culture, tout comme la direction de l’Architecture et du patrimoine (dont l’archéologie) ou une grande partie des Archives. Par le biais de plusieurs instances (CNC, CNL, CNAP,…) le ministère finance une bonne partie de la création actuelle (production ou acquisition d’œuvres, festivals, résidences d’artistes), et de ses acteurs (galeries, éditeurs, associations…), selon des modalités plutôt transparentes et collégiales, en consultant commissions indépendantes formées dans ce but — et dont, je peux en attester pour y avoir participé, les membres sont bénévoles. Le Louvre ; la Comédie Française ; l’Opéra de Paris ; la Philharmonie ; les Châteaux de Versailles, Fontainebleau, Pau ; Beaubourg ; le Mucem, etc. ; mais aussi des écoles supérieures d’art ou d’architecture, des conservatoires nationaux de danse ou de musique (en tout, quatre-vingt dix-neuf établissements d’enseignement supérieur !),… sont autant d’institutions sous tutelle du Ministère. Pour certains services, la tutelle est partagée entre le Ministère et d’autres institutions : éducation, enseignement supérieur, affaires étrangères, armée, industrie, mais aussi collectivités territoriales. Il existe plusieurs statuts juridiques pour organiser tout ça à des degrés divers d’échelle et d’autonomie : établissements de coopération culturelle, établissements administratifs culturels, établissements à caractère industriel et commercial, mais aussi sociétés anonymes (comme Pass Culture) ou associations (comme l’Ircam). Enfin, le ministère a une activité de promotion ou de régulation : défense du droit d’auteur (sujet chaud !), valorisation de la création française, etc.
On peut tout à fait se demander si telle ou telle mission du Ministère de la Culture est pertinente, légitime, justifiée, si l’encadrement de la production audiovisuelle ou de la création permettent l’existence de contenus que le secteur privé ne permettrait pas, ou si au contraire elle constitue une contrainte et impose une forme d’« art officiel » (ce que, bizarrement, on ne reproche jamais aux souverains du passé, dont c’était pourtant le projet explicite et par définition bien moins démocratique), voire de propagande gouvernementale. On peut se demander s’il est vraiment important de sauver des vestiges archéologiques, des livres et de vieux tableaux, etc.. Chacun aura sa réponse en fonction de son intérêt pour la création, pour l’Histoire, en fonction de son rapport à la socialisation des biens, au partage culturel, etc., mais il est un fait, aujourd’hui, que l’activité de centaines de milliers de personnes est liée à la politique et au budget du Ministère de la Culture. Et c’est bien entendu le cas des enseignants en école publique d’art, dont nous allons reparler plus loin, et de leurs étudiants.
Sacrée Rachida Dati
On murmure que la pensionnaire de la rue de Valois, Rachida Dati, fâchée du rabotage de son budget, a vertement insulté par SMS le ministre de l’Économie et a menacé par la même voie le premier ministre de « transformer en kebab » son chien très mignon. L’intéressée dément bien évidemment avoir émis de tels messages, ou plus exactement dément l’avoir fait « dans ces termes », mais, comme cela se fait souvent en communication politique de type « bruits de couloir », il n’est pas impossible que ce soit elle-même qui ait fait courir la rumeur de leur existence. Tout le monde s’en amuse : ah, cette Rachida Dati, elle n’a pas sa langue dans sa poche ! Pour un peu, on se sentirait vengés car certes, le budget mal géré1 aboutit à des décisions cruelles, mais au moins on ricane en pensant à la tête du premier ministre et du ministre du budget se faisant gronder par la maire du septième arrondissent de Paris. Je ne sais pas si la majorité des enseignants d’écoles d’art auraient spontanément voulu de Rachida Dati à la tête du ministère de la Culture, mais beaucoup ont vu comme une chance l’orientation qu’elle a affirmé vouloir porter dès sa prise de poste, qui était de ne pas se borner à agir qu’à Paris et d’aller au contact des publics ruraux… Or justement les écoles supérieures d’art sont bien placées sur ce sujet car elles forment un maillage du territoire plutôt intéressant. En effet, sauf la Corse, une petite partie du Lot, de l’Aveyron, de l’Yonne, de l’Aube, et (depuis la fermeture de l’école de Perpignan en 2016), des Pyrénées atlantiques, on ne se trouve jamais à beaucoup plus de cent kilomètres d’une école d’Art, et les étudiants que les écoles telles que la mienne, au Havre, accueillent en première année, sont pour bon nombre issus de leur région et, parfois, du monde rural. Au fond, les écoles supérieures d’art et les conservatoires sont les seuls établissements d’enseignement supérieur à être et à toujours avoir été décentralisés.
La fin d’un tabou
J’ai visionné l’audition de Rachida Dati face à la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale du 19 mars, et je suis forcé d’admettre que la ministre a un certain niveau. Très bien préparée (il faut dire qu’elle avait été auditionnée par le Sénat quelques jours plus tôt), elle s’est montrée capable de répondre de manière souvent convaincante, anticipant les critiques, sur la diversité des dossiers qui lui ont été soumis (audiovisuel, Intelligence Artificielle, restitutions d’œuvres spoliées, itinérance des collections, sauvegarde du patrimoine cultuel non protégé,…), et ce bien que sa surprenante nomination ne date que de deux mois. Politiquement, je dirais qu’elle propose assez généralement une ligne républicaine de centre droit, sans grande rupture avec les administrations précédentes. Dans son discours liminaire, elle a émis une réflexion qui agite assez logiquement le petit monde des écoles d’Art :
« Il faut cesser avec la politique des bouts de ficelle, parce que finalement ça ne résout aucun problème de fond, et c’est de l’argent public très mal dépensé. Je souhaiterais des écoles performantes, avec les mêmes chances de réussite, et la même ouverture à tous. S’il faut fermer certaines écoles, car aujourd’hui elles n’ont plus les mêmes moyens, les moyens d’offrir un cadre de qualité, peut-être que ça peut être le cas »
Ce qu’on entend ici, c’est une réponse plutôt brutale aux angoisses qui courent dans les écoles d’art et de design, particulièrement exacerbées depuis un an et demi : « vous vous plaignez de ne plus pouvoir enseigner dans de bonnes conditions ? De ne plus pouvoir donner à vos étudiants toutes les chances de réussite ? Pas de problème, on peut vous fermer ». Une menace, en somme. La ministre se défausse aussitôt en disant que ce n’est pas son administration qui prendra ce genre de décision, qu’il y a pour ça des instances d’évaluation, mais ce qu’elle dit, c’est qu’elle ne fera rien pour l’empêcher, que la question n’est plus taboue, qu’elle s’en lave les mains2.
