Jonathan Hagard

Lieu : Au Père tranquille, bistro bien connu du quartier des Halles à Paris.
(9 décembre 2021)

Jonathan est né en 1986. Il a grandi à Survilliers, dans le Val-d’Oise, à la frontière de la Picardie. Son père est français, et sa mère indonésienne. Si personne dans sa famille n’a eu de parcours lié à la création artistique et n’a pu le guider dans son orientation, Jonathan pense que sa famille indonésienne autant que l’intérêt de son père pour les volcans ne sont pas pour rien dans la construction de sa sensibilité esthétique. Il a toujours dessiné, et après son bac il est entré en classe préparatoire aux écoles d’art, sans projet précis, envisageant d’abord l’architecture puis le graphisme. À la même époque, au festival d’Angoulême il a rencontré Philippe Massonnet, du studio Doncvoilà, où il a effectué deux stages dans le domaine qui finirait par s’imposer dans sa pratique : le dessin animé. Le premier stage était consacré à une série intitulée Les contes de Christophe Blain (qui ne me semble pas être allée jusqu’à la diffusion) et le second, à la série Karambolage, sur Arte.
Jonathan a passé le concours de l’école d’art d’Amiens et celui de Nantes, où il a été reçu. Après un an, il est passé de Nantes à Rennes, dont l’école l’a accueilli en équivalence en deuxième année. C’est là que je l’ai rencontré, alors qu’il était en second cycle. Entraîné par son camarade Valéry, il s’était mis à utiliser le logiciel Flash pour produire ses films d’animation et rendre leur consultation interactive. Étienne Mineur, qui intervenait aussi à l’époque à l’école d’art de Rennes, lui avait suggéré de rendre ces animations plus dynamiques encore en leur faisant chercher sur Internet des informations en temps réel, des flux RSS de bulletins météo par exemple. J’avais donné un coup de main à Valéry sur ce genre de questions techniques. J’ai le souvenir de la perplexité de certains de mes collègues enseignants en design graphique, qui appréciaient l’univers développé par Jonathan et admiraient sa minutie et son obstination — car il en faut, de l’obstination, avec le dessin animé —, mais ne savaient pas toujours bien comment l’aider. Au fond, son identité d’auteur était déjà bien construite. Il avait pourtant la sensation d’être en train de se chercher lui-même, et l’environnement de l’école d’art l’avait d’abord dérangé : un mélange de liberté et de chaos, sans enseignement académique et sans orientation clairement imposée. Il a fini par s’y habituer et même par l’apprécier. Il a obtenu son DNSEP en 2010. Ses films d’animation étaient consacrés aux rues de Jakarta ou de Tokyo, dont il montre à la fois l’architecture et les personnes. De par son père, employé chez Air France, il a pu assez longtemps profiter de tarifs avantageux pour voyager en Asie. En 2007, il a effectué un stage de quelques mois à Jakarta, toujours dans le domaine de l’animation. Il a ensuite passé deux ans à Londres chez Unit9, dans le domaine du design interactif. C’était encore la grande époque de Flash, outil qui permettait à des gens d’horizons très différents — artistes, programmeurs, auteurs de contenu — de développer des projets divers. Jonathan a vu, année après année, les projets devenir de moins en moins intéressants. Après Unit9, il s’établit comme Freelance mais l’expérience n’est pas concluante. Il repart en Indonésie où il rencontre un japonais qui, séduit par ses productions, lui propose de le rejoindre quelques mois plus tard (le temps d’apprendre la langue) à Kyoto, chez 1-10 design. Un mois avant la date, il n’était plus certain que l’invitation tienne toujours, mais si, c’est ainsi que Jonathan débarque au Japon, pas vraiment préparé, notamment du point de vue administratif (son employeur n’ayant alors aucune expérience de l’embauche des étrangers), mais les fonctionnaires Kyotoïtes se montreront plutôt bienveillants et il obtiendra son visa de travail. Le problème administratif le plus inattendu auquel il a fait face à l’époque fut l’obligation de produire l’original de son diplôme d’école d’art, car si un tel document n’est jamais demandé à personne en France, il en va tout autrement dans bien des pays et notamment, au Japon.
Jonathan sera employé de 1-10 design pendant six ans qui lui permettront d’apprendre beaucoup de choses — notamment de se familiariser avec la Réalité Virtuelle, et avant ça avec l’Intelligence artificielle, puisqu’il a travaillé sur l’interface du robot Pepper —, mais aussi de mettre de l’argent de côté pour, enfin, retourner à ses travaux personnels.

