Jean-Michel Géridan

Le 15 avril 2016 dans la cafétéria du Palais de Tokyo, où Jean-Michel était venu présenter le travail de recherche de l'école d'art de Cambrai, qu'il dirige depuis deux ans.
Le 15 avril 2016 dans la cafétéria du Palais de Tokyo, où se tenait l’événement Vision-recherche en art et design. Jean-Michel y était venu présenter les réalisations de l’école supérieure d’art de Cambrai, qu’il dirige depuis un peu plus de deux ans.

Jean-Michel est né en 1977, l’année de la sortie de Star Wars et, me signale-t-il rigolard, de la chanson Big Bisou.
Ses ancêtres sont des paysans des Antilles : Guadeloupe du côté de sa mère, Martinique pour son père. Et plus loin encore, des Indes françaises. Il a grandi entre Paris, où travaillait son père, ingénieur, et un minuscule village près de Reims1, où vivait sa mère, employée de la fonction publique hospitalière. Il a toujours aimé dessiner. Il se souvient qu’enfant, il aimait faire des expériences avec son mini-projecteur de cinéma, pour lequel il n’avait qu’une séquence d’une vingtaine de secondes : la mort de Bambi. Ce sont un peu ses débuts dans le domaine des dispositifs multimédia. Dans sa famille de descendants d’esclaves, d’ouvriers agricoles, d’éleveurs de chèvres ou de bœufs, ne bénéficiant pas d’un capital culturel important, la voie logique de la promotion sociale aurait été qu’il devienne fonctionnaire de l’Éducation nationale, ou bien militaire. À la maison, la France n’est pas une abstraction, on ne parle pas hindi ou créole, on est « enfant de la République ». Jean-Michel m’a au passage confié qu’il a vite appris que, quand on est un jeune à la peau un peu foncée dans un petit village de Champagne, il faut sans cesse prouver sa légitimité, en faire deux fois plus, ne pas avoir de mauvaises fréquentations et éviter toute source d’ennuis : même s’il écoutait Nirvana adolescent, pas question de s’habiller comme Kurt Cobain.
Malgré le décalage culturel, personne ne l’a découragé de s’intéresser aux arts et de s’engager dans des études en rapport. Il faut dire qu’il a très tôt été capable de financer son autonomie, grâce à des emplois divers : agent de sécurité, portier ou vigneron. Jean-Michel est entré dans un lycée d’arts appliqués, à Reims. Il se souvient avoir été frappé par une conférence au Centre Pompidou, donnée par Éric Suchère, historien et théoricien de l’art, poète, et enseignant, qui lui a donné envie d’entrer à l’école d’art de Reims. Ce qu’il a fait. Là, outre Éric Suchère, il a notamment rencontré Jeff Rian, grâce à qui il découvre l’existence d’une scène artistique new-yorkaise contemporaine, et Bernard Gerboud2. Il se souvient d’une réflexion que lui a fait à l’époque Jérôme Rigaud, étudiant comme lui : « ce ne sont pas les profs qui font la qualité d’une école d’art, ce sont ses étudiants ». Après trois ans, titulaire d’un diplôme national d’arts plastiques, Jean-Michel a eu envie de changer d’air. Nettement focalisée sur le design, la direction de l’époque ne cherchait pas spécialement à retenir les étudiants ou les enseignants marqués « art », discipline à laquelle Jean-Michel était très attaché, même s’il se considère aussi autant comme designer et n’a pas eu une carrière d’artiste, comme on le verra un peu plus loin.

