Anne-Marie Bouillé

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Lieu : Le Bistrot de Quentin, rue Bernardin de Saint-Pierre, Le Havre.

Anne-Marie est née à Sainte-adresse en 1984, elle a grandi dans la partie haute du Havre, le quartier était paisible et l’école, juste derrière chez elle. Elle a toujours aimé dessiner, sa mère est une couturière très douée, son père peignait, ses sœurs dessinaient aussi, et comme cadeau, elle préférait une boite de feutres à une poupée Barbie. Après un bac scientifique (option arts plastiques), elle entame des études de biologie à l’université. Elle s’intéresse à la cartographie, parce que l’on y dessine, mais en dehors de cela, le manque d’encadrement de fac ne lui réussit pas et l’année est un échec, malgré son intérêt persistant pour la science, qui lui a d’ailleurs servi plus tard. Une camarade de lycée, qui elle aussi avait fait un bac scientifique avec option arts plastiques, lui parle de ce qu’elle fait à l’école d’art.

Anne-Marie intègre l’école d’art du Havre en 2004. Au concours d’entrée, elle avait présenté des peintures. Cette fois encore, la liberté ne lui profite pas, et Anne-Marie redouble sa première année. Il faut dire qu’à la même époque, elle faisait dix heures de danse par semaine, et avait entamé ses études avec une certaine désinvolture. Sa mère la pousse à persévérer dans les études, et l’année de redoublement s’avère bien différente. À cette époque, elle s’engage dans une activité qu’elle n’a jamais abandonné depuis : le chant gospel. Remotivée, Anne-Marie aura ensuite un parcours impeccable, où chaque année sera meilleure que la précédente jusqu’à son diplôme de DNSEP qu’elle obtient avec des félicitations amplement méritées.
En 2008, parallèlement à ses études, Anne-Marie est à la fois prof de danse, chanteuse au sein de la chorale Sweet Moma’s, et dans un groupe de Metal.
En quatrième année, elle avait connu une période de doute — ce qui est traditionnel avec ce niveau. Je me souviens que j’étais parti, avec quelques autres étudiants de sa promotion, mon collègue Bruno Affagard et mon ami Olivier Lefebvre, du Volcan1, à Karlsruhe puis à Eindhoven, pour visiter le ZKM et le festival STRP, deux hauts lieux de la création numérique. Le voyage a beaucoup marqué cette promotion, dont plusieurs étudiants ont fait des propositions très orientées vers les nouveaux médias. Pour Anne-Marie, ça a été un moment-clé. Pendant l’été qui a suivi, elle a eu le projet de s’orienter vers le son, et notamment vers la production d’images animées en réaction au son, alliant ses deux passions : le chant polyphonique/harmonique, et le graphisme.
Cette année a été celle de l’arrivée de deux nouveaux enseignants, qui ont suivi très attentivement les travaux d’Anne-Marie : Vanina Pinter et Jean-Michel Géridan.

À peine diplômée, Anne-Marie se voit proposer d’aller enseigner le graphisme en Chine (où l’école d’art du Havre a ouvert un département), mais cela peine à se concrétiser, et elle accepte un contrat de graphiste pour une société qui vend des chaussures. Elle ne s’y amuse pas beaucoup. Avec sa première paie, elle achète un piano. Elle travaille ensuite à droite et à gauche, dans l’animation, notamment.
En octobre 2012, enfin, elle part pour X’Ian, où elle passera six mois, donnant cours à deux classes, accompagnée d’une interprète, et logée sur le campus d’une université. Peu à peu, elle s’y fait des amis qui la guident dans la ville.

En rentrant, elle prépare sa candidature pour un emploi de prof d’art dans l’enseignement catholique. Mais un vieil ami lui propose de postuler pour une boite de communication, dbcom. Elle y est aujourd’hui en contrat à durée indéterminée.
Même si en agence on s’éloigne des processus de création artistique, elle y apprend tous les jours, et si certains projets ne l’intéressent pas beaucoup graphiquement, d’autres sont plus enthousiasmants, attisent sa curiosité et ses envies créatives. Pour elle, être graphiste dans cette société, c’est être un boulon important dans cette machine bien huilée, les interactions entres collègues graphistes ou chargés de communication ou commerciaux sont très enrichissants, et c’est agréable de contribuer à la pérennité de cette petite famille bien soudée.
L’échelle temporelle est bien différente, parfois frustrante, mais cela lui a appris la rapidité et l’efficacité. Elle apprécie beaucoup l’ambiance de travail, son équipe de quatre créatifs qui fonctionnent en interaction constante, les séances de « brainstorming », les défis, le babyfoot, et Tobby, un chien orange en plastique qui fait office d’animal de compagnie.

Même si ça semble difficile d’un point de vue pratique, Anne-Marie s’imaginerait bien reprendre des études, un jour, car elle est, je pense, un peu nostalgique de ce que ces années lui ont apporté en termes, notamment, d’ouverture d’esprit.

Son site internet : annemariebouille.com | la page Facebook des Sweet Moma’s.

  1. Le Volcan est la maison de la culture du Havre, et tire son nom (et son surnom de « pot de yaourt ») de la forme caractéristique de son bâtiment, créé par Oscar Niemeyer. []

Julien Vieira

 Julien et Sandra, dans mon jardin.
Julien et Sandra, dans mon jardin.

