Lise Hendrix

Lieu : Le Café du coin, à côté de la mairie du 11e arrondissement de Paris1.

Lise a deux noms : Pigeon, et Hendrix. Le côté Pigeon, sa famille paternelle, est constituée de commerçants du Havre. Une famille stable et plutôt sage. Hendrix, c’est le nom de sa mère, qui est d’ascendance néerlandaise d’un côté2, et, du côté maternel, mi-sicilienne, mi-serbe. Devenue brutalement veuve sur fond de fait-divers, son arrière grand-mère avait dû quitter la Sicile précipitamment, sans argent mais avec trois enfants. Elle a atterri en Tunisie, où ses enfants ont appris le Français et pris la nationalité française. C’est à Djerba que sa fille, la grand-mère de Lise, donc, a fait la rencontre improbable d’un soldat français, né en hollande, avec qui elle est partie vivre en Normandie. Les Hendrix sont le côté cosmopolite, artiste et rock’n’roll de la famille — littéralement rock’n’roll, puisque son oncle, Serge Hendrix, qui lui a appris la guitare, a longtemps tourné avec Little Bob.
Lise, née au Havre, a grandi dans la partie haute de la ville. La voie artistique a toujours été une évidence pour elle : quoi faire d’autre ? Elle a notamment été encouragée par un prof d’arts plastiques au collège. En 2012, tout juste bachelière, pas encore majeure, elle a passé le concours d’entrée de l’école d’art du Havre, l’évidence, cette fois, était géographique et économique. En seconde année, elle a choisi la filière « art » plutôt que la section « design graphique ». Ses attentes étaient grandes mais son souvenir de l’école est en demi-teinte. Si elle a apprécié la découverte des ateliers et des pratiques (montage vidéo, labo argentique, volume,…), et quelques rencontres avec des enseignants, techniciens, ou d’autres élèves, elle a plutôt souffert d’un manque d’encouragements de la part de l’équipe pédagogique, et aussi de sa propre timidité et de ses difficultés à assumer son travail. À trouver sa place. Elle voulait faire de la photographie, mais un enseignant l’en a vite découragée, lui disant que cette activité était utile pour documenter une production artistique mais pas en tant que forme d’art autonome. Elle ne m’a pas dit quel collègue lui avait sorti ce discours du XIXe siècle, mais elle s’est pliée au conseil et s’est plutôt exprimée par le dessin. Rétrospectivement, elle se dit que l’école l’a aidée à se construire, à s’affirmer, à ne pas tenir compte de ceux qui lui faisaient douter de ses choix.
De mon côté, j’ai le souvenir d’une étudiante à l’esprit vif, qui était venue me voir (ce qui n’était pas courant, mes cours n’étaient pas dans l’emploi du temps des étudiants de la section Art) avec un projet numérique très sensible qui transformait un épiderme infini en carte interactive. Elle garde un bon souvenir de tout ce qui cassait la routine scolaire, notamment les « workshops » et les voyages d’école : Londres, Venise, et même New York ! Considérant les budgets actuels, plutôt tendus, imaginer qu’une étudiante ait pu faire de tels voyages en trois ans seulement semble apparaître à un passé légendaire. Et Lise ne s’est pas arrêtée à ces trois voyages. Sitôt son DNAP (équivalent Licence) en poche, inscrite en quatrième année, elle a décidé de partir grâce au programme Erasmus à Volda, ville étudiante norvégienne. Et elle n’est jamais revenue à l’école.
À Volda, elle s’est sérieusement remise à la photographie, étudiant notamment auprès de Stuart Franklin, un ancien directeur de l’agence Magnum. Être en Norvège l’a forcée à devenir rapidement bilingue… en Anglais. Elle n’a pas eu de peine à s’habituer au sentiment de sécurité et à la proximité de la nature (elle suivait un cours nommé Outdoor media production !), aux locaux universitaires accessibles jour et nuit, ni à l’étrange mélange de réserve — de froideur, diraient certains —, de franchise et de bienveillance qui caractérise les scandinaves. Parmi ses camarades d’étude se trouvait un étudiant roumain, Vlad Săcăleanu, professionnel du tir au pistolet, qui était parti en Erasmus avant tout pour échapper à une carrière sportive qui durait, si je calcule bien, depuis sa pré-adolescence. L’Idylle fut autant créative et intellectuelle qu’amoureuse. Ils ne sont aujourd’hui plus un couple mais vivent sous un même toit, travaillent ensemble3 et restent les meilleurs amis du monde.
Lise et Vlad ont décidé d’effectuer un second semestre à Volda. Les frais d’inscription ou de logement étaient raisonnables, mais le coût de la vie en Norvège est prohibitif et les deux jeunes artistes, de plus en plus sensibles aux enjeux écologiques, se sont mis au dumpster diving, c’est à dire à fouiller dans les poubelles (fort propres !) de Volda pour y trouver de quoi faire des festins.
Après cette année d’étude, Lise et Vlad ont décidé de partir à Iași, seconde ville de Roumanie après Bucarest. Puis de revenir en Norvège, puis d’aller vivre six mois à Bordeaux,… Leur projet était de se constituer une clientèle en tant que professionnels de l’image, tout en s’engageant dans des projets plus personnels. Ce qu’ils ont fait en montant le film documentaire Virgo, fruit d’une interrogation sur l’état alarmant des forêts de Roumanie que la société Ikéa, premier propriétaire privé du pays, est accusée de massacrer, ruinant l’habitat de la plus grande population d’ours, de loups et de lynx d’Europe. Le road-trip a duré cinquante-cinq jours et a aboutit à un constat moins négatif que prévu, sous forme d’un film non-verbal, contemplatif. D’abord présenté au festival Pelicam (à Tulcea, dans le delta du Danube), dédié au documentaires consacrés à l’environnement, le film a fait le tour du monde. Cette première expérience a convaincu Lise de reprendre des études, toujours en Norvège, en suivant une formation de production audiovisuelle de deux ans, à peine perturbée par la pandémie. Parallèlement à ses études, elle a dispensé des cours de photographie à l’invitation d’une enseignante panaméenne. Lise et Vlad ont rencontré des ONGs écologistes, des chaînes comme Netflix, et se sont constitué, depuis Le Havre cette fois, une clientèle et même quelques contrats très rémunérateurs en tant que monteurs, notamment pour les réseaux sociaux.
Vlad possédait un terrain situé à une quarantaine de minutes de Iași, attenant à des terrains possédés par plusieurs amis, qui forment désormais une propriété ceinte, où Lise et Vlad ont construit la maison qu’ils habitent désormais, une maison en bois, écologique, dont ils ont documenté la construction sur Youtube, où ils font de la permaculture et où Lise se verrait bien accueillir des résidences artistiques. Lise continue de bourlinguer entre France, Norvège et Roumanie, pays qu’elle aime beaucoup. Mais si elle voyage, ce n’est jamais en touriste. Et elle se concentre aussi sur elle-même : « quand on voyage beaucoup, il faut se sentir chez soi en soi ». Avec le temps, elle sent qu’elle a appris à faire en sorte que les choses se passent.
Aujourd’hui, Vlad veut se lancer dans le cinéma de fiction, et Lise, qui compte accompagner cette aventure, continue de s’intéresser à divers sujets qu’elle relie : le corps, le mouvement, la danse, la nature, la musique, l’écriture, le portrait. Elle aimerait trouver un éditeur pour un livre qu’elle a écrit pendant la période du Covid, un étrange objet à mi-chemin entre développement personnel et enseignement de la technique de la photographie. Ça, et beaucoup d’autres projets.