Jean-Michel est arrivé à l’Université Paris 8 en 1999, orienté vers ce lieu par son professeur de Reims, Bernard Gerboud, pour y entamer un Master. Il y a eu comme enseignants des gens très portés sur les nouveaux médias tels que Jean-Louis Boissier, Liliane Terrier,  Aline Giron, Fabien Vandame, Anthony Keyeux, et moi-même, et s’est lui-même engagé dans le domaine. Lorsqu’il est arrivé à Saint-Denis, le propriétaire de son logement a remarqué son pantalon taché de peinture et lui a fait jurer de ne pas salir l’appartement. Il n’a plus peint dès lors, et s’est engagé intensivement dans les nouveaux médias et l’interactivité.
Un jour, lors du vernissage d’une exposition, Jean-Louis Boissier lui a dit (ça l’a marqué) : « je n’aime pas ce que tu fais, mais ça me semble quand même intéressant, veux-tu rejoindre l’équipe ? ». Ce qui lui était proposé là était en fait d’intégrer le post-diplôme Atelier de recherches interactives, aux arts décoratifs de Paris, mais allait aussi signifier assez vite pour lui d’intégrer l’équipe de recherches Esthétique des nouveaux médias, et, comme chargé de cours, l’équipe pédagogique de l’université Paris 8. Jean-Michel, comme nombre de ses camarades de promotion à l’Atelier de recherches interactives, avait déjà une activité professionnelle soutenue dans la communication ou le web, mais ça ne l’a pas empêché de s’engager sérieusement dans ses études, et de participer, dans ce cadre, au projet Jouable, consacré à l’invention de dispositifs interactifs et fédérant des énergies à Paris, Kyoto et Genève.
Lors d’une conférence à Paris 8, Pierre Bismuth — qui avait déjà participé au film Eternal sunshine of the spotless mind mais n’était pas encore auréolé de son oscar — a dit : « tout le monde est artiste, mais ça, seul l’artiste le sait », phrase qui a beaucoup marqué Jean-Michel et l’a même convaincu de ne plus chercher à être artiste lui-même. Exposer des travaux, donner des moyens de production à des auteurs, former des artistes, oui, mais plus se considérer comme un artiste. Toujours vers cette époque à l’université, il passe un DEA et s’inscrit en thèse (thèse qui est à présent en suspens).

Il démissionne de sa charge de cours à l’université après deux ans (et juge rétrospectivement avoir été un peu jeune à ce poste — il était dans sa petite vingtaine lorsqu’il a commencé), et est aussitôt embauché par l’école des arts décoratifs. Certains traits de l’école lui déplaisent, notamment le rejet par les enseignants plus âgés de l’identité graphique imaginée par le duo M/M Paris. Après deux ans, il quitte les Arts décoratifs (où il sera tout de même régulièrement rappelé pour organiser des workshops) et entre à l’école des Beaux-Arts de Paris, où il s’occupe du pôle nouveaux médias. Il y passe quelques années, mais il voit rouge le jour où l’on rechigne à lui accorder un congé paternité. Il décide alors de quitter l’école. Au même moment, il apprend que l’école d’art du Havre recrute un enseignant d’un profil correspondant au sien. Il connaissait déjà quelqu’un dans la place — à savoir moi.
Lorsqu’il s’est présenté à l’audition, à laquelle j’ai participé, j’ai tenté d’être impartial et de ne pas influencer le directeur : les trois autres postulants avaient de vraies qualités, et sur le coup, j’ai même placé Jean-Michel ex-æquo avec une autre personne, mais je n’ai pas dû le dire d’une manière très convaincante, car ceux qui se trouvaient là sont aujourd’hui encore persuadés que je favorisais franchement Jean-Michel. De fait, je n’ai pas été malheureux que ce soit lui qui soit sélectionné. Pendant l’entretien, le directeur de l’école d’art du Havre avait demandé à Jean-Michel, s’il était choisi, comment il comptait s’organiser, puisqu’il vivait en région parisienne. Jean-Michel a répondu du tac au tac : « je viendrai habiter au Havre ». Je me souviens m’être dit qu’il en faisait un peu trop, sachant notamment qu’il avait son atelier et la société qu’il avait fondée avec Thomas Cimolaï à Paris. Mais dès son embauche, il s’est effectivement mis en quête d’un appartement, et s’est vite installé dans la ville avec sa petite famille : son épouse, que je compte bien interviewer à son tour un jour puisque je l’ai aussi connue étudiante, et leur fils. La première mission de Jean-Michel, arrivé au printemps, a été d’accompagner les étudiants de cinquième année pour la dernière ligne droite de leur diplôme, ce qu’il a fait avec succès. Puisqu’il est très sociable, il est rapidement devenu l’ami de toute la ville, et c’est grâce à lui que j’ai pu à mon tour connaître vraiment toute la partie de l’équipe pédagogique que je ne fréquentais que très épisodiquement, puisque j’étais à mi-temps. Bref, tout nouveau venu qu’il ait été, Jean-Michel m’a aidé à m’intégrer dans une ville où j’étais déjà prof depuis quatre ans lorsqu’il y est arrivé. Avec lui, aussi, dans le cadre du laboratoire de recherche de l’école, j’ai écrit un livre sur le langage Processing qui continue d’être vendu au même rythme trois ans après sa sortie et a même dû être réédité, ce qui constitue un exemple de longévité peu typique dans le domaine des manuels informatiques. Nous avons aussi publié, avec Bruno Affagard, un troisième collègue, un livre consacré à la plate-forme Arduino. Jean-Michel a par ailleurs activement participé à la manifestation Une saison graphique. Son dernier grand défi au Havre aura été de fonder les éditions Franciscopolis avec notre collègue commun Yann Owens. Là encore, un beau succès.