Pendant ses années au Japon, Jonathan a gardé contact avec l’Indonésie, où il s’est rendu régulièrement. Il a vu le pays se transformer, les petites échoppes se faisant remplacer par des supérettes et l’Islam, jusqu’ici de tradition asiatique, devenir plus proches de l’Islam international promu par les émirats du Golfe avec leurs minarets ostentatoires et une volonté d’ingérence politique (proscription de l’alcool, du blasphème,…). L’Indonésie est souvent présenté comme « le plus grand pays musulman du monde », mais cela n’avait jusqu’ici pas d’incidence sur la vie politique, d’autant que la culture, comme la constitution du pays sont d’inspiration bouddhiste-hindouiste-animiste.
C’est de l’évolution d’un quartier de Jakarta au fil des générations, et malheureusement d’une partielle disparition de la culture du pays, que traite Replacements, le film d’animation en réalité virtuelle que Jonathan a réalisé après ses années d’agence. Cette production ambitieuse a été compromise par un accident de moto. Victime d’une infection, Jonathan est rentré se faire soigner en France. La situation était plus grave et il se souvient avoir dit aux médecins qu’ils pouvaient lui amputer la jambe tant qu’on le laissait terminer son film — il lui fallait notamment retourner en Indonésie enregistrer les sons en quatre canaux, indispensable pour pour l’expérience immersive. L’épidémie de covid-19 commençait à s’emparer de la planète et c’est à quelques jours près que Jonathan a pu retourner en Asie. En mai 2020, aidé de sa sœur et d’une amie, il termine le film à temps pour l’envoyer à différents festivals. Le succès est immédiat. Il est sélectionné par la Mostra de Venise, et reçoit des prix un peu partout : au festival international d’Annecy, au festival International de Zagreb, à Guanajuato au Mexique, à Francfort, etc., et enfin un prix d’excellence au prestigieux Japan Media Arts Festival.
À l’époque, il commençait à se demander comment il allait vivre à Kyoto, se remettant de son accident et ayant, épidémie oblige, plutôt du mal à trouver du travail. Les succès de son film dans le monde entier ont tout changé, et il a désormais un emploi de directeur créatif à la fois mieux rémunéré et moins accaparant que son ancien travail. Il a donc le temps de travailler à son prochain film, une uchronie balinaise où il s’interroge sur ce que serait la vie quotidienne dans l’île de sa famille maternelle si les suicides collectifs (Puputan) des souverains locaux, en 1906 et 1908, en protestation contre la mainmise des colons hollandais, n’avait pas eu lieu. Pour le rendu des images de synthèse, il travaille avec Takuma Sakamoto, une pointure incontestée du domaine, célèbre notamment pour son travail sur le film Amer Béton. L’histoire est belle : Takuma Sakamoto et Jonathan sont voisins, et une connaissance commune les a mis en relation puisqu’ils faisaient tous les deux des métiers proches. C’est vrai de la biographie de tout artiste, mais je suis frappé par la place du hasard et des opportunités saisies dans le parcours de Jonathan, des portes qu’il a su emprunter lorsqu’elles se sont ouvertes devant lui, des liens amicaux qui se transforment en collaborations professionnelles. Et s’il semble dire lui-même qu’il n’a pas vraiment de carrière, qu’il n’a toujours pas l’impression de savoir où il va, qu’il ne sait pas comment nommer son métier (designer graphique, artiste,…), mais je remarque pour ma part une grande constance dans son travail, avec quelques grands axes : la poésie des ensembles urbains asiatiques, l’animation, et l’expérimentation interactive.

C’est lors de son passage en France pour voir sa famille mais aussi travailler avec ses partenaires européens que Jonathan a trouvé le temps de manger un morceau avec moi.

Son site Internet : jonathanhagard.com

Valéry Ly

Lieu : la Quincaillerie générale, bistrot à Montrouge.
Lieu : la Quincaillerie générale, en face de la mairie de Montrouge.

Valéry est né en 1986. Il a grandi dans un quartier pavillonnaire de Saint-Brice-sous-Forêt, dans le Val-d’Oise, entre Écouen, Sarcelles, Villiers-le-Bel et la forêt de Montmorency. Sans se considérer comme particulièrement doué pour ça, il a toujours aimé dessiner, et son père l’a poussé à suivre des cours artistiques. Il est ensuite entré dans un lycée d’arts appliqués, Sainte Geneviève (privé), dans le sixième arrondissement de Paris. L’ambiance y était stricte et peu satisfaisante sur le plan de la créativité, mais il ne regrette pas ces années qui sont aussi celles de la découverte de la capitale et des métiers des arts appliqués.