Julien est né en 1988 à Enghien-les-Bains. Il a grandi à Pierrefitte, dans la même cité que Joey Starr, puis a Écouen, il a donc vécu, jusque récemment, au Nord de Paris, entre l’Ouest de la Seine-Saint-Denis et l’Est du Val-d’Oise. Ses parents sont, respectivement, chef comptable et secrétaire de direction. Authentique « Digital native », il a toujours eu un ordinateur familial, et ne sait pas vraiment dater l’arrivée d’Internet à la maison.

Après un bac scientifique, sur le conseil d’un ami de la famille, il décide d’entrer à l’IUT de Cergy-Pontoise (site de Sarcelles), dans une formation intitulée à l’époque Services de réseaux de communication, devenue depuis Métiers du multimédia et de l’internet. Il y fait du graphisme et de l’audiovisuel. Assez rapidement, il décide que sa voie sera le « numérique ». Au bout de deux années, qui lui ont beaucoup apporté et dont il garde un bon souvenir, il obtient son DUT. Il décide alors de compléter cette formation en cherchant une école de communication.

Il se renseigne sur des salons, par Internet, par le témoignage d’anciens élèves, et finit par choisir l’école privée e-Artsup, qu’il intègre directement en troisième année. Ses parents lui offrent les frais d’inscription, dont le montant est assez élevé. Les deux années suivantes sont gratuites, si l’on peut dire, puisque payées par l’entreprise où il travaille en alternance. Pour sa quatrième et sa cinquième année, Julien choisit le tout nouveau département « design interactif », fondé cette année-là par Étienne Mineur. C’est dans ce cadre que je l’ai eu comme étudiant, avec un groupe réduit mais soudé et dynamique dont, apparemment, tous les diplômés ont réussi avec succès à entamer le genre de carrière professionnelle qu’ils voulaient.
Julien profite des cours, mais aussi et surtout du travail en alternance, au sein de l’agence 5ème gauche, qui l’amène tout de suite à travailler sur des projets concrets. Il aime résoudre des problèmes, concevoir des services, réfléchir à leur ergonomie, mais ne revendique pas spécialement une démarche d’auteur ou d’artiste.

Tout juste diplômé, Julien postule pour un emploi proposé par l’agence Pschhh, qu’il intègre aussitôt. Là, il continue d’apprendre beaucoup et travaille sur des projets plutôt gratifiants et sur lesquels on lui accorde beaucoup de confiance et de liberté, ce dont il reste reconnaissant, mais l’équipe change beaucoup et sa manière de voir les choses évolue, il veut s’investir dans des projets personnels sur la durée et décide de se lancer en indépendant. Il aura ses horaires, son rythme, et lorsqu’il prendra de l’avance sur son travail (Julien travaille plutôt vite), c’est à lui, directement, que cela profitera. Il travaillera sans doute avec des agences, avec d’anciens collègues ou d’anciens camarades d’études, et il travaillera aussi pour lui-même — il s’est notamment lancé dans deux projets d’applications/services pour téléphones mobiles qui pourraient rencontrer du succès. L’un des deux, Kura, est bien avancé puisqu’il s’agit d’une évolution de son projet de diplôme de fin d’études et qu’il en a protégé juridiquement le principe : un réseau social anonyme. L’autre, dont je ne peux pas parler, est très prometteur mais sera un peu plus complexe à monter.
Cette évolution vers l’indépendance et l’entrepreneuriat est toute récente : après avoir quitté son agence (avec l’accord de son employeur), Julien a eu le temps de refondre son site Internet et de faire un voyage à Cuba avec son amie, dont ils rentrent tout juste. C’est donc maintenant qu’il se lance réellement.

Je dois justement parler de l’amie de Julien, Sandra, car même si je ne l’ai jamais eue comme étudiante, nous avons eu plusieurs occasions de nous croiser. Alors que je venais d’arriver à e-artsup, Julien m’a dit un jour qu’il avait vu mon nom à l’école des Beaux-Arts de Rennes, où j’enseignais effectivement et où Sandra était étudiante. Il y avait deux sections « communication » à Rennes, et j’enseignais dans celle où Sandra n’était pas, mais je l’ai croisée là-bas malgré tout. Plus étonnant encore, j’ai découvert que nous étions voisins, dans le village de Cormeilles-en-Parisis ! Sandra est un peu plus âgée que ma fille aînée, mais leurs mères, sans être intimes, se côtoyaient à la sortie de l’école, et on découvert avec surprise ces connexions lors du vernissage d’une exposition de Sandra. Ma fille cadette, par ailleurs, a le même professeur de piano qu’elle.