À trente ans (elle est née en 1994), Lise se sent bien dans sa vie, elle fait ce qu’elle aime faire, mais si son passage par l’école d’art l’y a amenée, c’est plutôt par la négative, parce que c’est le sentiment dépressif, sombre et même malsain (ses mots) qu’elle éprouvait au Havre qui l’a amenée à aller respirer l’air des fjords et de la forêt primaire roumaines.

Le compte Instagram de Lise
La chaîne Youtube VolodHendrix et le film Virgo (présentation)
Le compte Instagram VolodHendrix

  1. Message aux personnes en arrière-plan : je peux masquer vos visages si vous le souhaitez. []
  2. J’imagine que le nom d’origine était Hendriks. []
  3. Leur nom en tant que duo de créateurs est VolodHendrix. []

Marion Dragée

Le 6 juin 2019 dans la brasserie À Saint Malo, rue d’Odessa près de la gare Montparnasse. En escale à Paris entre deux trains, Marion avait un peu plus de deux heures à me consacrer.

Marion est née en Normandie en 1987, elle a grandi à Léry, une des communes limitrophes de la ville nouvelle Val-de-Reuil, dans l’Eure. Sa mère enseignait la vente en bac professionnel, et son père, après des années d’usine, a repris des études pour devenir formateur en entreprise. Un de ses grands-pères aimait peindre, en amateur.
La première fois que Marion s’est dit qu’elle dessinait bien, c’était en classe de CM1. Elle avait fait le dessin réaliste d’une basket et on lui a dit : « tu sais dessiner ! ». À partir de ce jour, elle s’est vue comme quelqu’un qui dessinait.
La scolarité de Marion a été, selon ses mots, « dans l’observation ». Elle n’avait pas de problèmes scolaires, au contraire, mais elle avait des difficultés d’intégration. Elle n’arrivait pas à comprendre ses camarades.
Un jour, après une agression, sa mère a décidé de la retirer du collège où elle était scolarisée pour l’envoyer à Louviers. C’est là qu’elle a découvert le chant choral et la moto. Ses notes ont grimpé en flèche.
Après le collège elle a intégré le lycée Léopold Sédar Senghor, à Évreux, pour un bac littéraire théâtre. C’est à cette époque qu’elle a commencé à avoir les problèmes de santé avec lesquels je l’ai connue quelques années plus tard.
Mauvaise comédienne, elle a en revanche apprécié d’écrire et de faire jouer par ses camarades au théâtre d’Évreux une pièce que, dit-elle, elle était sans doute seule à comprendre, et qui parlait de la manière dont le rapport que nous avons à nous-mêmes ou aux autres peut nous affecter. La suite logique de cette expérience lui a semblé être l’école des Beaux-Arts de Rouen, où elle avait l’ambition de raconter visuellement ce qu’elle avait commencé à raconter avec l’écriture. Elle a abandonné après une demi-année, mais a postulé dans une autre école : celle du Havre (ces deux écoles normandes n’en forment désormais qu’une seule mais ce n’était pas le cas à l’époque), où elle a intégré le département Art.
Après trois ans, elle passe son DNAP, mais patatras!, le jury la recale. Une de mes collègues lui explique alors qu’elle trouve ce résultat injuste et lui recommande de ne pas abandonner. Marion ne veut pas se contenter de refaire une année et décide, sur une suggestion du directeur, de passer dans le département Design Graphique. Pendant l’été, elle se forme aux outils numérique du graphisme afin de ne pas être trop en retard sur ses camarades de promotion.