Après son bac, Valéry s’inscrit en BTS de communication visuelle et de multimédia à Chaumont, en Haute-Marne, la ville du festival international de l’affiche. Il s’y plait bien. Inscrit à un cours de kung-fu, il remarque en parlant aux habitants de la ville qui n’ont pas de lien avec l’école que ces derniers considèrent le prestigieux festival avec une bonne dose de circonspection : ils ne comprennent, en fait, rien du tout aux passions de la nuée d’amateurs de graphisme qui envahit leur ville trois semaines l’an.
Après son diplôme, Valéry postule dans quelques écoles : les Arts décoratifs de Paris (sans y croire), une formation des Gobelins, les Beaux-Arts de Besançon, l’IUT de Montreuil,… et l’école des Beaux-Arts de Rennes, où il est accepté en deuxième année. C’est là que je l’ai rencontré, deux ans plus tard. Il y a eu, entre autres enseignants, Jérôme Saint-Loubert Bié et Étienne Mineur, deux graphistes particulièrement intéressés par le design numérique.

À son arrivée à l’école d’art, après un lycée rigoureux et un BTS, Valéry a l’impression d’être complètement lâché dans la nature, presque en vacances. Il ne perd pas pied pour autant et fait l’apprentissage de l’autonomie. La ville est vivante et son amie ne tarde pas à l’y rejoindre pour intégrer une école d’ingénieur. Il garde d’excellents souvenirs des quatre années passées, et en retient notamment la table de ping-pong bricolée par les étudiants de sa promotion, qui permettait de se défouler régulièrement, en marquant bien la distinction entre les séquences de travail et les moments de détente. La force et la faiblesse des écoles d’art, pour Valéry, c’est qu’elles n’imposent pas de moule : les profils d’étudiants qui en sortent sont extrêmement divers et personnalisés, mais ceux qui ne tirent pas parti de cette liberté peuvent se retrouver perdus.
Je me souviens de lui comme un étudiant modérément geek, c’est à dire très à l’aise avec l’outil informatique, jusqu’à la programmation, mais n’y voyant pas une fin en soi : il était d’abord graphiste.

Son diplôme, soutenu en 2010 (la première année où la rédaction d’un mémoire a été imposée à tous les étudiants en école d’art) et obtenu avec les félicitations, portait sur les mutations de la lecture et de l’écriture liées au numérique. Il a été remarqué par la revue Étapes, qui a inclus ce travail à sa sélection du numéro « étudiants ». Il ne sait pas si cette distinction, qui se trouve sur son curiculum vitae, l’a aidé à être pris au sérieux par les entreprises qui l’ont embauché, mais elle aura permis à ses anciens professeurs de Chaumont de retrouver sa trace et d’exposer son travail durant le festival.

Valéry aurait eu plaisir à prolonger ses recherches dans le cadre d’un post-diplôme, mais il s’est dit qu’il était temps de se mettre à gagner sa vie. À peine revenu à Paris, il a accepté un poste d’ingénieur-informaticien dans une SSII1 où il devait développer des interfaces pour des boîtiers de télévision Sagem, avec le logiciel Flash. Il a apprécié le travail en équipe, mais les tâches étaient parfois ingrates — passer des journées entières à faire du « débugging », par exemple. Alors qu’il venait de renouveler sa période d’essai, quelqu’un qu’il avait connu lors d’un stage chez Orange Vallée l’a contacté pour lui conseiller un autre emploi, beaucoup plus créatif, à deux pas de chez lui, et il l’a aussitôt accepté.

Cela fait trois ans et demi que Valéry travaille chez Usabilis, une société spécialisée dans la conception d’interfaces. Ce travail sur le design ergonomique le passionne, car il est très concret : il faut comprendre ce dont le client a besoin et y répondre de manière pertinente, effectuer des tests d’utilisation, etc.
Il se sent chanceux de n’avoir jamais connu le chômage et considère, malgré l’apparente cohérence de son cursus et de sa vie professionnelle, pouvoir résumer son parcours à la phrase « on verra bien ».

  1. Une SSII est une « société de services en ingénierie informatique ». []