Alors qu’il était dans sa dernière année au Havre, Jean-Michel s’est senti un peu lassé de la routine de l’enseignement et, pire, s’est dit qu’il remplissait moins bien la tâche qu’il ne l’aurait voulu, ce que lui a d’ailleurs confirmé une étudiante — certains étudiants savent être directs, comme ça —, qui lui a dit qu’il n’était plus le prof qu’elle avait apprécié deux ans plus tôt. Il aurait bien été tenté par la direction des études de l’école d’art du Havre (entre temps fusionnée avec celle de Rouen, et devenue un établissement de taille importante), mais il a surtout postulé pour le poste de directeur de l’École supérieure d’art et de communication de Cambrai, que l’ancienne directrice, Christelle Kirchstetter, quittait prématurément pour prendre des fonctions identique aux Beaux-Arts de Nîmes. Je dois dire que j’imaginais désormais mal l’école sans Jean-Michel, et lorsque la nouvelle de son possible départ s’est diffusée, j’ai pu constater que je n’étais pas le seul dans mon cas. Mais en même temps, comment lui souhaiter autre chose que d’évoluer dans le sens qui l’intéressait et pour lequel sa compétence ne faisait pas de doute ?

Jean-Michel a été choisi pour le poste et il est, depuis 2014 (à trente-sept ans !), le directeur dynamique de cette école bicentenaire. Il a entre autres dû mettre au point un programme de recherche cohérent, imprimer sa marque sur le programme pédagogique et accompagner l’installation de l’école dans ses nouveaux locaux. Le budget de l’établissement est modeste, et Jean-Michel doit courir dans tous les sens pour obtenir des équipements et des fournitures aux plus bas tarifs, et s’occupe lui-même de la communication de l’école sur Internet3. Quand il raconte ses histoires de directeur, avec ses entretiens avec les personnalités politiques ou institutionnelles de divers niveaux (jusqu’à la ministre de la culture Fleur Pellerin, qui est venue visiter l’école), on sent qu’il a un peu changé de monde. Ce qui ne l’empêche pas de suivre de près ses étudiants et leurs travaux, peut-être avec une petite nostalgie de ses années d’enseignement — il anime d’ailleurs ponctuellement des workshops dans d’autres écoles. Avec les chantiers qui se profilent à l’avenir — et notamment le projet de rapprochement des écoles d’art de la région —, mais aussi avec son engagement au sein de l’Association des écoles d’art (Andea), dont il est un des administrateurs élus, j’imagine qu’il passera un peu de temps avant que Jean-Michel s’ennuie et ait envie de partir à la conquête d’autres défis.
Jean-Michel a une vision complète des écoles d’art puisqu’il y a étudié, enseigné et encadré. Sa conclusion, c’est qu’il ne connaît pas de meilleur endroit pour apprendre ce qu’on y apprend.

Le site des éditions Franciscopolis, fondées avec Yann Owens : franciscopolis
Jean-Michel n’a plus de site web personnel mais on peut le suivre sur Twitter

  1. « une sympathique bourgade médiévale du 13e siècle de 800 âmes ». []
  2. Né en 1949, Bernard Gerboud nous a quittés en 2014. Je l’ai eu comme collègue à Paris 8, et avant cela, comme enseignant. []
  3. On peut suivre l’actualité de l’école sur Twitter, sur Facebook et bien entendu sur son site officiel. []

Stéphanie Boisset

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Lieu : La Fourmi, rue des Martyrs, à Paris.