Public et privé
Le rapport sur les écoles territoriales d’art (2023), commandé à Pierre Oudart3 par Rima Abdul Malak (qui réclamait des propositions « à droit constant » — sans modification structurelle, donc — et semble avoir quitté le ministère sans y avoir répondu), et le rapport de la cour des comptes sur l’enseignement artistique supérieur (2021) disent des choses passionnantes sur l’Histoire, l’état, les perspectives et le contexte des écoles supérieures d’art. On peut compléter ces lectures en consultant la séance consacrée à la situation et l’avenir des écoles d’art par la commission Culture du Sénat, en décembre 2023. Au cours de cette audition, on entendait notamment que dans la ville de Rennes, le nombre d’établissements artistiques privés était passé de un à vingt en une quinzaine d’années. Autant dire que le besoin de formations artistiques ne faiblit pas, notamment pour les cursus réputés directement professionnalisants tels que le design et la communication4. Le secteur privé gagne clairement en importance, il suffit pour s’en convaincre de constater les effectifs du groupe « école de Condé » (4 000 étudiants en Europe, dont une grande partie en France), de e-artsup (2 500 étudiants), de l’école Émile Cohl à Lyon (850 étudiants, soit plus du double des effectifs de l’imposante École nationale supérieure des Beaux-Arts de la même ville), etc. Le nombre d’étudiants des quarante-quatre écoles publiques supérieures est d’environ 11 000, celui des écoles privées est évalué dans une fourchette allant de 15 à 20 000 étudiants. À cinq exceptions près (Camondo, École de design de Nantes-Atlantique, Émile Cohl, l’Institut français de la mode et Strate), les écoles privées ne sont pas évaluées par le Ministère de l’Enseignement supérieur et cela rend leur recensement exhaustif un peu difficile. Les écoles privées investissent massivement dans leur propre promotion en étant présentes sur les salons dédiés aux études, et encourageant même leurs étudiants à animer leurs stands… J’ai ainsi connu une école, peut-être pas la plus sérieuse, dont les étudiants pouvaient rattraper des notes médiocres ou faire l’impasse sur certains cours en échange de permanences dans des salons : à défaut d’être de bons étudiants, on leur demandait de bien vendre leurs écoles aux parents de futurs étudiants.
L’enseignement supérieur privé profite largement des inquiétudes parentales liées à Parcoursup5, mais aussi de sa réputation en termes d’insertion professionnelle, ne serait-ce que par le biais de l’alternance6, à laquelle de nombreux étudiants recourent pour alléger les frais d’inscription dont ils doivent s’acquitter — quinze à vingt fois plus élevés que dans les établissements publics7. Au passage, il est tentant de supposer que les écoles privées accueillent un public particulièrement aisé, mais les choses ne sont pas si simples : il n’est pas rare que les étudiants du privé s’endettent, tandis que le niveau socio-économique des étudiants des grandes écoles publiques parisiennes est, visiblement, très élevé. Une autre force des écoles privées, souvent, est leur optimisme ou leur manque de scrupules quant au contenu (et aux débouchés) de leurs formations, puisqu’elles sont capables d’improviser des « départements » aux intitulés alléchants (motion design, cinéma d’animation, conception de jeux vidéo, manga, prompt design, character design, etc.) et à la mode mais qui ne reposent parfois que sur la compétence d’un unique enseignant non-salarié. Ce n’est pas qu’un défaut, c’est parfois au contraire l’expression d’une forme de souplesse, de capacité au renouvellement et d’absence de snobisme, dans des domaines aux mutations permanentes. Les écoles publiques supérieures d’art et de design ont une autre approche et favorisent la construction intellectuelle, la construction d’un langage d’auteur et la capacité à inventer sa propre méthode de travail, justement parce que les métiers et les outils ne cessent de changer. Les écoles d’Art publiques se donnent par ailleurs un rôle culturel local et national qui va au delà du simple fait de former des étudiants : expositions, journées d’étude, recherche, coopération internationale, publications — mais il faut reconnaître que certains établissements privés ont ce genre d’ambitions aussi. Quoi que l’on en pense, il est clair que les écoles d’art et design publiques, les écoles d’arts appliqués8 et les écoles privées amènent des choses différentes et sont donc complémentaires. Beaucoup de mes collègues en école d’Art publique se demandent malgré tout si le projet des gouvernements qui se succèdent depuis des décennies n’est pas, sous les prétextes vertueux d’une rationalisation et d’une augmentation du niveau d’exigence, de faire disparaître la plupart de ces établissements. Cette impression est très bien résumée par Pierre Oudart :
Les communautés éducatives partagent largement l’impression d’un manque d’intérêt du ministère de la Culture pour ces établissements et celle d’une absence de projet stratégique. Elles vont parfois jusqu’à se demander si leur disparition n’est pas programmée dans une sorte d’agenda caché au profit des universités et de l’enseignement privé.
Et, malgré le « Rasoir d’Hanlon » qui édicte que la bêtise et l’incompétence sont des clés de compréhension généralement préférables à la malveillance, on peut se demander, effectivement, si tout n’a pas été délibérément fait pour aboutir à la situation délétère actuelle. Les établissements territoriaux, qui étaient autrefois des services municipaux, ont été « autonomisés » de gré ou de force sous le statut d’Établissements publics de coopération culturelle (EPCC) et poussés à se regrouper. Le statut d’EPCC permet aux établissements d’être dirigés par un conseil d’administration et de diversifier leurs sources de financement, mais elle permet aussi de déresponsabiliser leurs tutelles. Dans le même temps, à la suite du « Processus de Bologne », qui harmonise l’enseignement supérieur entre quarante-huit pays, les écoles doivent satisfaire des critères assez précis en termes de structure des cursus, d’autonomisation des établissements et de contenu et d’évaluation des formations. Si toutes ces nouveautés ont leurs vertus et poussent les écoles d’Art vers une forme de sérieux, elles imposent une inflation du travail administratif et de l’organisation de réunions 9, tant pour les équipes administratives (dont les effectifs ont connu une grosse croissance dans toutes les écoles, afin de gérer les missions nouvelles) que pour les équipes pédagogiques. Elles mènent aussi naturellement à une forme de mise en concurrence des établissements. Favoriser l’enseignement artistique privé n’est pas une manière d’effectuer des économies pour sauver un budget national effectivement à la dérive, les sommes en jeu sont une goutte d’eau dans l’Océan de la dépense publique en matière de Culture. L’intérêt de ce mouvement — qui touche d’autres domaines, comme la santé ou l’éducation —, c’est que le secteur privé rapporte beaucoup d’argent à un petit nombre, alors que le secteur public est un bien commun qui rapporte à tous. Et je ne crois pas être un gauchiste enragé en le constatant que, naïveté ou malice, notre société se dirige vers une marchandisation généralisée, vers des captations et des concentrations de biens et de pouvoir.