J’ai profité de mon interview pour demander à Sandra et à Julien comment ils voyaient la différence entre les écoles d’art telles que l’école de Rennes, et les écoles de communication, comme e-artsup. Il est amusant, au passage, de constater que malgré des formations aux philosophies bien différentes, Sandra et Julien font aujourd’hui le même métier. Comme employée, Sandra a passé un peu plus d’un an chez Publicis et est actuellement Directrice artistique junior dans une agence à taille plus humaine. Parallèlement, elle est aussi illustratrice et auteure de bande dessinée, notamment au sein du collectif Nekomix.
Sandra juge que certains des profs qu’elle a eu, bien que compétents, disponibles et attentifs dans leur suivi des projets, manquaient parfois de conscience de la vie professionnelle à venir de leurs étudiants, et ne détrompaient pas assez ceux qui se reposaient uniquement sur les études. Elle leur est reconnaissante de lui avoir appris à réfléchir à ce qu’elle faisait et à justifier ses idées sur le mode de la discussion plutôt que sur un mode défensif, ce qui lui donne à présent beaucoup d’assurance lorsqu’elle est amenée à présenter son travail. La jeune fille réservée qu’elle était en entrant aux Beaux-Arts ne la reconnaîtrait pas.
Elle n’en considère pas moins que les étudiants doivent faire des choses à côté de l’école. Pour sa part, elle a choisi très tôt d’effectuer pléthore de stages (un an de stage cumulés, sur ses cinq années d’études) dans des agences de communication très orientées vers le numérique. De ces années, elle apprécie l’autonomie qu’elle a acquis autant que la multiplicité des techniques auxquelles on l’a sensibilisée ou formée. En considérant les parcours de ses camarades, elle constate que ce genre d’études peut mener à une grande diversité de métiers.

Le site de Julien Vieira | Son blog 

Marie Crochemore

[Photo retirée à la demande de l’intéressée. Lieu : L’Usine de Charonne, au 1 rue Avron, dans le 20e arrondissement de Paris]

Marie est née en 1988, elle a donc vingt-six ans. Elle a grandi dans une petite ville située entre Rouen et Le Havre. Comme elle aimait dessiner, elle s’est naturellement dirigée vers un lycée qui proposait une option arts plastiques, à Rouen. Ce lycée proposait des activités intéressantes, telles que le théâtre. À l’époque, Marie s’imaginait bien en styliste ou en costumière. Après le bac, elle a tenté l’école Estienne, à Paris, l’école d’art de Rouen et celle du Havre, qui l’intéressait pour sa spécialisation en graphisme, qui lui semblait plus concrètement liée au monde du travail.

Ce qu’elle retient de très positif de ses années d’école d’art, c’est pourtant le reste : la découverte de médiums et de techniques diverses, sculpture, photo, vidéo, animation, etc. Si elle n’a pas complètement trouvé son bonheur du point de vue très pragmatique de l’apprentissage d’une profession qui lui permette de trouver du travail rapidement, elle a apprécié, en revanche, la créativité qu’on l’y a aidée à exprimer, la culture qu’elle y a acquis, et la capacité à réfléchir à ses productions. Après son DNAP (licence), elle a décidé de quitter l’école pour entamer un Master en alternance en graphisme et multimédia dans une école privée qu’elle juge très médiocre, mais qui avait l’avantage d’être gratuite, puisque c’est son employeur qui s’acquittait de ses frais d’inscription. Chaque mois, elle passait une semaines à l’école, et trois dans une petite agence de communication de cinq personnes, où elle a pu faire ses armes. À l’issue de ces deux ans, la société qui l’employait périclitait et Marie n’a (« heureusement », dit-elle), pas été embauchée. Heureusement, parce qu’une belle aventure l’attendait.

Devenue demandeuse d’emploi, Marie a été rapidement embauchée par Owni.
Owni est une entreprise éditoriale qui n’aura duré que trois ans mais qui tient une place assez particulière dans l’histoire du journalisme en ligne français, en cherchant un modèle économique complexe (l’argent provenait de sa maison-mère 22 mars), en embauchant quantité de journalistes et en étant au centre de beaucoup de sujets passionnants du moment : hacktivisme (notamment pour ses partenariats avec Wikileaks), data visualisation, data journalism, fact checking, diffusion libre, etc.
L’entretien d’embauche s’est fait dans la cour, ce qui correspond bien à l’image sans-façons que renvoyait Owni. Marie y a enfin côtoyé des graphistes sérieux, à commencer par le directeur artistique Loguy. Constamment inquiète à l’idée de ne pas avoir le niveau technique, elle a trouvé cet environnement très stimulant et en est « ressortie boostée » — je reprends ses termes.

Une fois l’épisode Owni terminé, Marie ne connaît que deux mois de chômage avant d’être embauchée par une société spécialisée dans la création d’applications pour smartphones et tablettes dédiées au monde médical. Elle s’y ennuie et la paie n’est pas très généreuse, elle en démissionne après un an et trois mois car, nouveau coup de chance, elle avait répondu à une annonce passée sur Twitter par le Ministère des affaires étrangères et a été embauchée dans la foulée, comme graphiste, sur un poste de contractuelle (non fonctionnaire, et elle ne compte pas le devenir). Elle est la première surprise à trouver le travail qu’elle y fait varié, utile et créatif, et me semble avoir presque peur du jour où, son contrat prenant fin, elle devra retourner se mettre à nouveau au service de projets à rentabilité immédiate. À côté de son emploi salarié, elle a un statut de travailleur freelance, mais n’a jamais vraiment eu envie de mener des projets personnels.

Aujourd’hui, elle vit très correctement de ce qu’elle aime faire, et elle a enfin gagné la confiance en elle-même qui lui a longtemps fait défaut. Demain, on verra. Elle aimerait sans doute bouger, changer de ville avant d’en avoir ras-le-bol d’être Parisienne, et pourquoi pas, aller jusqu’en Australie…

Son site personnel : marie-crochemore.fr

Sophie Daste

Ligne 13
Lieu : entre deux stations de la ligne 13 du métro parisien, en revenant d’une soutenance de thèse.