Stéphanie est née en 1975. Elle a grandi dans le Médoc. Sa mère est allemande, ce qui lui a permis de bénéficier d’une double-nationalité qui se révélera sans doute utile administrativement par la suite. Après un baccalauréat littéraire et deux semestres de fac d’Allemand à Bordeaux, elle a eu envie de passer un CAP de photographie, mais aucune école n’a voulu l’accueillir, arguant que, étant bachelière, elle avait déjà un diplôme supérieur au CAP : tout juste majeure, et déjà sur-diplômée ! Elle a malgré tout préparé l’examen par correspondance, en une année, et a décroché son certificat d’aptitude professionnelle. Stéphanie est partie six mois en Australie où elle a découvert Internet, avant que l’on commence à en parler en France, sans en comprendre toute la portée : « je me souviens que la personne qui me montrait, m’a dit : regarde, c’est le vernissage à tel endroit à New York, et que ça m’avait laissé perplexe, je ne voyais pas l’intérêt de regarder un écran qui transmet des images saccadées… alors que la télé le faisait très bien ! ».
Elle a voulu poursuivre ses études dans une école supérieure de photographie à Cologne en « Fotoingenieurwesen », qui lui a semblé un peu technique : beaucoup de chimie et de mathématiques. Elle s’est alors souvenue qu’un de ses profs de l’AFOMAV1 lui avait vanté l’université Paris 8 où, notamment, enseignait Dominique Baqué. Elle a préparé le dossier d’inscription depuis Cologne et y a commencé un cursus en arts plastiques en 1996. Elle a validé successivement son Deug et sa licence, puis une maîtrise, avec Maren Köpp, et, enfin, un DEA, en 2001, avec Liliane Terrier. Sur cette période, Stéphanie me rappelait que, tandis qu’elle finissait son mémoire, elle m’avait écrit à propos d’un programme que je l’avais aidé à écrire2, et je lui avais répondu en terminant mon mail par : « dis-donc, tu as allumé la télé ? C’est la 3e guerre mondiale là ». On était le onze septembre et, absorbée par son travail, Stéphanie n’avait allumé ni télévision ni radio, c’est par Internet, sa seule fenêtre sur le monde ce jour-là, qu’elle a eu la nouvelle.
L’époque où Stéphanie étudiait à Paris 8 était celle du début de l’effervescence générale autour de l’art sur Internet. Elle a par exemple entretenu une correspondance soutenue avec « Mouchette », petite fille éternellement âgée de treize ans, qu’elle a rencontrée en personne alors que son identité (Martine Neddam, on le sait à présent) était un des secrets les mieux gardés du web. L’anecdote est assez belle : Stéphanie était partie à Amsterdam pour une soirée où un homme faisait des dédicaces sous le nom de « Mouchette », mais elle n’y a pas cru et a identifié la véritable « Mouchette », comme Jeanne d’Arc, qui selon la légende, avait désigné sans hésitation le futur roi Charles VII, déguisé en simple courtisan. Toujours à cette période, Stéphanie a participé à des expositions et des actions collectives diverses, dans le domaine de l’art en ligne, par exemple dans le cadre de Free Manifesta. Je pense qu’elle a été la première, parmi mes étudiants, à s’engager si fortement dans ce domaine, et son site archivé (il n’est plus mis à jour mais elle le conserve), boisset.de, peut être décrit comme un ancêtre du blog, au sens de journal en ligne, voire d’extension de sa personne. Pour cette raison, Fred Forest lui avait d’ailleurs consacré deux pages de son livre Net.Art Identité (2008).

Au cours de ses études, pour des stages ou des emplois d’été, Stéphanie s’est régulièrement rendue à Berlin, où elle envisageait d’aller vivre. Elle ne l’a pas fait tout de suite. Tout en commençant une activité de freelance sous le régime de la Maison des Artistes (avec pour premier client La Périphérie), elle a commencé par travailler pour CreativTV, une « chaîne » de télévision en ligne consacrée à l’art contemporain, née longtemps avant Youtube ou Dailymotion, c’est à dire à une époque où mettre des vidéos sur le web était loin d’être facile : problèmes de formats, connexions haut-débit balbutiantes, et public assez réduit. Après un peu plus de deux ans, elle a quitté CreativTV pour partir à Berlin, où elle participe à une exposition collective et rencontre le groupe Public Art avec qui elle travaillera par la suite sur des projets culturels, comme par exemple The Mobile Studios. Elle profite d’abord d’un programme européen pour les demandeurs d’emploi et s’installe le 30 décembre 2004. Au terme de ce programme, elle s’installe pour de bon et rompt avec l’administration française, non sans difficultés : elle a eu du mal à se faire radier des ASSEDICS, qui ne comprenaient pas pourquoi elle renonçait sciemment aux onze mois de chômage qui lui étaient dus : « restez, des gens comme vous [des artistes], il en faut ! ». Elle a obtenu son quitus fiscal, ce qui n’a pas été si facile non plus puisque le Trésor public l’a avertie qu’elle serait bien plus fortement imposée en Allemagne qu’en France : « ça va vous coûter cher ! ».

Depuis treize ans, elle s’occupe de direction artistique pour les sites web de ses différents clients, qu’elle aide à définir leurs besoins, à qui elle propose des budgets et des maquettes. Elle a une idée précise du fonctionnement et des possibilités des langages informatiques mais délègue le développement sérieux à son ancien camarade de fac Blaise Bourgeois, à David Farine ou à une société arménienne, Toort. De ses années d’études en arts plastiques, Stéphanie retient une ouverture sur quantité de domaines divers, qui lui permet aujourd’hui de travailler en bonne intelligence avec des clients photographes, plasticiens ou architectes, mais aussi des petites entreprises. Elle manque de temps, mais pas d’envie, pour poursuivre une production plastique personnelle.