Les exigences et les ambitions ne cessent d’augmenter, mais les moyens pour s’y conformer ne suivent quant à eux pas du tout. Les écoles souffrent mécaniquement d’une forme de maltraitance qu’éprouvent bien d’autres secteurs (éducation primaire et secondaire, santé, etc.) : plus d’obligations, plus de tâches, plus de règlements, plus de normes, mais toujours moins de capacité à les satisfaire. On ne compte pas les écoles dont les équipes administratives sont en burn-out généralisé. Entre la « cage de fer » que décrivait Max Weber10 et les systèmes d’injonctions contradictoires, les écoles souffrent. Le corps enseignant, souvent, ne s’en tire pas si mal, car il peut toujours se concentrer sur son cœur de métier : aider des jeunes adultes à trouver leur voie en tant que créateurs et pourquoi pas, n’ayons pas peur d’être ambitieux, en tant qu’acteurs de la société. Le manque de confort (locaux vétustes pour certaines écoles, impossibilité d’acheter des fournitures, de réparer des équipements, d’inviter des intervenants extérieurs, d’organiser des voyages, et parfois même de remplacer les collègues partis à la retraite) pèse cependant lourdement sur la pédagogie.
Si les propos de Rachida Dati (enfin une ministre qui s’adresse aux écoles d’art !) constituent un petit choc, ils ne sont que l’aboutissement d’un long processus d’abandon, et peut-être même de sabordage. Il est facile de se plaindre d’une « politique de bouts de ficelle » quand tout a été fait pour en arriver là. Bien heureusement, de nombreuses villes restent très attachées à leurs écoles, lesquelles font leur fierté depuis deux, voire trois siècles11. Car c’est aussi ça, les écoles territoriales d’Art : des institutions multiséculaires qui ont accompagné la création artistiques (« académies des Beaux-Arts ») ou industrielle (« écoles gratuites de dessin ») de leurs régions et du pays tout entier, et qui n’ont jamais perdu leur pertinence et leur utilité.
Mise-à-jour du 30/03/2024 : Dans un communiqué officiel publié le même jour que les lignes qui précèdent, la ministre de la Culture a tenu a préciser qu’elle avait évoqué « la fermeture d’écoles d’art territoriales non comme un objectif mais comme un risque si l’ensemble des partenaires ne se mobilisent pas ». Ce qui ne contredit pas vraiment son propos sur le fond, elle dit là encore que le ministère ne bouchera pas les trous budgétaires.
Bruno Le Maire est ministre des finances depuis sept ans. Il se félicite d’avoir réalisé au cours de ses cinq premières années de mandat la plus grosse baisse d’impôts de l’Histoire de la République (50 milliards). Il a beau jeu ensuite de se plaindre de ce que les caisses sont vides. [↩]
Je note pour l’anecdote qu’une des deux écoles supérieures dont le sort fatal a été scellé est celle de Châlons-sur-Saone, ville où Rachida Data a passé sa jeunesse ! L’autre étant l’école de Valenciennes. [↩]
Pierre Oudart, haut-fonctionnaire du Ministère de la Culture, a un temps dirigé l’école d’Art Marseille-Méditerranée. [↩]
Au passage, on demande aux écoles d’art publiques d’être professionnalistantes (ce qu’elles sont, mais selon des parcours souvent biscornus) mais curieusement les formations en péril ces derniers temps concernent justement des filières identifiées sur le marché du travail. Ainsi l’école de design de Valenciennes, ou le Master design graphique des Beaux-Arts de Lyon. [↩]
Avant qu’elles n’intègrent les dispositifs Admission post-bac puis Parcoursup, les écoles publiques d’art n’avaient qu’un outil de sélection : le concours d’entrée. Parcoursup a beaucoup modifié la donne, en contraignant le calendrier des concours (qui subsistent), en plaçant les établissements en concurrence, et peut-être en conférant une grande importance au dossier scolaire et à l’âge des postulants, ce qui n’a jamais été la tradition des écoles des Beaux-Arts. [↩]
Parmi ses promesses, Rachida Dati a affirmé sa volonté d’imposer à toutes les écoles publiques de permettre l’accès de leurs étudiants à l’apprentissage et à l’alternance, ce qui comblerait une lacune, mais ne s’applique pas nécessairement à tous les domaines étudiés en école d’art. [↩]
Un étudiant de la prestigieuse école des Arts déco de Paris paie un peu plus de 400 euros par an, alors que les écoles privées aussi réputées telles que l’Institut Français de la Mode ou la Parsons School réclament plus de 20 000 euros annuels. [↩]
Les écoles publiques d’Arts appliqués dépendent du Ministère de l’éducation nationale. [↩]
Dans mon école, il me semble que les confinements de 2020-2021 ont démultiplié les réunions. À mon entrée dans l’école en 2006, le directeur m’avait dit que je ne serai astreint à assister qu’à deux réunions annuelles, en sus de mes heures de cours. Nous n’en sommes plus là du tout. [↩]
Pour Max Weber, les systèmes administratifs ont une tendance naturelle à l’expansion bureaucratique, jusqu’à devenir un piège qui, par un besoin justifié de rationalisation, finit par devenir étouffant et paralysant. Il parle de « cage de fer » ou de « cage d’acier ». [↩]
Une large majorité des écoles territoriales supérieures d’Art date du XVIIIe siècle. La plus ancienne, Les Beaux-Arts de Paris, date du milieu du XVIIe siècle. Les plus récentes, fondées pendant les années 1970, sont la Villa Arson à Nice et l’école d’art de Cergy. [↩]
Vendredi prochain quinze mars, à dix-neuf heures, je donnerai une conférence aux Studios 240 à Cormeilles-en-Parisis.