C’est là que j’ai rencontré Marion, dont un des premiers projets m’avait beaucoup marqué : elle avait loué une nacelle pour filmer, du dessus, un motard tentant de dessiner les lettres de l’alphabet. Nous avions ensuite travaillé à un programme destiné à récupérer ces trajectoires pour en faire une typographie. Je me rappelle alors d’une Marion très dynamique et pleine d’idées originales. Elle a passé son diplôme et l’a obtenu.
Les deux années suivantes ont été moins enjouées : un peu perdue en effectuant un stage peu approprié à son travail, épuisée par la maladie, souvent absente, elle a même eu droit au triste (mais fréquent) accident de disque dur qui lui a fait perdre tout son travail en cours.
Son mémoire de DNSEP et la production qui allait avec portaient sur la question de l’identité à travers le filtre de l’écran et des réseaux sociaux.
Elle a obtenu son diplôme1, mais en le fêtant à peine, peut-être parce qu’elle pensait qu’il était bien inférieur à ce qu’il aurait été si elle avait été au mieux de sa forme. Quinze jours plus tard, ses parents ont commencé à s’inquiéter du fait qu’elle n’aie pas encore de boulot.

Le temps est passé vite pendant notre entretien, et Marion a dû partir prendre son train sans que j’aie eu le temps de l’interroger précisément sur le bilan qu’elle fait de son passage en école d’art, sur ce que ça lui a apporté autant que ce qu’elle regrette. Elle m’a répondu par e-mail :

Ce que je retire de ces années à l’école d’art, c’est une émulation générale et une ouverture d’esprit. C’est-à-dire qu’au-delà de compétences techniques et d’éducation des regards, ce genre de cursus optimise notre faculté à « voir plus loin », à casser les murs et briser les conventions. C’est d’ailleurs, d’après mes souvenirs, ce que nous saluions entre camarades. Nous savions reconnaitre les prouesses techniques, et étions humbles à ce sujet. Mais quand quelqu’un réussissait à conceptualiser une « vérité nouvelle » avec une justesse franche, précise et parlante… Eh bien, on se retrouvait sans voix. Comme si justement, on la laissait parler. Entre élèves on se poussait mutuellement dans cette voie, à creuser ce nouvel horizon. Et c’était notre but commun finalement.

Quand on a connu ça, on sait mieux comment trouver la valeur ajoutée aux projets qui nous sont confiés. Il y a des études qui nous mènent sur une voie, et d’autres qui nous amènent à penser en dehors des voies. Penser « Out of box » est justement une des demandes récurrentes des clients. Et c’est génial. Dans une agence investissant dans le temps de réflexion, cela génère des idées suffisamment frappantes et intéressantes pour les différencier. D’autant plus qu’à l’ESAdHaR, on nous a appris à voir en « macro » et à rechercher, comprendre puis créer en « micro », c’est-à-dire avec toutes les multiplicités possibles d’un même sujet. En tant que stratégiste, cela facilite l’articulation entre les données utilisateurs, les objectifs client et les tendances du digital. Et quand on touche au domaine de la santé, c’est d’autant plus important.

J’ai un grand regret et une déception quant à mes études à l’ESAdHaR. Le premier est le plus handicapant professionnellement, le manque d’accompagnement en anglais2. Aujourd’hui, je maintiens mon niveau en regardant tous les films en VO et en lisant les projets, et des articles en ligne en anglais. Mais il y a une amélioration certaine à envisager. Le deuxième, c’est la sournoiserie d’une certaine personne, professeur à l’école, qui m’avait méchamment rabaissée à la sortie de mon diplôme. Sachant maintenant que cette personne avait le même genre de comportement envers beaucoup de ses élèves et même des ses collègues enseignants, je me dis que c’est surtout elle qui a un problème, et que je n’aurais pas dû me sentir vraiment concernée. Cependant, au moment clé où tout élève a besoin d’élan pour s’envoler dans la vie active, elle m’a clairement plombé une aile.

En 2013, Marion a créé une société de conception web « mobile first » avec un ami ingénieur qu’elle connaissait depuis l’adolescence, avec qui elle pratiquait le Viet Vo Dao, et dont la formation était complémentaire à la sienne.
Malheureusement, son associé s’est tué en moto. L’activité de la société n’était pas assez solide pour espérer s’associer à de nouvelles personnes.
Marion a alors pris la décision de changer d’air. Elle est d’abord partie faire un mois et demi de marche, puis a quitté la Normandie pour le Sud de la France (Montpellier, Toulouse, Montauban, Hossegor), en se faisant employer dans divers domaines : applications mobile, web design, design d’interface/expérience utilisateur (domaines pour lesquels elle a suivi une formation complémentaire).
Depuis un an, elle est employée par Publicis Health, une branche de Publicis Groupe exclusivement consacrée à la santé, sujet qui est évidemment une préoccupation importante pour Marion. Elle y assure différentes responsabilités dont les recherches (UX Research) et l’élaboration de stratégies digitales centrées sur l’utilisateur (UX Strategy), notamment. Les problèmes de santé qui lui ont empoisonné la vie pendant des années sont réglés, elle est en pleine forme. Elle pratique la permaculture potagère et l’agroforesterie. Elle songe à se racheter une moto, une roadster pour se balader de temps en temps.