Sophie est née à Toulouse en 1984. Après une courte période en région parisienne, elle est allée vivre à Angoulême où elle est restée de ses huit ans à ses vingt ans. Après le lycée, elle est entrée à l’école de l’image, où elle a passé deux années plutôt désagréables. Elle a décidé d’en partir assez rapidement et a entamé un cursus d’arts plastiques par correspondance, puis à l’université de Bordeaux, et enfin à l’Université Paris 8, où je l’ai rencontrée. Je la voyais tout le temps avec une de ses colocataires, Mariel, que j’interviewerai plus tard et qui a eu un parcours proche. Toutes deux ont obtenu en même temps une bourse sur critères universitaires — très convoitée — et, trouvant qu’il n’y avait pas suffisamment d’heures de cours en arts plastiques, ont entamé un double-cursus en Hypermédias. Comme beaucoup d’étudiants venus à l’université après un temps en école d’art, Sophie et Mariel étaient déjà autonomes, bûcheuses, et adultes, au sens où elles n’allaient pas en cours pour obtenir des notes ni pour faire plaisir aux profs ou aux parents, mais pour apprendre et pour produire.
Même si elle ne garde un souvenir en demi-teinte de l’enseignement à l’école des Beaux-Arts d’Angoulême, donc, Sophie en aura tout de même tiré l’énergie et le niveau d’exigence qui lui ont permis de réussir ses études universitaires ensuite.

Sophie a fini par obtenir un DEA en arts plastiques (j’étais dans son jury), avec un mémoire consacré à la « culture Peter Pan » (cultures otaku et geek), suivi d’un DESS en Hypermédias. Elle s’est ensuite inscrite en doctorat, auprès de Jean-Louis Boissier, en poursuivant son enquête sur les cultures otaku et geek. Dans le cadre de son contrat doctoral, qui a duré trois ans, elle a été amenée à enseigner, notamment sur le « game art », sur les images boards tels que 4chan, sur les jeux massivement multijoueurs (organisant notamment avec Julien Levesque un atelier intensif pendant lequel les étudiants se relayaient jour et nuit pour faire du « gold farming »). Elle a notamment fait manipuler des consoles de jeux de toutes générations à ses étudiants, ou leur a fait étudier de bout en bout le jeu Heavy Rain. Elle a aussi été responsable des mémoires de Licence.

Parallèlement à ses études puis à ses années d’enseignement, Sophie a eu une production artistique notamment avec Karleen Groupierre, Eric Hao Nguy ou encore Adrien Mazaud. Ses projets ont obtenu des prix à Laval Virtuel ou au Cube, et ont été montrés au festival Bains Numériques, aux Cordeliers, aux Arts et Métiers et même au SIGGRAPH Asia, à Hong Kong, où elle a eu l’honneur de voir son travail apprécié (et il y a de quoi s’en vanter) par un vétéran des arts numériques, Jeffrey Shaw.

Aujourd’hui, tout en terminant sa thèse et en continuant sa production plastique, elle donne régulièrement des conférences, par exemple au festival Geekopolis, ou dans le cadre de manifestations liées à ses sujets de prédilection. Elle a des liens avec le département Arts et Technologies de l’image, est membre actif de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines et, comme thésarde, est rattachée au Laboratoire Théorie, esthétique, art, médias et Design de l’Université Paris 8.

Blog : sophiedaste.wordpress.com

César Harada

Lieu : le biohacklab "La paillasse", à Paris, où César a fait une de ses trop rares apparitions à Paris.
Lieu : le biohacklab « La paillasse », à Paris, où César a fait une de ses trop rares apparitions en France. Comme je voulais profiter de sa présence à Paris pour l’interviewer, il m’a proposé de le faire devant le public venu assister à sa « master class ». Sur la photo, on le voit quelques minutes avant notre intervention, caché derrière un pillier…

César est né en 1983. Il est un « enfant de la balle », puisque son père est Tetsuo Harada, sculpteur et professeur à l’école d’architecture de Versailles. Pas de hasard, pas de déclic, pas de lutte qui l’auraient amenés au métiers de la création : il est né dedans.

César a vécu à Saint Malo, puis est venu au lycée à l’école Boulle, à Paris, où il a eu une scolarité difficile (il se considère comme le cancre de sa famille), mais s’en est tout de même tiré avec une mention « très bien » au baccalauréat. Il est ensuite entré aux Arts décoratifs de Paris, en section animation, tout en fréquentant les ateliers de l’École supérieure de création industrielle, qui l’attiraient parce qu’il y voyait les étudiants travailler la nuit. Ce n’est que le début, pour César, d’une formidable collection de cartes d’étudiants, puisqu’il est aussi passé à Central St Martins et au Royal College of art, à Londres, plus tard au MIT, à Boston (comme chef de projet, cette fois), et même à l’Université Paris 8, en arts plastiques, où, m’a-t-il confié, il s’était surtout inscrit pour disposer d’un statut d’étudiant en France et intégrer le club local de judo. Il fréquentait pourtant quelques cours, dont le mien, et j’en garde un souvenir assez net. Alors que j’ai tendance — comme praticien ou comme enseignant — à limiter mon travail aux bords de l’écran, César me parlait beaucoup de projets tangibles, d’électronique « libre », et je trouvais son goût pour le bricolage sérieux admirable.

