Lise a deux noms : Pigeon, et Hendrix. Le côté Pigeon, sa famille paternelle, est constituée de commerçants du Havre. Une famille stable et plutôt sage. Hendrix, c’est le nom de sa mère, qui est d’ascendance néerlandaise d’un côté2, et, du côté maternel, mi-sicilienne, mi-serbe. Devenue brutalement veuve sur fond de fait-divers, son arrière grand-mère avait dû quitter la Sicile précipitamment, sans argent mais avec trois enfants. Elle a atterri en Tunisie, où ses enfants ont appris le Français et pris la nationalité française. C’est à Djerba que sa fille, la grand-mère de Lise, donc, a fait la rencontre improbable d’un soldat français, né en hollande, avec qui elle est partie vivre en Normandie. Les Hendrix sont le côté cosmopolite, artiste et rock’n’roll de la famille — littéralement rock’n’roll, puisque son oncle, Serge Hendrix, qui lui a appris la guitare, a longtemps tourné avec Little Bob.
Lise, née au Havre, a grandi dans la partie haute de la ville. La voie artistique a toujours été une évidence pour elle : quoi faire d’autre ? Elle a notamment été encouragée par un prof d’arts plastiques au collège. En 2012, tout juste bachelière, pas encore majeure, elle a passé le concours d’entrée de l’école d’art du Havre, l’évidence, cette fois, était géographique et économique. En seconde année, elle a choisi la filière « art » plutôt que la section « design graphique ». Ses attentes étaient grandes mais son souvenir de l’école est en demi-teinte. Si elle a apprécié la découverte des ateliers et des pratiques (montage vidéo, labo argentique, volume,…), et quelques rencontres avec des enseignants, techniciens, ou d’autres élèves, elle a plutôt souffert d’un manque d’encouragements de la part de l’équipe pédagogique, et aussi de sa propre timidité et de ses difficultés à assumer son travail. À trouver sa place. Elle voulait faire de la photographie, mais un enseignant l’en a vite découragée, lui disant que cette activité était utile pour documenter une production artistique mais pas en tant que forme d’art autonome. Elle ne m’a pas dit quel collègue lui avait sorti ce discours du XIXe siècle, mais elle s’est pliée au conseil et s’est plutôt exprimée par le dessin. Rétrospectivement, elle se dit que l’école l’a aidée à se construire, à s’affirmer, à ne pas tenir compte de ceux qui lui faisaient douter de ses choix.
De mon côté, j’ai le souvenir d’une étudiante à l’esprit vif, qui était venue me voir (ce qui n’était pas courant, mes cours n’étaient pas dans l’emploi du temps des étudiants de la section Art) avec un projet numérique très sensible qui transformait un épiderme infini en carte interactive. Elle garde un bon souvenir de tout ce qui cassait la routine scolaire, notamment les « workshops » et les voyages d’école : Londres, Venise, et même New York ! Considérant les budgets actuels, plutôt tendus, imaginer qu’une étudiante ait pu faire de tels voyages en trois ans seulement semble apparaître à un passé légendaire. Et Lise ne s’est pas arrêtée à ces trois voyages. Sitôt son DNAP (équivalent Licence) en poche, inscrite en quatrième année, elle a décidé de partir grâce au programme Erasmus à Volda, ville étudiante norvégienne. Et elle n’est jamais revenue à l’école.
À Volda, elle s’est sérieusement remise à la photographie, étudiant notamment auprès de Stuart Franklin, un ancien directeur de l’agence Magnum. Être en Norvège l’a forcée à devenir rapidement bilingue… en Anglais. Elle n’a pas eu de peine à s’habituer au sentiment de sécurité et à la proximité de la nature (elle suivait un cours nommé Outdoor media production !), aux locaux universitaires accessibles jour et nuit, ni à l’étrange mélange de réserve — de froideur, diraient certains —, de franchise et de bienveillance qui caractérise les scandinaves. Parmi ses camarades d’étude se trouvait un étudiant roumain, Vlad Săcăleanu, professionnel du tir au pistolet, qui était parti en Erasmus avant tout pour échapper à une carrière sportive qui durait, si je calcule bien, depuis sa pré-adolescence. L’Idylle fut autant créative et intellectuelle qu’amoureuse. Ils ne sont aujourd’hui plus un couple mais vivent sous un même toit, travaillent ensemble3 et restent les meilleurs amis du monde.