Son projet actuel est de s’engager dans un doctorat axé sur la question de l’usage de l’Intelligence artificielle dans le domaine de la santé, par la mise au point d’un mécanisme d’amélioration de l’intelligence inter et intra-individuelle. Ces recherches l’enthousiasment beaucoup et elle rencontre d’ores et déjà des personnes formidables en les menant. Elle sait qui dirigera ses travaux et doit désormais trouver un financement.

  1. On peut voir ici un album de photographies de l’exposition des diplômés 2012. []
  2. Note de l’auteur du blog : comme toute formation débouchant sur un diplôme de grade Licence ou Master, les écoles supérieures d’art publiques ont l’obligation de fournir des cours de langues étrangères à leurs étudiants. Aucune à ma connaissance ne s’impose vraiment de consacrer de forts volumes horaires à ces matières, et chaque école a généralement un unique professeur d’anglais pour l’ensemble des étudiants de l’école. Depuis deux ans à l’école d’art du Havre, certains cours sont dispensés en anglais. []

Agnès Maupré

Lieu :
Lieu : Brasserie  de la porte Océane (CROUS), 30, rue Demidoff, Le Havre.

Il y a quelques années, Agnès Maupré a publié chez Futuropolis un Petit Traité de Morphologie qui m’a interpellé, puisqu’il était consacré à la dernière année de cours de Jean-François Debord aux Beaux-Arts de Paris. Jean-François Debord est un des enseignants dont les cours m’ont le plus marqué lorsque j’étais moi-même étudiant, au point que je l’ai suivi trois ans de suite, deux jours par semaine, sans avoir besoin de le valider et alors que je boudais d’autres cours pour lesquels il m’aurait fallu des notes. Un peu plus tard, je suis tombé sur un second album d’Agnès Maupré, Milady de Winter, publié chez Ankama, que j’ai trouvé intelligemment scénarisé, en plus d’être servi par un dessin fluide et vivant. Tout cela m’a décidé, sans la connaître en personne, à inviter Agnès à rencontrer mes étudiants à l’Université Paris 8, dans le cadre du cycle de conférences que j’organise sur la bande-dessinée. Je voulais la voir avant, pour préparer la séance (j’étais peu expérimenté, à présent je ne fais plus ce genre de choses), mais cela semblait difficile, me dit-elle, puisqu’elle n’était pas parisienne, elle habitait… Le Havre. Je lui ai appris que j’étais moi-même enseignant au Havre un jour par semaine, et nous nous sommes donc vite rencontrés à la brasserie du restaurant universitaire, face à l’école.
Très vite, nous sommes devenus amis, mais surtout, grâce à cette rencontre fortuite, Agnès a enfin pu fréquenter des havrais, comme Jean-Michel Géridan ou Mariina Bakic : marseillaise d’origine et sociable de tempérament, elle était apparemment un peu malheureuse dans cette ville où, immigrée de fraîche date, elle ne connaissait plus ou moins que son compagnon, venu travailler pour le grand groupe industriel de la ville.
Lorsque le Master de création littéraire a été lancé par l’école d’art et par l’université du Havre, Agnès s’y est inscrite, ce qui fait que je l’ai eue comme étudiante alors qu’elle a publié bien plus de livres que moi, que je la connaissais déjà, que j’avais une certaine admiration pour son travail et qu’elle était même déjà titulaire d’un diplôme de grade Master 2 — son DNSEP des Beaux-Arts de Paris. Elle est donc un cas assez atypique parmi les anciens étudiants évoqués sur ce blog.

Agnès est née en 1983. Depuis toute petite elle voulait être écrivain, mais elle a finalement réussi à se convaincre (ou à se faire convaincre) qu’elle n’en n’était pas capable. Alors qu’elle était au lycée, on lui a mis des bandes dessinées entre les mains : Alberto Breccia, Joann Sfar et Daniel Clowes. Il y a pire introduction ! Agnès constate que les complexes qu’elle a vis à vis de l’écriture disparaissent lorsqu’elle dessine. Après son bac, elle s’inscrit en mise à niveau arts appliqués, aux Beaux-Arts de Marseille (où elle ne mettra pas un pied) et enfin en école d’architecture, puisque le métier rassurait les parents. Parents qui n’ont pas cessé de la soutenir lorsqu’elle a abandonné l’architecture avec comme projet professionnel la bande dessinée. Elle entre aux Beaux-Arts d’Angoulême, ce qui paraissait logique, mais qui ne l’est pas : ce n’est pas une école de bande dessinée, même si un nombre important d’étudiants y entrent pour ça et qu’il y reste quelques enseignants spécialisés dans le domaine. La déception est totale, mais Agnès conserve depuis cette époque une amitié pour un de ses profs, Dominique Hérody, justement un des derniers enseignants en bande dessinée de l’école.
Agnès correspond avec Joann Sfar, par e-mail, et ce dernier lui recommande les Beaux-Arts de Paris, pour les cours de morphologie de Jean-François Debord et de François Fontaine. Elle garde un excellent souvenir de cette époque, considère qu’elle avait plus sa place en tant qu’auteur de bande dessinée dans une école sans lien avec la bande dessinée qu’à Angoulême qui a la réputation d’en faire une spécialité. Elle s’y est fait des amis pour la vie. En guise de diplôme (DNSEP), elle a présenté son travail autour du cours de morphologie de Debord, évoqué plus haut.
Depuis sa sortie des Beaux-Arts de Paris, Agnès a publié plusieurs livres, réalisé des illustrations, mais aussi travaillé sur le film Le Chat du Rabbin, d’après la bande dessinée éponyme de Joann Sfar.