J’y parlerai de l’arrivée de la culture « Hip-Hop » en Europe, à l’aube des années 1980, et des timides débuts du graffiti « newyorkais » — des fresques peintes à la bombe aérosol, représentant d’imposants lettrages aux messages particulièrement obscurs pour le public profane, généralement peintes sans autorisation. Parmi les premiers foyers de cette forme nouvelle d’art visuel en France se trouvait une petite ville du Val-d’Oise, Cormeilles-en-Parisis, et parmi ses acteurs, votre serviteur. C’est ce moment que je compte évoquer à l’occasion de mon intervention, qui relèvera donc plus du témoignage personnel que de l’Histoire de l’Art.
Bien entendu, c’est bluffant. Les images produites par l’IA générative Sora sont bluffantes, les conversations qu’on a avec ChatGPT sont bluffantes, les images produites par Midjourney sont bluffantes1, et l’accélération du progrès de leur famille d’outils, ponctué par des annonces quotidiennes, est étourdissante. À chaque nouvelle étape, on ne peut que se demander ce qui viendra dans un an, dans trois ans, ou dans dix. Lorsque Marion Montaigne et moi-même avons publié L’Intelligence Artificielle : fantasmes et réalités, il y a huit ans, la discipline était déjà engagée dans sa voie actuelle, avec le retour en grâce des réseaux de neurones artificiels et la montée en puissance des systèmes d’« apprentissage profond », dont un des premiers succès pour le grand public a été (une semaine après la sortie de notre livre !) la victoire du programme AlphaGo au jeu de Go contre le champion Lee Sedol, par quatre parties sur cinq. Dans le livre, nous parlions de la longue histoire de l’Intelligence artificielle (nommée en 1956 mais s’appuyant sur plusieurs millénaires d’inventions) et aussi, des craintes parfois irrationnelles qui entourent cette discipline. Le chemin parcouru en huit ans est tout à fait extraordinaire et les IAs génératives sont les ambassadrices les plus spectaculaires de cette évolution.
Même si comme tout le monde je trouve les vidéos produites par Sora à partir de textes assez épatantes, j’ai du mal y voir le « niveau de réalisme hallucinant » qui est célébré de toute part, mais j’avoue qu’il ne m’est pas si facile d’expliquer en détail pourquoi. Bien sûr, quelques petits détails m’interpellent immédiatement, tel le fait que la grande majorité des vidéos présentées sont au ralenti, ce qui, certes, permet de montrer le niveau de précision et de détail des images, mais qui permet aussi de pallier les éventuelles bizarreries liées à des mouvements qui manqueraient de naturel. Pour le dire clairement, je pense que ce ralenti peut être un astucieux cache-misère, à moins qu’il ne soit spontanément produit par Sora, ce qui serait un « choix » particulièrement curieux. En faisant des arrêts sur image je remarque aussi ça et là que les zones floues ou nettes ne suivent pas toujours les lois de l’optique2. Certaines vidéos dévoilées par OpenAI contiennent de qu’on nomme en Intelligence artificielle générative des « hallucinations » : mains conformées ou articulées bizarrement, superpositions de plans absurdes, actions qui défient les lois de la physique, etc. Ces images « à problèmes », dont on se doute que tout sera fait pour éviter qu’elles n’émergent à l’avenir, ont parfois un charme surréaliste, comme la séquence d’excavation d’une chaise de jardin en plastique par des archéologues, ou l’incompréhensible multiplication des louveteaux en train de jouer.
Ce qui m’intéresse, ce sont plutôt les images réputées « sans problème », les images « parfaites » (et du reste sinon trop parfaites, souvent un peu trop lisses).
Le réalisme
Dans le domaine de la production d’images, je suppose que nous pouvons nous entendre sur le fait que la notion de « réalisme » décrit des représentations qui essaient d’approcher la perception naturelle que nous avons du monde qui nous entoure ‒ ou à défaut, la perception mécanique que produisent les appareils de captation qui nous sont familiers, tels que l’appareil photo et la caméra. C’est une notion subjective, par définition, puisqu’elle dépend de ce à quoi chacun de nous est attentif, en fonction de notre expérience, de l’état de nos sens ou encore de paramètres culturels, car la perception visuelle ne se résume pas à un phénomène optique, c’est aussi un processus cognitif. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que si nous voyions comme nos yeux, qui ne sont jamais que des camera obscura, nous verrions le sol en haut et le ciel en bas : c’est notre cerveau qui se charge d’adapter ce que nous percevons aux lois de la pesanteur3.
Les images produites par Sora n’ont pas pour référence notre perception du réel, elles se réfèrent à des images déjà produites ‒ et c’est bien normal puisque c’est à partir de l’analyse d’un corpus d’images que ces logiciels fonctionnent4. J’y perçois l’influence d’images produites par modélisation 3D (la couleur des éclairages, le niveau élevé de détail ‒ d’ailleurs certaines images sont spécifiquement faites pour évoquer non pas la vidéo mais bien l’image de films d’animation 3D façon Pixar), et souvent de ces images en 3D dont on loue le « réalisme » ; j’y vois l’influence des images produites par les jeux vidéo (et notamment les séquences cinématiques des jeux, pour les couleurs ou les mouvements de caméra) ; j »y vois l’influence (que ce soit demandé dans le prompt ou non) d’images trafiquées selon le procédé tilt-shift ‒ qui, par un jeu de flou artificiel, fait passer une scène filmée en grandeur nature pour l’image d’une maquette ; j’y vois l’influence des images retouchées et fortement esthétisées ; je vois l’influence des images passées aux filtres « beauty » qui sévissent sur TikTok mais aussi dans l’ensemble de l’industrie cinématographique (eh non, des actrices de soixante ans qui ont une peau de bébé, ce n’est pas normal) ; j’y vois enfin l’influence de l’esthétique des clichés (au sens propre ou au sens figuré) issus de banques d’images, où les sourires frôlent le rictus, si propres, si exemptes d’aspérités, qu’elles en deviennent un rien monstrueuses… Enfin rien qui me rappelle précisément le réel.