À côté de ses études, pour vivre, César a beaucoup travaillé dans le bâtiment, sur des chantiers. Il a aussi enseigné, par exemple à l’université londonienne Goldsmith, et il enseigne d’ailleurs toujours beaucoup. Grand voyageur, il est adepte de la débrouillardise pour se loger ou pour travailler : il profite des canapés de ses nombreux amis dans le monde, a construit une yourte sur le toit de l’un d’eux à Londres, et aménagé des espaces délaissés à Hong-Kong ou en Louisiane.

Mû par des préoccupations écologiques, il a développé depuis Nairobi, au Kenya, un système de veille participative pour évaluer la progression de la pollution. En 2010, la marée noire dans le Golfe du Mexique l’amène à la Nouvelle Orléans, où il utilise d’abord des ballons aériens pour photographier les nappes de pétrole sans la permission de British Petroleum, puis, en observant les opérations de dépollution, se met à rêver d’un drone maritime à coque articulée, énergétiquement autonome, capable d’absorber le pétrole. Il réunit une équipe et se lance dans le projet Protei, qui, après des années fructueuses en prototypes, vient d’aboutir à une première déclinaison commerciale — vendre des objets lui semble la manière la plus honnêtes pour financer son travail. Membre du réseau Ted, il présente son travail un peu partout. De loin, on a l’impression que César a une existence de rêve, qu’il est une sorte de Commandant Cousteau du design. Il pourrait bien le devenir, il le mérite, et en fait, je pense que c’est son destin. Je l’imagine bien effectuant ses tours du monde sur un cargo-atelier, filmant les sacs plastiques qui polluent les mers et inventant des solutions pour y remédier. Mais dans la pratique, il jongle avec très peu de moyens et se demande régulièrement comment financer ses projets et comment rémunérer les gens qui travaillent avec lui. Il court derrière les subventions, les partenariats, les récompenses, et le fait en se tenant à une éthique personnelle forte (tout ce qu’il produit est sous licence libre, notamment) qui le rend méfiant vis à vis des tentatives de récupérations médiatiques qui se feraient au service de projets contraires à l’ordre des priorités qu’il a choisi de se fixer : la nature d’abord, les gens ensuite, la technologie après, et enfin, l’argent. L’inverse exact du « business as usual », donc.

Sites : Protei.org | Cesarharada.com | Twitter : @cesarharada

Benoît Wimart

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Benoît, à la « Brasserie des Belges », rue de Saint Quentin.
La sonnerie de son téléphone est un morceau du groupe Royksöpp.

Benoît est né en 1977. Il a grandi à quelques dizaines de kilomètres d’Amiens et s’est d’abord orienté, au lycée, en section scientifique. Il aimait dessiner, il s’intéressait notamment au graffiti — sans le pratiquer réellement hors de ses cahiers, ou sous forme d’autocollants. Mais il s’intéressait aussi beaucoup à l’informatique, bien que ses parents ne lui aient acheté un ordinateur qu’une fois son baccalauréat passé. Il ne s’est pas beaucoup plu en cursus maths/informatique à l’université, mais il passait ses nuits à utiliser tous les logiciels qu’il parvenait à se procurer : Corel Draw et Microsoft Publisher, pour le graphisme ; Paint shop pro pour le traitement d’images ; Deluxe Paint pour le dessin ; etc. Il dévorait avidement les magazines tels que Computer Arts ou Studio multimédia. Plus tard, toujours pour s’informer, il a fréquenté des forums ou des listes de diffusions telles que « Pistes-L ».

Il est arrivé au concours de l’école supérieure d’art et de design d’Amiens avec un lutin rempli d’impressions d’images réalisées avec un logiciel de 3D, avec une affiche réalisée aux crayons de couleurs, mais aussi avec un site Internet, qu’il avait réalisé sans être connecté, à l’aide du logiciel Netscape Composer. On était en 1998 et, même si Internet commençait à être connu du public, rares étaient ceux qui y étaient connectés. Benoît s’est vite fait la réputation d’être le « geek » de l’école, et il a souvent été mis à contribution pour des tâches telles que le paramétrage du réseau de l’école ou la réalisation du site web d’enseignants. Mon épouse Nathalie et l’artiste Marie-Ange Guilleminot l’ont d’ailleurs fait travailler sur une maquette interactive en 3D, réalisée d’après des plans de Lygia Clark, pour une exposition à la biennale de Sao Paulo. C’est avec Denis Toulet, qui enseignait le graphisme à l’Esad, que Benoît a le plus assidûment collaboré sur des projets extérieurs à l’école.

Lorsque Benoît a obtenu son diplôme, Denis Toulet, justement, lui a proposé de devenir l’assistant de ses cours à l’école d’art d’Arras, trois jours par semaine, ce qui lui laissait du temps pour travailler en freelance. L’embauche a traîné à se concrétiser et les conditions proposées par la mairie se sont avérées de moins en moins avantageuses. Benoît est loin de n’être qu’un « geek », il est aussi un authentique designer graphique.
C’est une toute autre histoire, mais il faut signaler que Benoît est aussi un percussionniste sérieux, il a un temps été très impliqué (participant à beaucoup de concerts, sans pouvoir ne vivre que de ça) dans le domaine.

De ses années à l’école d’art d’Amiens, il retient de s’être formé le goût et d’avoir acquis le sens du design, de ce qui est « gratuit » et de ce qui ne l’est pas. Je me souviens de lui comme d’un étudiant très autonome, qui aimait trouver les solutions par lui-même, bien comprendre ses outils, et partager ses connaissances avec les autres étudiants.