Venue vivre au Havre, donc, elle apprend il y a un peu plus de deux ans que va s’y créer le tout premier master de Création littéraire en France (en fait un des deux premiers, car au même moment, l’Université de Toulouse inaugurait une formation du même genre). En s’inscrivant, Agnès envisageait l’éventualité de l’échec : si les ateliers d’écriture la décevaient, elle apprendrait sans doute des choses sur l’histoire et la théorie de la littérature et si rien ne lui plaisait, elle se serait juste inscrite pour rien. Les deux années de cette première promotion du Master de création littéraire seront pour le moins intenses, autant pour l’équipe pédagogique que pour les neuf étudiants, dont la plus grande part était issue d’un cursus d’écoles d’art (les deux promotions suivantes sont nettement plus composées d’universitaires), dont deux étudiants avaient déjà des carrières d’auteurs et dont l’écart d’âge entre les plus jeunes et les plus âgés était d’une trentaine d’années. Ces étudiants étaient très soudés, très conscients d’être en train de construire quelque chose de neuf et d’important, et Agnès décrit à présent cette expérience comme « géniale ».
Le Master n’est pas validé par un mémoire théorique mais par un travail littéraire, une œuvre. Pour la première année, Agnès a présenté le premier tome de son Chevalier d’Éon, qui a depuis été publié chez Ankama. L’année suivante, elle a présenté un scénario. Ce n’est pas son premier scénario, puisqu’elle a toujours été sa propre scénariste, mais c’est le premier scénario qu’elle ait écrit pour quelqu’un d’autre, en l’occurrence son ami Singeon, rencontré aux Beaux-Arts de Paris des années plus tôt : cette fois, Agnès ne cache plus son écriture derrière sa virtuosité de dessinatrice. Ce scénario, qui est une réécriture de l’histoire de Tristan et Yseult, doit beaucoup aux cours du Master de création littéraire, et notamment à ceux de Laurence Mathey, spécialiste de la littérature médiévale, grâce à qui Agnès a par exemple pu lire avec plaisir François Villon, ce qu’elle n’avait jusqu’ici pas pu faire : parfois, il faut être guidé. Ceux qui ont assisté à la soutenance du diplôme se souviendront d’un riche et bel échange sur Tristan et Yseult entre l’enseignante et celle qui avait été son étudiante.

Son blog : agnes.maupre.over-blog.com | Sur Wikipédia : Agnès Maupré

Anne-Marie Bouillé

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Lieu : Le Bistrot de Quentin, rue Bernardin de Saint-Pierre, Le Havre.

Anne-Marie est née à Sainte-adresse en 1984, elle a grandi dans la partie haute du Havre, le quartier était paisible et l’école, juste derrière chez elle. Elle a toujours aimé dessiner, sa mère est une couturière très douée, son père peignait, ses sœurs dessinaient aussi, et comme cadeau, elle préférait une boite de feutres à une poupée Barbie. Après un bac scientifique (option arts plastiques), elle entame des études de biologie à l’université. Elle s’intéresse à la cartographie, parce que l’on y dessine, mais en dehors de cela, le manque d’encadrement de fac ne lui réussit pas et l’année est un échec, malgré son intérêt persistant pour la science, qui lui a d’ailleurs servi plus tard. Une camarade de lycée, qui elle aussi avait fait un bac scientifique avec option arts plastiques, lui parle de ce qu’elle fait à l’école d’art.

Anne-Marie intègre l’école d’art du Havre en 2004. Au concours d’entrée, elle avait présenté des peintures. Cette fois encore, la liberté ne lui profite pas, et Anne-Marie redouble sa première année. Il faut dire qu’à la même époque, elle faisait dix heures de danse par semaine, et avait entamé ses études avec une certaine désinvolture. Sa mère la pousse à persévérer dans les études, et l’année de redoublement s’avère bien différente. À cette époque, elle s’engage dans une activité qu’elle n’a jamais abandonné depuis : le chant gospel. Remotivée, Anne-Marie aura ensuite un parcours impeccable, où chaque année sera meilleure que la précédente jusqu’à son diplôme de DNSEP qu’elle obtient avec des félicitations amplement méritées.
En 2008, parallèlement à ses études, Anne-Marie est à la fois prof de danse, chanteuse au sein de la chorale Sweet Moma’s, et dans un groupe de Metal.
En quatrième année, elle avait connu une période de doute — ce qui est traditionnel avec ce niveau. Je me souviens que j’étais parti, avec quelques autres étudiants de sa promotion, mon collègue Bruno Affagard et mon ami Olivier Lefebvre, du Volcan1, à Karlsruhe puis à Eindhoven, pour visiter le ZKM et le festival STRP, deux hauts lieux de la création numérique. Le voyage a beaucoup marqué cette promotion, dont plusieurs étudiants ont fait des propositions très orientées vers les nouveaux médias. Pour Anne-Marie, ça a été un moment-clé. Pendant l’été qui a suivi, elle a eu le projet de s’orienter vers le son, et notamment vers la production d’images animées en réaction au son, alliant ses deux passions : le chant polyphonique/harmonique, et le graphisme.
Cette année a été celle de l’arrivée de deux nouveaux enseignants, qui ont suivi très attentivement les travaux d’Anne-Marie : Vanina Pinter et Jean-Michel Géridan.