Bien entendu, depuis que l’on filme, depuis que l’on photographie, que l’on peint, que l’on sculpte, que l’on donne des représentations théâtrales, depuis que l’on raconte, notre perception du réel (et la manière dont nous l’acceptons) est affectée par les représentations artistiques, qui affectent ensuite à leur tour la manière dont nous modelons le monde tangible ‒ depuis le paysage jusqu’à la chirurgie esthétique en passant par l’aménagement des intérieurs et les régimes amaigrissants : les fictions, y compris visuelles, sont à la fois le produit de nos sociétés, de nos mentalités, de l’époque, et les briques qui construisent nos sociétés, notre époque. Mais que construisent des images instantanément crées, pléthoriques, lorsqu’elles ne sont que le remixage d’images passées et lorsque leur unique forme d’invention spontanée est l’erreur, le bug ? Quelle nouveauté pourront produire des images issues de collectes automatisées et qui finiront fatalement par se nourrir elles-mêmes ? Les trouverons-nous réussies juste parce qu’elles nous seront devenues familières à force de saturer notre espace visuel, comme nous finissons par accepter comme des vérités du monde physique les retouches et autre traitements opérés sur les photographies publicitaires ? Si l’on considère les images générées non pas comme des images réfléchies, construites, mais comme des patchworks statistiques, des collages, elles sont nettement moins impressionnantes et la perception de leur « réalisme » n’est jamais que le résultat d’un curieux processus : nous identifions en elles des éléments d’images déjà vues, le grain de la peau, le dégradé d’un ciel, les feuillages, les reflets,… Cela n’est bien entendu pas sans intérêt si on ne se trompe pas sur la nature des images produites et si ceux qui manipulent ces outils se chargent d’y placer l’intelligence qu’elles n’ont pas5 ou d’y injecter un corpus de données choisi. Sur mon mur Instagram, avant même de lire leurs noms, je reconnais au premier coup d’œil une image produite par Grégory Chatonsky, par Étienne Mineur ou par Éric Tabuchi, preuve qu’il existe un emploi des Intelligence Artificielles génératives qui est au service des auteurs plutôt que de constituer une forme de négation desdits auteurs.
Mon intérêt pour la bande dessinée et l’illustration me laisse penser que les Intelligences artificielles dédiées à la génération d’images vont, dans un premier temps ‒ jusqu’au prochain saut technologique, et celui-ci adviendra ‒, donner une valeur nouvelle à tout ce qu’elles ne savent pas encore imiter de manière convaincante. Le trait, le style, la personnalité, le propos, le sens, la subjectivité. Dans un monde où on peut en trois clics faire dire un discours de Ben Laden à Barack Obama, et où, pire peut-être, cette imposture sera acceptée par des gens qui se doutent qu’elle est forgée mais qui en louent la pertinence puisqu’elle confirme leur préjugé, les dessins ‒puisque singuliers, puisque subjectifs, puisqu’ils n’essaient pas de se faire passer pour autre chose que l’idée d’une personne tracée de la main de cette personne ‒, ont l’honnêteté de se présenter pour ce qu’ils sont. J’espère que nous leur en serons toujours reconnaissants.
La pensée chatGPT
ChatGPT (et tous les outils semblables actuels ou à venir) pose immédiatement un défi aux enseignants : les cancres ont-ils triché ? Les bons élèves eux-mêmes ont-ils cédé à la paresse ? Se sont-ils contentés d’interroger une machine qui leur a fourni une réponse médiocre mais suffisamment structurée et bien écrite pour qu’on ne puisse pas les sanctionner d’une note infamante ? Beaucoup l’ont fait, parfois par jeu, pour l’avoir tenté (et c’est très bien, c’est le moment de faire des expériences), pour éprouver la compétence ou la sagacité du prof, parfois en cherchant à pallier leurs manques (et si ChatGPT a une meilleure orthographe, pourquoi ne pas lui demander d’aide ?), parfois parce qu’ils savent qu’ils doivent rédiger, parce que le système scolaire l’attend d’eux, mais parce qu’ils ne comprennent ni quoi écrire ni comment le faire. Si ce problème a occupé et inquiété de nombreux enseignants cette année, provoquant une forme de défiance envers toute production textuelle (et particulièrement si celle-ci se révèle dignement rédigée et exempte de fautes), il n’est peut-être bien qu’un problème mineur. Tricher, plagier, recopier, n’est pas neuf. Et plagier sans même lire ce que l’on plagie n’est pas neuf non plus. Bien sûr, le fait que chaque devoir soit reçu avec suspicion crée un effet un peu déplaisant.
Le véritable problème que je vois venir avec ChatGPT n’est pas là. Tricher a toujours été un sport de potaches, un petit jeu entre l’enseignant-commanditaire et l’élève-prestataire autour de textes qui sont parfois écrits sans en avoir envie pour des gens qui les lisent sans plaisir. Ce qui m’angoisse, c’est la perspective de voir le jour où des gens produiront de la littérature à la façon de ChatGPT sans avoir besoin du logiciel ‒ tout comme certains jeunes chanteurs virtuoses du début des années 2000 ont pu imiter spontanément, comme autant de fioritures vocales, les effets de bord de l’autotune appliqué aux voix de leurs musiciens préférés (et je parle de l’autotune discret, utilisé pour palier la fausseté des enregistrements). Ils écriront des pavés de texte en trois parties égales, pleines de superlatifs mous, de « cependant » qui ne mangent pas de pain et de « en conclusion » consensuels. Parce que c’est ChatGPT (ou d’autres outils du genre) qui leur auront enseigné comment on écrit et pire, comment on pense. Ma part optimiste voudrait croire que l’inconsistance des textes générés conférera une valeur nouvelle aux textes personnels, aux textes originaux, à l’audace littéraire. Pour peu qu’il reste des gens qui aient envie de les lire.
Annonce
Le moment que nous vivons est idéal pour faire un bilan d’étape et l’on discutera de toutes ces questions (mais aussi de questions de droits d’auteur, de vie professionnelle, et peut-être pas du risque de manipulation de l’information) en excellente compagnie6 le 19 avril lors d’une journée d’étude sur le sujet à l’école supérieure d’art et de design du Havre (programme complet à venir).