Benoît a un temps envisagé de poursuivre ses études à Waide Somme, une école spécialisée dans l’animation et la 3D, qui émane de l’Esad. Il s’est inscrit à la Maison des Artistes. Il a participé à des concours (dont un lui a payé les licences de ses logiciels), a été graphiste pour l’ASSEDIC, il a réalisé des jeux Flash pour France 3, et continue, depuis, à effectuer des piges diverses. Il y a quelques années, il est revenu à l’école d’art d’Amiens pour en réaliser le site Internet. Et puis il s’y est fait embaucher comme professeur à mi-temps.

Site web : jaiunsite.com | blog : jaiunblog.com |  twitter : @BenoitWimart

Anne-Sophie Hostert

Impossible de payer un verre à Anne-Sophie, car elle vit aujourd’hui au Québec. Je l’ai donc interviewée via Facebook, et photographiée sur Skype.

Anne-Sophie est née au Havre en 1985.
Le choix des études en art lui a toujours semblé naturel, et elle avait le projet de devenir designer produit ou architecte. Elle a passé, laborieusement, un bac spécialisé en génie mécanique, n’ayant pas réussi à intégrer un lycée d’arts appliqués à Rouen, et avant tout motivée par le dessin technique. Elle a ensuite tenté l’école Estienne, à Paris, sans succès. Sa mère est tombée malade d’un cancer (aujourd’hui guéri !), et Anne-Sophie a décidé de s’inscrire en anglais à l’université pour s’en occuper tout en se donnant le temps de préparer un dossier pour les écoles d’art. Elle a tenté les concours d’entrée des écoles du Havre et de Rouen, et a échoué aux deux. Mais l’école d’art du Havre l’a tout de même admise en rattrapage à la rentrée 2006, après un passage devant un nouveau jury.

Elle est restée à l’école jusqu’en 2010, après avoir validé sa quatrième année. La cinquième année lui faisait un peu peur, à cause de la contrainte du « mémoire » qu’il fallait rédiger, mais d’autres raisons l’ont poussée à interrompre ses études là : la mort de son père, la difficulté financière, et donc le besoin, mais aussi l’envie de travailler, et l’envie, aussi, de quitter le Havre.

Anne-Sophie se rappelle ce que lui ont apporté les études supérieures : enfin, elle a commencé à vivre, à être stimulée, à apprendre. Rétrospectivement, elle se dit même qu’elle aurait pu aller plus loin. Elle se plaignait beaucoup de l’école lorsqu’elle y était, et d’un certain nombre de ses profs, mais elle s’y sentait malgré tout bien.

Une fois sortie de l’école, elle est partie à Paris, pour se former en alternance. Elle ensuite a connu le chômage, qui lui a pesé. Elle a vécu à Londres, puis est revenue en France travailler chez Deezer, pendant plus d’un an. Elle a eu le projet d’aller travailler aux États-Unis, mais les difficultés à obtenir un visa l’ont pour l’instant amenée à se rabattre sur le Canada, où elle vient tout juste de trouver un emploi dans le domaine du design graphique, qui reste sa passion.

Portfolio : behance.net/anne_sophie_hostert

Guillaume Raoult

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Lieu : Le Régent, café et restaurant, métro Cadet, à Paris

Guillaume est né en 1986. Il a toujours aimé dessiner, et s’est assez naturellement orienté vers les arts plastiques au Lycée, soutenu par ses parents. Il n’a pas tout de suite réussi le concours d’entrée de l’école d’art du Havre, et s’est inscrit dans un cursus économique et social à l’université, mais un désistement inespéré lui a finalement permis d’intégrer l’Esadhar à la rentrée 2005, où il a choisi la section design graphique. Tout au long de ses années d’études, il s’est intéressé à la boulimie visuelle, à la répétition d’images, à la mode et à la culture populaire.

J’ai un souvenir assez vif du passage de son diplôme, en 2010 : le jury l’avait recalé, en lui disant que son travail aurait fait un beau diplôme en section arts, mais n’était pas recevable en section design graphique. Le moment avait été assez traumatisant, notamment pour Guillaume qui, sur le coup, a voulu tout abandonner. Mais il s’est accroché, et à présent il ne le regrette pas du tout, car son second passage de diplôme a été bien plus abouti que le premier, dont il est la continuation.

En 2011, il a non seulement obtenu son DNSEP, mais l’a fait avec les honneurs, puisqu’il a obtenu les félicitations. Pendant ses études, Guillaume a été caissier chez Auchan, où on lui disait que « le client doit se souvenir du service, pas de la personne », et contrôleur qualité dans une usine de fabrication de bouteilles qui fonctionnait jour et nuit et où il passait huit heures d’affilée, solitaire, à regarder défiler des bouteilles dont les ratées devaient être mises au rebut. Des métiers difficiles, répétitifs, et assez peu créatifs, donc.
Après sa sortie de l’école, Guillaume a passé quelques mois au Canada, puis a commencé à regarder les offres d’emploi et de stages à Paris — bien que très attaché au Havre, il a toujours voulu travailler ailleurs, à Paris ou, pourquoi pas un jour, à l’étranger.