À peine diplômée, Anne-Marie se voit proposer d’aller enseigner le graphisme en Chine (où l’école d’art du Havre a ouvert un département), mais cela peine à se concrétiser, et elle accepte un contrat de graphiste pour une société qui vend des chaussures. Elle ne s’y amuse pas beaucoup. Avec sa première paie, elle achète un piano. Elle travaille ensuite à droite et à gauche, dans l’animation, notamment.
En octobre 2012, enfin, elle part pour X’Ian, où elle passera six mois, donnant cours à deux classes, accompagnée d’une interprète, et logée sur le campus d’une université. Peu à peu, elle s’y fait des amis qui la guident dans la ville.

En rentrant, elle prépare sa candidature pour un emploi de prof d’art dans l’enseignement catholique. Mais un vieil ami lui propose de postuler pour une boite de communication, dbcom. Elle y est aujourd’hui en contrat à durée indéterminée.
Même si en agence on s’éloigne des processus de création artistique, elle y apprend tous les jours, et si certains projets ne l’intéressent pas beaucoup graphiquement, d’autres sont plus enthousiasmants, attisent sa curiosité et ses envies créatives. Pour elle, être graphiste dans cette société, c’est être un boulon important dans cette machine bien huilée, les interactions entres collègues graphistes ou chargés de communication ou commerciaux sont très enrichissants, et c’est agréable de contribuer à la pérennité de cette petite famille bien soudée.
L’échelle temporelle est bien différente, parfois frustrante, mais cela lui a appris la rapidité et l’efficacité. Elle apprécie beaucoup l’ambiance de travail, son équipe de quatre créatifs qui fonctionnent en interaction constante, les séances de « brainstorming », les défis, le babyfoot, et Tobby, un chien orange en plastique qui fait office d’animal de compagnie.

Même si ça semble difficile d’un point de vue pratique, Anne-Marie s’imaginerait bien reprendre des études, un jour, car elle est, je pense, un peu nostalgique de ce que ces années lui ont apporté en termes, notamment, d’ouverture d’esprit.

Son site internet : annemariebouille.com | la page Facebook des Sweet Moma’s.

  1. Le Volcan est la maison de la culture du Havre, et tire son nom (et son surnom de « pot de yaourt ») de la forme caractéristique de son bâtiment, créé par Oscar Niemeyer. []

Marie Crochemore

[Photo retirée à la demande de l’intéressée. Lieu : L’Usine de Charonne, au 1 rue Avron, dans le 20e arrondissement de Paris]

Marie est née en 1988, elle a donc vingt-six ans. Elle a grandi dans une petite ville située entre Rouen et Le Havre. Comme elle aimait dessiner, elle s’est naturellement dirigée vers un lycée qui proposait une option arts plastiques, à Rouen. Ce lycée proposait des activités intéressantes, telles que le théâtre. À l’époque, Marie s’imaginait bien en styliste ou en costumière. Après le bac, elle a tenté l’école Estienne, à Paris, l’école d’art de Rouen et celle du Havre, qui l’intéressait pour sa spécialisation en graphisme, qui lui semblait plus concrètement liée au monde du travail.

Ce qu’elle retient de très positif de ses années d’école d’art, c’est pourtant le reste : la découverte de médiums et de techniques diverses, sculpture, photo, vidéo, animation, etc. Si elle n’a pas complètement trouvé son bonheur du point de vue très pragmatique de l’apprentissage d’une profession qui lui permette de trouver du travail rapidement, elle a apprécié, en revanche, la créativité qu’on l’y a aidée à exprimer, la culture qu’elle y a acquis, et la capacité à réfléchir à ses productions. Après son DNAP (licence), elle a décidé de quitter l’école pour entamer un Master en alternance en graphisme et multimédia dans une école privée qu’elle juge très médiocre, mais qui avait l’avantage d’être gratuite, puisque c’est son employeur qui s’acquittait de ses frais d’inscription. Chaque mois, elle passait une semaines à l’école, et trois dans une petite agence de communication de cinq personnes, où elle a pu faire ses armes. À l’issue de ces deux ans, la société qui l’employait périclitait et Marie n’a (« heureusement », dit-elle), pas été embauchée. Heureusement, parce qu’une belle aventure l’attendait.

Devenue demandeuse d’emploi, Marie a été rapidement embauchée par Owni.
Owni est une entreprise éditoriale qui n’aura duré que trois ans mais qui tient une place assez particulière dans l’histoire du journalisme en ligne français, en cherchant un modèle économique complexe (l’argent provenait de sa maison-mère 22 mars), en embauchant quantité de journalistes et en étant au centre de beaucoup de sujets passionnants du moment : hacktivisme (notamment pour ses partenariats avec Wikileaks), data visualisation, data journalism, fact checking, diffusion libre, etc.
L’entretien d’embauche s’est fait dans la cour, ce qui correspond bien à l’image sans-façons que renvoyait Owni. Marie y a enfin côtoyé des graphistes sérieux, à commencer par le directeur artistique Loguy. Constamment inquiète à l’idée de ne pas avoir le niveau technique, elle a trouvé cet environnement très stimulant et en est « ressortie boostée » — je reprends ses termes.