On finit cependant par identifier une manière Midjourney, en tout cas pour les images dont le prompt ne contient pas d’indications stylistiques pour l’éviter. [↩]
Un plan net situé entre deux plans flous, c’est normal. Un plan flou situé entre deux plans nets, ça ne l’est plus. [↩]
En 1931, Theodor Erismann avait démontré la manière dont le cerveau influe sur la perception en faisant porter par un de ses étudiants des lunettes à miroir qui lui faisaient voir le monde tête-en-bas. Après une dizaine de jours, la vision du cobaye s’est rétablie ! [↩]
On sait que LAION 5B, le Dataset (base de données contenant des images et leurs légendes) utilisé pour entraîner des IAs telles que Stable Diffusion contient cinq milliards d’images. Difficile de dire à coup sûr ce que contient ce Dataset : une vie entière ne suffirait pas à visionner l’ensemble des images, même diffusées à la cadence d’une par seconde ! [↩]
Un IA telle que ChatGPT ne comprend pas la question (prompt) qu’on lui pose, ne comprend pas la réponse qu’elle fait et n’a ni l’envie ni la conscience d’être en train de répondre à une question. On lui soumet une chaîne de caractères et elle fournit en réponse une prédiction statistique de ce qu’on attend d’elle. Le plus incroyable est que, dans bien des cas, cela fonctionne bien. Mais il arrive aussi que la machine, inexplicablement, invente des dates, des événements, des détails, mais c’est normal : elle n’a aucune conscience de la notion de faits ou de vérité ‒ pas plus que la notion de mensonge, du reste. La forme d’« intelligence » qu’elle produit est contenue dans les « verrous » que lui imposent ses développeurs et qui l’amènent à accompagner ses réponses de laïus moralisateurs (veuillez noter que l’humour peut être offensant pour certaines catégories de personnes,…) ou à esquiver des sujets. [↩]
Seront présents Albertine Meunier, Jean-Louis Dessalles, Étienne Mineur, Grégory Chatonsky, Éric Tabuchi, Skygge, des représentants de la Société des arts visuels et de l’image fixe, Élodie Migliore (doctorante spécialisée en droit d’auteur) et enfin plusieurs étudiantes et étudiants de l’école qui s’amusent à pousser les IAs dans leurs retranchements. L’organisation de la journée est due à Emmanuelle Lepeltier, bibliothécaire de l’école, avec ma participation et celle de ma collègue Oriane Pichuèque. [↩]
Fascinée par le spectacle du fils d’un ami « qui code », la romancière Nathalie Azoulai cherche à percer le grand secret que semblent détenir les jeunes gens qui programment. Ils frappent sur leur clavier une littérature hermétique qui, dit-on, croit-on, gouverne le monde. Et s’ils dirigent le monde du bout de leurs doigts, les programmeurs semblent le faire non pas avec désinvolture ‒ ils sont au contraire visiblement concentrés, apparemment happés par la tâche ‒, mais presque en l’ignorant, se focalisant sur la qualité des systèmes plus que sur leur finalité, ou, quand ils se risquent à les exposer, en révélant la naïveté de leurs motivations (« make the world a better place », « don’t be evil » et autres mantras qui ne mangent pas de pain), voire leur mesquinerie, comme Mark Zuckerberg qui semble avoir créé Facebook ‒ préhistoriquement un site de notation du degré d’attraction sexuelle de ses camarades d’Harvard, puis un annuaire de ces mêmes étudiants ‒ comme réponse à ses propres difficultés relationnelles d’autiste léger. L’autrice cherche à comprendre : quel air de Mozart passe dans le casque du codeur ? Qu’est-ce que coder ? Que devient la littérature, face à cette forme d’écriture sans poésie que l’on soupçonne de gouverner l’avenir ? Elle tente sans succès de s’inscrire à l’école 42, qu’elle fréquentera tout de même en badaude, en intruse, et puis elle prend des cours particuliers avec plus ou moins de succès. Très vite, elle sait quel langage de programmation elle veut apprendre : Python. Non tant parce que c’est le langage à la mode (il l’est), mais parce que son nom charrie un univers poétique et cinématographique, à cause de la veste en python de Marlon Brando dans L’Homme à la peau de serpent. Et c’est vrai que c’est curieux, ce nom de langage de programmation, « Python »1. L’apprentissage épuise un peu l’enquêtrice : les variables, les itérations, tous ces concepts semblent bien abstraits, surtout si on tente de les assimiler pour eux-mêmes et non pour ce qu’on pourrait en faire, pour ce que l’on peut produire grâce à eux. Punaisant des indices sur un mur à la manière d’un détective de série télévisée, Nathalie Azoulai saute d’une idée à l’autre et retombe, a priori sans l’avoir calculé, sur le regret d’une amitié de jeunesse. Les codeurs sont-ils des bad-boys ? Existe-t-il une libido de la programmation ?
Ce que je trouve intéressant ici c’est que l’autrice prend tout à l’envers. Ce n’est pas une pente naturelle « geek », une appétence pour le code, qui la guide, ni même un intérêt pour les applications artistiques et créatives de la programmation2 ‒ qu’aucun de ses cornacs ne mentionne, du reste ‒, mais une forme de curiosité distante, de perplexité, et peut-être aussi une forme d’inquiétude face à ce qui, très naturellement, touche les gens de son âge (qui est autant le mien) : se demander quelle place nous est réservée dans le monde qui vient, et se demander par qui et par quoi nous sommes en train d’être poussés vers la sortie. La fraîcheur de l’autrice face à des questions qu’un vieux programmeur3 ne se pose plus donne en tout cas des pistes de réflexion à l’enseignant qui tente chaque année d’expliquer la programmation à des apprentis-artistes.
On utilise chaque jour des langages en oubliant de se demander l’imaginaire que leur nom charrie, et je me dis que le langage que j’emploie quotidiennement, Processing (traitement, opération), doit sonner comme quelque chose d’un peu laborieux. [↩]
Je ne suis pas ingénieur, ni formé, mais ça fait plus de vingt-cinq ans que je gagne ma vie en programmant, j’imagine que je peux me considérer comme programmeur. [↩]
Frédéric Février, qui enseigne l’Histoire-géographie au lycée à Carcassonne, passe un temps considérable à déchiffrer des registres paroissiaux de l’ancien régime à la recherche d’informations un peu plus intéressantes que les simples mentions des baptêmes, des mariages et des enterrements1. Il publie ses découvertes sur la page Facebook Génialogie, et est l’auteur d’un livre, Histoires de femmes et de mères XVIe-XVIIIe siècles (2022).
Il a exhumé aujourd’hui un document ahurissant, issu du registre paroissial de Moussan (dans l’Aude), a priori daté de 1682 ou 1683.