Un an après sa sortie de l’école, il a été embauché par une marque de prêt-à-porter en vogue, comme illustrateur. Il n’y fait pas que dessiner, il effectue un travail quotidien de veille, va voir des expositions, fait des voyages,… Son métier change chaque jour (on est loin des caisses de supermarché ou du contrôle-qualité des bouteilles de verre) et il peut s’amuser avec ce qui constituait précisément son matériau de base lorsqu’il était étudiant : l’imagerie de la culture populaire. Il regrette un peu de ne plus avoir aucun temps pour créer en dehors de ses heures de travail (qu’il ne compte pas), mais au fond, c’est logique, puisque ce qu’il fait est déjà ce qu’il aime faire. Je note cette phrase, qui fait plaisir : « Je fais ce que j’ai toujours aimé faire ».

De ses années d’étude, il a tiré un certain niveau d’exigence, notamment conceptuelle : il y a à présent un raisonnement, une méthode et des références derrière chaque chose qu’il produit. Ce qui est à la fois fertile et pesant — pesant au sens où il ne s’autorise pas à travailler purement d’instinct, sans s’imposer de contraintes. Il regrette en revanche le faible temps qu’il a consacré à l’apprentissage des langues1, dont il mesure l’importance à présent qu’il doit collaborer avec des gens du monde entier. Il est un peu nostalgique du confort des études, pour les moyens d’expérimentation dont on y dispose autant que pour les liens que l’on y tisse, et il se serait bien vu continuer quelques années de plus s’il avait existé un cursus de troisième cycle.

Guillaume a connu plusieurs faux-départs. Il n’est pas entré dans l’école immédiatement, il n’a pas eu son diplôme du premier coup, mais le résultat est là : aujourd’hui, il fait ce qu’il a toujours voulu et ce qu’il a toujours aimé faire.

  1. L’enseignement des langues est un problème récurrent de toutes les écoles d’art françaises que je connais : quelle que soit sa bonne volonté, un unique enseignant en anglais s’occupe en général de cent cinquante ou deux cent étudiants, aucun moyen n’est sérieusement mis en œuvre pour arranger ça. []

Inès Jerray

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Lieu : Thé Troc, rue Jean-Pierre Timbaut, Paris 11e arrondissement.

Inès a grandi en Tunisie, où elle est née en 1977. Son père est tunisien, sa mère française. Elle a vécu quelques années au Qatar, puis est revenue passer ses années de lycée à Tunis. Après le baccalauréat, ignorant tout de l’organisation des études artistiques en France, elle est partie étudier les arts plastiques à l’Université de Montpellier, où elle n’a pas vraiment trouvé sa place : l’absence de cadre et l’esprit général plutôt classique l’ont laissée insatisfaite. Elle a effectué une mise à niveau arts appliqués, qui lui a nettement plus plu.

Partie pour Paris, elle a tenté d’entrer à l’Université Paris 1 (Saint Charles), ce qui lui a été refusé, puis à l’université concurrente, Paris 8 (Saint-Denis), où on lui a fait la même réponse : elle n’avait pas un bac de l’année, elle n’était pas du secteur, donc il n’y avait pas de place pour elle. Heureusement, elle n’était pas toute seule dans son cas. Conseillés par l’Unef, Inès et une petite troupe d’étudiants sans université ont fait le pied de grue devant le bureau du président, avec djembé et couverture médiatique. Ils ont eu gain de cause, et pour eux, on a ouvert l’annexe de la rue d’Amiens, à Stains, dans des préfabriqués. Éloigné de l’université, situé dans un quartier peu riant, l’annexe de la rue d’Amiens a rapidement eu une réputation épouvantable, mais en attendant, ce groupe d’étudiants a profité des cours pêchus de Thomas Hirshhorn (« Énergie oui, qualité non », était le titre de son cours où, pour la première fois, Inès a utilisé un caméscope), Jean-Charles Massera, Wang Du, Christophe Domino, Antoine Moreau ou encore Guy Tortosa1. C’est là qu’a été fondée l’association Cortex, qui a amené à l’époque une certaine vigueur à Paris 8. Entre le mouvement de protestation pour obtenir le droit d’étudier et l’isolement de l’annexe de Stains, Inès s’est instantanément fait des amis.

Après deux ans, cette bande d’étudiants très soudée est revenue sur le site principal de Paris 8, à Saint-Denis, et s’est un peu dispersée. À cette époque, elle s’est intéressée aux cours estampillés « multimédia », comme celui de Jean-Louis Boissier. À cette époque, je donnais un cours à l’objet un peu flou, entre multimédia, langages du web, et bande dessinée.
Inès a passé un peu moins d’une année aux Beaux-Arts de Brera, à Milan, en Erasmus, où elle a suivi des cours académiques ou techniques, plutôt appréciables après trois ans à Paris 8. Rentrée en France, elle a enchaîné plusieurs contrats à la Poste de l’Hôtel de ville, pour vivre, mais aussi pour s’acheter un caméscope. Elle voulait suivre une formation pour apprendre la vidéo, mais La Poste n’en proposait pas. Elle s’est inscrite à un atelier vidéo dans un centre d’animation, pour pouvoir pratiquer. Toujours à la même époque, avec quelques amis étudiants, elle a édité un petit ouvrage collectif de dessin, distribué dans les librairies de bande dessinée.