Une fois l’épisode Owni terminé, Marie ne connaît que deux mois de chômage avant d’être embauchée par une société spécialisée dans la création d’applications pour smartphones et tablettes dédiées au monde médical. Elle s’y ennuie et la paie n’est pas très généreuse, elle en démissionne après un an et trois mois car, nouveau coup de chance, elle avait répondu à une annonce passée sur Twitter par le Ministère des affaires étrangères et a été embauchée dans la foulée, comme graphiste, sur un poste de contractuelle (non fonctionnaire, et elle ne compte pas le devenir). Elle est la première surprise à trouver le travail qu’elle y fait varié, utile et créatif, et me semble avoir presque peur du jour où, son contrat prenant fin, elle devra retourner se mettre à nouveau au service de projets à rentabilité immédiate. À côté de son emploi salarié, elle a un statut de travailleur freelance, mais n’a jamais vraiment eu envie de mener des projets personnels.

Aujourd’hui, elle vit très correctement de ce qu’elle aime faire, et elle a enfin gagné la confiance en elle-même qui lui a longtemps fait défaut. Demain, on verra. Elle aimerait sans doute bouger, changer de ville avant d’en avoir ras-le-bol d’être Parisienne, et pourquoi pas, aller jusqu’en Australie…

Son site personnel : marie-crochemore.fr

Anne-Sophie Hostert

Impossible de payer un verre à Anne-Sophie, car elle vit aujourd’hui au Québec. Je l’ai donc interviewée via Facebook, et photographiée sur Skype.

Anne-Sophie est née au Havre en 1985.
Le choix des études en art lui a toujours semblé naturel, et elle avait le projet de devenir designer produit ou architecte. Elle a passé, laborieusement, un bac spécialisé en génie mécanique, n’ayant pas réussi à intégrer un lycée d’arts appliqués à Rouen, et avant tout motivée par le dessin technique. Elle a ensuite tenté l’école Estienne, à Paris, sans succès. Sa mère est tombée malade d’un cancer (aujourd’hui guéri !), et Anne-Sophie a décidé de s’inscrire en anglais à l’université pour s’en occuper tout en se donnant le temps de préparer un dossier pour les écoles d’art. Elle a tenté les concours d’entrée des écoles du Havre et de Rouen, et a échoué aux deux. Mais l’école d’art du Havre l’a tout de même admise en rattrapage à la rentrée 2006, après un passage devant un nouveau jury.

Elle est restée à l’école jusqu’en 2010, après avoir validé sa quatrième année. La cinquième année lui faisait un peu peur, à cause de la contrainte du « mémoire » qu’il fallait rédiger, mais d’autres raisons l’ont poussée à interrompre ses études là : la mort de son père, la difficulté financière, et donc le besoin, mais aussi l’envie de travailler, et l’envie, aussi, de quitter le Havre.

Anne-Sophie se rappelle ce que lui ont apporté les études supérieures : enfin, elle a commencé à vivre, à être stimulée, à apprendre. Rétrospectivement, elle se dit même qu’elle aurait pu aller plus loin. Elle se plaignait beaucoup de l’école lorsqu’elle y était, et d’un certain nombre de ses profs, mais elle s’y sentait malgré tout bien.

Une fois sortie de l’école, elle est partie à Paris, pour se former en alternance. Elle ensuite a connu le chômage, qui lui a pesé. Elle a vécu à Londres, puis est revenue en France travailler chez Deezer, pendant plus d’un an. Elle a eu le projet d’aller travailler aux États-Unis, mais les difficultés à obtenir un visa l’ont pour l’instant amenée à se rabattre sur le Canada, où elle vient tout juste de trouver un emploi dans le domaine du design graphique, qui reste sa passion.

Portfolio : behance.net/anne_sophie_hostert

Guillaume Raoult

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Lieu : Le Régent, café et restaurant, métro Cadet, à Paris

Guillaume est né en 1986. Il a toujours aimé dessiner, et s’est assez naturellement orienté vers les arts plastiques au Lycée, soutenu par ses parents. Il n’a pas tout de suite réussi le concours d’entrée de l’école d’art du Havre, et s’est inscrit dans un cursus économique et social à l’université, mais un désistement inespéré lui a finalement permis d’intégrer l’Esadhar à la rentrée 2005, où il a choisi la section design graphique. Tout au long de ses années d’études, il s’est intéressé à la boulimie visuelle, à la répétition d’images, à la mode et à la culture populaire.

J’ai un souvenir assez vif du passage de son diplôme, en 2010 : le jury l’avait recalé, en lui disant que son travail aurait fait un beau diplôme en section arts, mais n’était pas recevable en section design graphique. Le moment avait été assez traumatisant, notamment pour Guillaume qui, sur le coup, a voulu tout abandonner. Mais il s’est accroché, et à présent il ne le regrette pas du tout, car son second passage de diplôme a été bien plus abouti que le premier, dont il est la continuation.

En 2011, il a non seulement obtenu son DNSEP, mais l’a fait avec les honneurs, puisqu’il a obtenu les félicitations. Pendant ses études, Guillaume a été caissier chez Auchan, où on lui disait que « le client doit se souvenir du service, pas de la personne », et contrôleur qualité dans une usine de fabrication de bouteilles qui fonctionnait jour et nuit et où il passait huit heures d’affilée, solitaire, à regarder défiler des bouteilles dont les ratées devaient être mises au rebut. Des métiers difficiles, répétitifs, et assez peu créatifs, donc.
Après sa sortie de l’école, Guillaume a passé quelques mois au Canada, puis a commencé à regarder les offres d’emploi et de stages à Paris — bien que très attaché au Havre, il a toujours voulu travailler ailleurs, à Paris ou, pourquoi pas un jour, à l’étranger.