Et la transcription :
Un gentilhomme a trouvé le secret de communiquer sa pensée d’une extrémité du monde à l’autre et d’en avoir réponse dans le moment par le moyen de deux montres par l’autre dont l’invention lui a coûté vingt années d’étude. L’auteur de ce rare secret a cru que Louis le Grand2 devait avoir des courriers aussi aisés que les rayons du soleil qui pénètrent dans un clin d’œil l’Orient et l’Occident, et comme Sa Majesté en est l’image en terre, il vient lui offrir le fruit de ses [œuvres ?] et lui consacrer son ouvrage. L’utilité de ses montres est si grande que la prudence ne veut pas qu’on l’explique dans le détail, il suffit que lorsque vous voulez parler à un ambassadeur à la Porte3, à l’Escurial, à Cracovie, vous lui donnez une montre et convenez de lui parler chaque jour à midi. L’on sait que tous les méridiens changent et qu’il est plutôt midi à Rome qu’à Paris et cette différence se connait par l’élévation du pôle. Ainsi Sa Majesté entrera dans son cabinet à l’heure prise et son ambassadeur aussi dans l’endroit où il se trouvera et se communiqueront par le moyen des aiguilles qui tournent sur les lettres uniformément en sorte que vous marquez avec une plume sur le papier toutes les lettres et mots que l’aiguille indique et lorsque votre aiguille s’arrête d’elle même, vous répondez par la même voie. De manière que dans une heure, vous avez une réponse et sans crainte que ces lettres soient surprises et dont vous épargnez le chagrin d’attendre deux mois plus ou moins une réponse pour prendre les mesures justes. Ce secret épargnera au Roi plus de trois millions par an.
(transcrit par Frédéric Février. Je me suis permis de rétablir l’orthographe moderne)
Je suis frappé par le caractère évasif du texte : l’inventeur, simplement désigné comme « un gentilhomme », est-il aussi l’auteur du texte ? Pourquoi cet écrit se trouve-t-il dans ce registre ? Est-ce un brouillon de lettre ? Qu’attendait exactement son rédacteur ? Bien que le contexte soit très différent, je pense un peu à Edward Page Mitchell, qui publiait des nouvelles de science-fiction aux fulgurantes intuitions prospectives dans les colonnes de son journal The Sun, et le faisait sans se donner la peine de les séparer des nouvelles d’actualité4.
À l’époque précise où a été écrit ce texte, les sciences et les techniques étaient en ébullition : Isaac Newton (informé des calculs astronomiques du français Jean Picard en 1682, justement) achevait sa loi de la gravitation universelle, la génération précédente avait été celle de Descartes, Pascal ou Huygens, Denis Papin découvrait la force de la vapeur et on publiait à tour de bras des traités de mécanique, hydraulique, pneumatique, etc. Pierre Bayle s’apprêtait à sortir son Dictionnaire historique et critique, passionnant ancêtre de l’Encyclopédie. C’est l’époque qui a vu naître les Académies5. Enfin, notamment pour les besoins des calculs maritimes, la science horlogère faisait d’immenses progrès en termes de précision, de fiabilité et de miniaturisation6.
La communication, en revanche, n’avait pas connu de véritable rupture technologique depuis la fin du Moyen-âge. Les marins n’avaient pas encore mis au point de systèmes de communication à distance à l’aide de drapeaux, et le télégraphe des frères Chappe ou les systèmes précurseurs comme celui de Georges Lesage ne viendraient que deux siècles plus tard. Et ne parlons pas de la télécommunication sans fil qui allait devoir attendre les travaux de Marconi, Branly, Hertz ou Tesla à la toute fin du XIXe siècle. Je note qu’à l’époque où la télégraphie électrique de Samuel Morse était en train de remplacer la télégraphie optique de Chappe, dans les années 1840, cette technologie était en concurrence avec deux autres systèmes, celui de Cooke et Wheatstone, et celui de Foy et Breguet, qui l’un et l’autre reposaient sur des cadrans à aiguilles pilotés à distance de manière électromécanique7. La simplicité du codage morse l’a rapidement emporté sur ces inventions britanniques et françaises8.
Alors quel système avait inventé ou rêvé le gentilhomme qui prévoyait de faire économiser des millions au Roi Soleil dans ses communications avec ses ambassadeurs ? Nous ne le saurons sans doute jamais, mais il y a ici matière à écrire un roman « clockpunk », ce registre uchronique qui imagine une Histoire alternative qui s’appuierait sur les sciences et les techniques de l’époque qui précède la révolution industrielle.
Pour ma part, je consacre une grande partie de mon temps libre dans les registres paroissiaux du Limousin, de la Marche ou de l’Angoumois ‒ notamment ‒, dans le but de reconstituer la généalogie familiale. L’écriture des curés et des vicaires est parfois difficile à déchiffrer et lorsque je fais défiler les pages, je suis essentiellement à la recherche d’un nom familier, d’une signature, et mon œil ne s’attarde sur aucun texte qui ne parle ni de baptême (on connaît la date des baptêmes, pas toujours celle des naissances !), ni de mariages, ni d’enterrements (de la même manière, on sait la date des enterrements mais pas toujours celle des décès). [↩]
Edward Page Mitchell dont j’ai traduit la nouvelle l’Homme le plus doué du monde (1879), publié par Franciscopolis et récemment réédité chez Libretto. [↩]
Académie française (1635), Académie royale de peinture et de sculpture (1648, qui est l’ancêtre de l’actuelle Académie des Beaux-Arts, mais aussi celle des quarante-cinq écoles d’art nationales ou territoriales telles que celle où j’enseigne), Académie de France (« Villa Médicis ») à Rome (1666) et, la même année, Académie des sciences. [↩]
L’horlogerie a aussi bénéficié de la religion : un siècle et demi plus tôt à Genève, l’austère Jean Calvin avait proscrit les breloques, à l’exception des montres ‒ puisqu’utiles ‒, que les bijoutiers, reconvertis en horlogers, pouvaient sertir de pierres précieuses sans risquer l’Enfer, provoquant la naissance d’une industrie locale toujours réputée un demi-millénaire plus tard. [↩]
Lire : Télégraphes & Téléphones, de Valmy au microprocesseur, par Catherine Bertho, éd. Le Livre de poche 1981. [↩]
L’idée d’une souveraineté nationale face à l’industrie étasunienne dans le domaine des télécommunications, on le voit, est très ancienne ! [↩]