Inès a soutenu sa maîtrise avec Liliane Terrier, puis a intégré la seconde promotion de l’Atelier de Recherches Interactives, aux Arts-décoratifs de Paris, tout en s’inscrivant en seconde année de licence cinéma à Paris 8, où elle a plus tard passé un DEA d’arts plastiques, toujours avec Liliane Terrier.
Au cours de ces années, Inès a fait tous les petits boulots : hôtesse, employée d’un bureau de monitoring médical, ou même télé-opératrice chez Europ Assistance. Elle a aussi fait des stages pour un magazine, des sociétés de production audiovisuelle, et animé des ateliers d’arts plastiques pour des enfants ou des adolescents. Elle a aussi fait partie de l’équipe du projet « Jouable », qui s’est terminé avec une exposition à l’école des Arts décoratifs de Paris.

Chaque fois qu’elle rentrait en Tunisie, elle s’y sentait un peu plus étrangère que la fois précédente et elle a décidé de postuler pour y revenir, comme enseignante en art.
Devenue enseignante aux Beaux-Arts de Sousse en 2006, elle s’est retrouvée sans grande préparation face aux étudiants dans un amphithéâtre, avec mission d’y enseigner l’histoire de l’art médiévale, qu’elle a dû apprendre — enseigner force à apprendre. Elle enseignait en même temps les techniques de l’audiovisuel, qu’elle pratique. Devenue titulaire, elle a ensuite été affectée à Kairouan où elle enseigne l’illustration et les techniques d’expression graphiques.

Inès voulait terminer le travail de recherche qu’elle avait entamé, en démarrant une thèse (l’œuvre d’animation, lieux d’expériences cognitive et sensorielle), qui a finalement été suivie en co-tutelle par un professeur de Tunis et un autre d’Arras. Elle l’a soutenue en juin dernier.

  1. Maxence Alcalde, qui étudiait à la même époque au même endroit, s’en est souvenu sur son blog. []

Kevin Cadinot

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Lieu : bar-hôtel Les Capucines, cours de la République, Le Havre

Kevin est entré à l’école supérieure d’art du Havre en 2008 et en est sorti en 2013. Il est né en 1980, ce qui a fait de lui un « vieil étudiant », puisqu’âgé d’une dizaine d’années de plus que la plupart de ses camarades de promotion. Ce décalage peut être problématique — ça s’est déjà vu — mais lorsque les étudiants sont déterminés, lorsqu’ils jouent le jeu, c’est au contraire une chance pour l’école. Ils amènent avec eux une expérience de la vie un peu plus étendue que celle des étudiants tout juste sortis du lycée, ils savent ce qu’ils cherchent et ils sont émancipés de l’attitude plutôt passive qui est encouragée tout au long de l’éducation secondaire.

Il fait partie des étudiants qui étaient plus faits pour l’indépendance et l’exigence des études supérieures que pour le cursus précédent : après la première, il s’est orienté vers une professionnalisation par un apprentissage, se sentant mal adapté au système.
Il n’a pas le bac.

Kevin a envisagé la mécanique et la carrosserie, mais est finalement devenu couvreur, passant par le compagnonnage, qu’il n’a jamais achevé. Je dois dire que je me projette un peu dans cette description : je n’ai pas le bac non plus, j’ai passé trois ans dans un lycée professionnel, dont je n’ai pas validé le CAP, et ce n’est qu’une fois arrivé dans le supérieur que j’ai commencé à avoir envie de faire et d’apprendre parce que, enfin, j’étudiais pour moi-même et non pour me fondre dans un moule aux buts plus ou moins incompréhensibles.

Il a ensuite été chauffeur routier pendant six ans, en France et en Grande-Bretagne. Parallèlement, il s’est toujours intéressé à la photographie, et a tenté de se faire financer une formation dans le domaine par le Fongecif, qui la lui a refusé. Sur le conseil du photographe Olivier Roche, qui avait été le technicien-photo de l’école d’art, il s’est inscrit aux cours péri-scolaires afin d’y préparer le concours d’entrée, pour lequelle ma collègue Élise Parré l’a soutenu et s’est démenée pour qu’il puisse intégrer le cursus avec une dérogation, condition nécéssaire pour les étudiants au parcours atypique, non-bacheliers et ayant atteint ou dépassé vingt-six ans.

Même si je l’ai beaucoup croisé, je n’ai pas eu Kevin comme étudiant pendant ses quatre premières années d’études, puisqu’il avait choisi la section art (j’enseigne en design graphique), mais il est souvent venu me voir, pendant son année de diplôme, pour discuter de son mémoire — un mémoire très peu scolaire, comme on s’en doute, et très intéressant.

De ses années d’études, Kevin retient la rencontre avec des gens qui se posent des questions proches des siennes sur le monde et la création, et qui le confortent dans la voie qu’il a choisie. À peine arrivé dans le « grand bain », il compte montrer son travail autant que possible, mais réfléchit aussi à pousser encore un peu plus loin ses études par le biais d’un post-diplôme.

Il a été sélectionné pour la prestigieuse exposition de la Jeune création, en octobre prochain.

Son site : kevincadinot.fr
À propos de son travail : Kévin Cadinot, dans l’inachèvement de la forme
Mise à jour : depuis la publication de cet article, Kévin a été chargé de scénographier un certain nombre d’expositions à la Bibliothèque universitaire et à l’école d’art du Havre, à la Fiac, à l’Esam de Caen ou encore au centre national du graphisme à Chaumont.