Un an après sa sortie de l’école, il a été embauché par une marque de prêt-à-porter en vogue, comme illustrateur. Il n’y fait pas que dessiner, il effectue un travail quotidien de veille, va voir des expositions, fait des voyages,… Son métier change chaque jour (on est loin des caisses de supermarché ou du contrôle-qualité des bouteilles de verre) et il peut s’amuser avec ce qui constituait précisément son matériau de base lorsqu’il était étudiant : l’imagerie de la culture populaire. Il regrette un peu de ne plus avoir aucun temps pour créer en dehors de ses heures de travail (qu’il ne compte pas), mais au fond, c’est logique, puisque ce qu’il fait est déjà ce qu’il aime faire. Je note cette phrase, qui fait plaisir : « Je fais ce que j’ai toujours aimé faire ».

De ses années d’étude, il a tiré un certain niveau d’exigence, notamment conceptuelle : il y a à présent un raisonnement, une méthode et des références derrière chaque chose qu’il produit. Ce qui est à la fois fertile et pesant — pesant au sens où il ne s’autorise pas à travailler purement d’instinct, sans s’imposer de contraintes. Il regrette en revanche le faible temps qu’il a consacré à l’apprentissage des langues1, dont il mesure l’importance à présent qu’il doit collaborer avec des gens du monde entier. Il est un peu nostalgique du confort des études, pour les moyens d’expérimentation dont on y dispose autant que pour les liens que l’on y tisse, et il se serait bien vu continuer quelques années de plus s’il avait existé un cursus de troisième cycle.

Guillaume a connu plusieurs faux-départs. Il n’est pas entré dans l’école immédiatement, il n’a pas eu son diplôme du premier coup, mais le résultat est là : aujourd’hui, il fait ce qu’il a toujours voulu et ce qu’il a toujours aimé faire.

  1. L’enseignement des langues est un problème récurrent de toutes les écoles d’art françaises que je connais : quelle que soit sa bonne volonté, un unique enseignant en anglais s’occupe en général de cent cinquante ou deux cent étudiants, aucun moyen n’est sérieusement mis en œuvre pour arranger ça. []

Kevin Cadinot

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Lieu : bar-hôtel Les Capucines, cours de la République, Le Havre

Kevin est entré à l’école supérieure d’art du Havre en 2008 et en est sorti en 2013. Il est né en 1980, ce qui a fait de lui un « vieil étudiant », puisqu’âgé d’une dizaine d’années de plus que la plupart de ses camarades de promotion. Ce décalage peut être problématique — ça s’est déjà vu — mais lorsque les étudiants sont déterminés, lorsqu’ils jouent le jeu, c’est au contraire une chance pour l’école. Ils amènent avec eux une expérience de la vie un peu plus étendue que celle des étudiants tout juste sortis du lycée, ils savent ce qu’ils cherchent et ils sont émancipés de l’attitude plutôt passive qui est encouragée tout au long de l’éducation secondaire.

Il fait partie des étudiants qui étaient plus faits pour l’indépendance et l’exigence des études supérieures que pour le cursus précédent : après la première, il s’est orienté vers une professionnalisation par un apprentissage, se sentant mal adapté au système.
Il n’a pas le bac.

Kevin a envisagé la mécanique et la carrosserie, mais est finalement devenu couvreur, passant par le compagnonnage, qu’il n’a jamais achevé. Je dois dire que je me projette un peu dans cette description : je n’ai pas le bac non plus, j’ai passé trois ans dans un lycée professionnel, dont je n’ai pas validé le CAP, et ce n’est qu’une fois arrivé dans le supérieur que j’ai commencé à avoir envie de faire et d’apprendre parce que, enfin, j’étudiais pour moi-même et non pour me fondre dans un moule aux buts plus ou moins incompréhensibles.

Il a ensuite été chauffeur routier pendant six ans, en France et en Grande-Bretagne. Parallèlement, il s’est toujours intéressé à la photographie, et a tenté de se faire financer une formation dans le domaine par le Fongecif, qui la lui a refusé. Sur le conseil du photographe Olivier Roche, qui avait été le technicien-photo de l’école d’art, il s’est inscrit aux cours péri-scolaires afin d’y préparer le concours d’entrée, pour lequelle ma collègue Élise Parré l’a soutenu et s’est démenée pour qu’il puisse intégrer le cursus avec une dérogation, condition nécéssaire pour les étudiants au parcours atypique, non-bacheliers et ayant atteint ou dépassé vingt-six ans.

Même si je l’ai beaucoup croisé, je n’ai pas eu Kevin comme étudiant pendant ses quatre premières années d’études, puisqu’il avait choisi la section art (j’enseigne en design graphique), mais il est souvent venu me voir, pendant son année de diplôme, pour discuter de son mémoire — un mémoire très peu scolaire, comme on s’en doute, et très intéressant.

De ses années d’études, Kevin retient la rencontre avec des gens qui se posent des questions proches des siennes sur le monde et la création, et qui le confortent dans la voie qu’il a choisie. À peine arrivé dans le « grand bain », il compte montrer son travail autant que possible, mais réfléchit aussi à pousser encore un peu plus loin ses études par le biais d’un post-diplôme.

Il a été sélectionné pour la prestigieuse exposition de la Jeune création, en octobre prochain.

Son site : kevincadinot.fr
À propos de son travail : Kévin Cadinot, dans l’inachèvement de la forme
Mise à jour : depuis la publication de cet article, Kévin a été chargé de scénographier un certain nombre d’expositions à la Bibliothèque universitaire et à l’école d’art du Havre, à la Fiac, à l’Esam de Caen ou encore au centre national du graphisme à Chaumont.