« Je préfère être ingénieur dans une école d’art que dans un truc d’ingénieurs »
(Bruno Affagard)
Quand je suis arrivé à l’école d’art du Havre, en 2006, c’était avec la mission d’y renforcer les pratiques liées aux nouveaux médias et à l’interactivité. Mais il se trouvait déjà dans l’école un enseignant spécialisé dans le domaine, Bruno Affagard. Bruno n’avait pas le profil habituel d’un professeur en école d’art, puisqu’il n’avait lui-même ni la formation ni la carrière ni l’œuvre d’un artiste, ni lien particulier avec le monde de l’art. Titulaire, si ma mémoire est bonne, d’un CAP d’électricien, il avait été opérateur de machines-outils dans l’industrie puis avait été embauché à l’école, en 1987, en tant que technicien métal. L’avancement dans la grille de la fonction publique territoriale tel qu’il pouvait se faire à l’époque l’avait amené à devenir professeur d’enseignement artistique1. Par goût personnel, il avait été l’artisan de l’entrée de l’ordinateur dans l’école ‒ ce qui à l’époque se résumait à un unique ordinateur, un numériseur et un banc de montage vidéo2. Je crois qu’il avait aussi réalisé le premier site Internet de l’école. Peut-être parce que son profil était pour le moins atypique, il se montrait toujours d’une grande timidité, ne jouait pas des coudes, ne prenait la parole ni en réunion, ni lors des bilans des étudiants auxquels il participait, ni lors des auditions des postulants à l’école. Il était en revanche d’une constance absolue, arrivant à neuf heures pile, repartant à dix-huit heures, et se montrant toujours d’une disponibilité tout aussi absolue pour les étudiants qui lui amenaient des problèmes techniques à régler, car c’est vraiment ce qu’il aimait faire et ce qu’il faisait bien. Au cours de mes deux ou trois premières années à l’école, je l’ai à peine croisé ‒ j’étais à mi-temps ‒, et je crois que mon arrivée, sans qu’il y ait concurrence de sa part ou de la mienne, a modifié son statut : j’étais le nouveau prof, auréolé d’une certaine légitimité professionnelle. Ceci dit on n’était pas si différents, peut-être, car outre le fait que nous étions deux grands barbus grisonnants, j’étais moi aussi passé par un lycée professionnel. Et contrairement à Bruno, j’avais raté mon CAP !
En 2009, je suis parti avec Bruno, Olivier Lefebvre du Volcan (qui organisait l’excursion), et cinq étudiants, au ZKM, à Karlsruhe, puis au festival STRP à Eindhoven. Je dormais dans un lit superposé, dans une chambre d’auberge de jeunesse, avec ce collègue que je connaissais à peine, et si je ne le connaissais pas beaucoup plus en rentrant (il ne parlait pas beaucoup de lui), c’est à partir de ce moment que nous avons commencé à travailler ensemble. Je crois que l’accumulation d’œuvres vues au cours de ce périple lui avait donné une idée concrète de ce que pouvait être la création numérique et de ce que lui, Bruno, pouvait apporter à nos étudiants. Il s’est alors nettement mis à l’électronique avec Arduino. Sa connaissance des transistors et des résistances s’est révélée précieuse, car ce n’est certainement pas moi qui aurais pu être utile aux étudiants dans le registre. En effet, si mon père et mon arrière grand-père ont été diplômés de Supélec, ma compétence en électricité s’était jusqu’ici bornée à savoir changer les ampoules. Quelques années plus tard, Bruno Affagard, Jean-Michel Géridan et moi-même avons publié un ouvrage d’initiation à Arduino.
Si je pense à Bruno, je le revois pendant un atelier consacré à la robotique animé avec nos collègues Bachir Soussi-Chiadmi et Emmanuel Lalande, répondant aux demandes des étudiants qui ont défilé pendant quatre jours, sans le moindre signe d’impatience, sans jamais se déconcentrer, sans jamais abandonner. Il savait aussi aider ses collègues et je ne compte pas les fois où il pris le temps de résoudre un problème technique dont je m’étais lassé. Aussi, je me souviens de toutes les fois où je le saluais, le mercredi matin, et où il tenait à me montrer ‒ toujours très timidement, comme s’il n’était pas sûr que ça allait m’intéresser ‒ son dernier bricolage : un système de transmission de fichiers en Morse par deux ordinateurs qui communiquaient avec un laser ; un radar qui détectait les personnes dans la pièce ; un système qui dénombrait les entrées dans l’école lors des portes-ouvertes ; une poubelle téléguidée qui se déplaçait à l’aide d’un moteur de trottinette3 ; etc.
L’an dernier, Bruno a décidé de faire valoir ses droits à la retraite. Au moment de la réunion de fin d’année, en juin, il s’était débrouillé pour ne pas être là, lui qui était pourtant si ponctuel, jamais absent, jamais malade pour autant que je m’en souvienne. Je ne peux pas croire que cette absence ait été un hasard et j’imagine qu’il n’a pas voulu assister à son propre pot de départ. Il avait passé trente-cinq ou trente-six ans dans l’école, il en était devenu le plus ancien prof et je ne suis pas sûr qu’il ait tenu à vivre l’émotion d’un tel moment. Enfin je ne sais pas et je ne saurai jamais. Il est parti sans bruit. Et puis, surprise, le dix-huit décembre dernier, lors du repas de fin d’année du personnel, Bruno est apparu. On a déjeuné côte-à-côte, il m’a parlé de son activité musicale, comme organiste, il était content d’être à la retraite, il semblait en pleine forme. À un moment il s’est levé et a dit « bon, ben allez j’y vais », exactement comme il le disait à la fin de ses journées de cours. Et il est parti. Cinq jours plus tard, le 23 décembre, il décédait d’un accident vasculaire. J’ai de la peine, car je perds un collègue de dix-sept ans, mais aussi parce que j’aurais toujours l’impression de ne pas savoir tout ce qui se passait dans la tête de ce grand gars taiseux. S’ils me lisent, j’adresse toutes mes condoléances à son épouse et à ses enfants.
Très précisément Professeur d’Enseignement Artistique de catégorie A « hors classe », un grade qu’atteignent peu de professeurs et encore moins de gens qui ont commencé au poste de technicien, quand bien même ceux-ci seraient des artistes confirmés. [↩]
Je tire ces informations du portrait que Bruno a fait de lui-même sur le site de l’école. [↩]
Avec nos collègues du duo HeHe, si j’ai bien compris. [↩]