Lise et Vlad ont décidé d’effectuer un second semestre à Volda. Les frais d’inscription ou de logement étaient raisonnables, mais le coût de la vie en Norvège est prohibitif et les deux jeunes artistes, de plus en plus sensibles aux enjeux écologiques, se sont mis au dumpster diving, c’est à dire à fouiller dans les poubelles (fort propres !) de Volda pour y trouver de quoi faire des festins.
Après cette année d’étude, Lise et Vlad ont décidé de partir à Iași, seconde ville de Roumanie après Bucarest. Puis de revenir en Norvège, puis d’aller vivre six mois à Bordeaux,… Leur projet était de se constituer une clientèle en tant que professionnels de l’image, tout en s’engageant dans des projets plus personnels. Ce qu’ils ont fait en montant le film documentaire Virgo, fruit d’une interrogation sur l’état alarmant des forêts de Roumanie que la société Ikéa, premier propriétaire privé du pays, est accusée de massacrer, ruinant l’habitat de la plus grande population d’ours, de loups et de lynx d’Europe. Le road-trip a duré cinquante-cinq jours et a aboutit à un constat moins négatif que prévu, sous forme d’un film non-verbal, contemplatif. D’abord présenté au festival Pelicam (à Tulcea, dans le delta du Danube), dédié au documentaires consacrés à l’environnement, le film a fait le tour du monde. Cette première expérience a convaincu Lise de reprendre des études, toujours en Norvège, en suivant une formation de production audiovisuelle de deux ans, à peine perturbée par la pandémie. Parallèlement à ses études, elle a dispensé des cours de photographie à l’invitation d’une enseignante panaméenne. Lise et Vlad ont rencontré des ONGs écologistes, des chaînes comme Netflix, et se sont constitué, depuis Le Havre cette fois, une clientèle et même quelques contrats très rémunérateurs en tant que monteurs, notamment pour les réseaux sociaux.
Vlad possédait un terrain situé à une quarantaine de minutes de Iași, attenant à des terrains possédés par plusieurs amis, qui forment désormais une propriété ceinte, où Lise et Vlad ont construit la maison qu’ils habitent désormais, une maison en bois, écologique, dont ils ont documenté la construction sur Youtube, où ils font de la permaculture et où Lise se verrait bien accueillir des résidences artistiques. Lise continue de bourlinguer entre France, Norvège et Roumanie, pays qu’elle aime beaucoup. Mais si elle voyage, ce n’est jamais en touriste. Et elle se concentre aussi sur elle-même : « quand on voyage beaucoup, il faut se sentir chez soi en soi ». Avec le temps, elle sent qu’elle a appris à faire en sorte que les choses se passent.
Aujourd’hui, Vlad veut se lancer dans le cinéma de fiction, et Lise, qui compte accompagner cette aventure, continue de s’intéresser à divers sujets qu’elle relie : le corps, le mouvement, la danse, la nature, la musique, l’écriture, le portrait. Elle aimerait trouver un éditeur pour un livre qu’elle a écrit pendant la période du Covid, un étrange objet à mi-chemin entre développement personnel et enseignement de la technique de la photographie. Ça, et beaucoup d’autres projets.
À trente ans (elle est née en 1994), Lise se sent bien dans sa vie, elle fait ce qu’elle aime faire, mais si son passage par l’école d’art l’y a amenée, c’est plutôt par la négative, parce que c’est le sentiment dépressif, sombre et même malsain (ses mots) qu’elle éprouvait au Havre qui l’a amenée à aller respirer l’air des fjords et de la forêt primaire roumaines.
Le compte Instagram de Lise
La chaîne Youtube VolodHendrix et le film Virgo (présentation)
Le compte Instagram VolodHendrix
- Message aux personnes en arrière-plan : je peux masquer vos visages si vous le souhaitez. [↩]
- J’imagine que le nom d’origine était Hendriks. [↩]
- Leur nom en tant que duo de créateurs est VolodHendrix. [↩]