Son site actuel : stephanieboisset.net | Son ancien site : boisset.de | Ses travaux plastiques actuels : daybyday.stephanieboisset.net

  1. Le centre de formation qui a suivi la préparation de la partie pratique de son CAP. []
  2. L’œuvre en question était celle-ci, exposée dans le cadre de l’exposition collective Love me Love me, à La Périphérie. []

Sophie Daste

Ligne 13
Lieu : entre deux stations de la ligne 13 du métro parisien, en revenant d’une soutenance de thèse.

Sophie est née à Toulouse en 1984. Après une courte période en région parisienne, elle est allée vivre à Angoulême où elle est restée de ses huit ans à ses vingt ans. Après le lycée, elle est entrée à l’école de l’image, où elle a passé deux années plutôt désagréables. Elle a décidé d’en partir assez rapidement et a entamé un cursus d’arts plastiques par correspondance, puis à l’université de Bordeaux, et enfin à l’Université Paris 8, où je l’ai rencontrée. Je la voyais tout le temps avec une de ses colocataires, Mariel, que j’interviewerai plus tard et qui a eu un parcours proche. Toutes deux ont obtenu en même temps une bourse sur critères universitaires — très convoitée — et, trouvant qu’il n’y avait pas suffisamment d’heures de cours en arts plastiques, ont entamé un double-cursus en Hypermédias. Comme beaucoup d’étudiants venus à l’université après un temps en école d’art, Sophie et Mariel étaient déjà autonomes, bûcheuses, et adultes, au sens où elles n’allaient pas en cours pour obtenir des notes ni pour faire plaisir aux profs ou aux parents, mais pour apprendre et pour produire.
Même si elle ne garde un souvenir en demi-teinte de l’enseignement à l’école des Beaux-Arts d’Angoulême, donc, Sophie en aura tout de même tiré l’énergie et le niveau d’exigence qui lui ont permis de réussir ses études universitaires ensuite.

Sophie a fini par obtenir un DEA en arts plastiques (j’étais dans son jury), avec un mémoire consacré à la « culture Peter Pan » (cultures otaku et geek), suivi d’un DESS en Hypermédias. Elle s’est ensuite inscrite en doctorat, auprès de Jean-Louis Boissier, en poursuivant son enquête sur les cultures otaku et geek. Dans le cadre de son contrat doctoral, qui a duré trois ans, elle a été amenée à enseigner, notamment sur le « game art », sur les images boards tels que 4chan, sur les jeux massivement multijoueurs (organisant notamment avec Julien Levesque un atelier intensif pendant lequel les étudiants se relayaient jour et nuit pour faire du « gold farming »). Elle a notamment fait manipuler des consoles de jeux de toutes générations à ses étudiants, ou leur a fait étudier de bout en bout le jeu Heavy Rain. Elle a aussi été responsable des mémoires de Licence.

Parallèlement à ses études puis à ses années d’enseignement, Sophie a eu une production artistique notamment avec Karleen Groupierre, Eric Hao Nguy ou encore Adrien Mazaud. Ses projets ont obtenu des prix à Laval Virtuel ou au Cube, et ont été montrés au festival Bains Numériques, aux Cordeliers, aux Arts et Métiers et même au SIGGRAPH Asia, à Hong Kong, où elle a eu l’honneur de voir son travail apprécié (et il y a de quoi s’en vanter) par un vétéran des arts numériques, Jeffrey Shaw.

Aujourd’hui, tout en terminant sa thèse et en continuant sa production plastique, elle donne régulièrement des conférences, par exemple au festival Geekopolis, ou dans le cadre de manifestations liées à ses sujets de prédilection. Elle a des liens avec le département Arts et Technologies de l’image, est membre actif de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines et, comme thésarde, est rattachée au Laboratoire Théorie, esthétique, art, médias et Design de l’Université Paris 8.

Blog : sophiedaste.wordpress.com

César Harada

Lieu : le biohacklab "La paillasse", à Paris, où César a fait une de ses trop rares apparitions à Paris.
Lieu : le biohacklab « La paillasse », à Paris, où César a fait une de ses trop rares apparitions en France. Comme je voulais profiter de sa présence à Paris pour l’interviewer, il m’a proposé de le faire devant le public venu assister à sa « master class ». Sur la photo, on le voit quelques minutes avant notre intervention, caché derrière un pillier…

César est né en 1983. Il est un « enfant de la balle », puisque son père est Tetsuo Harada, sculpteur et professeur à l’école d’architecture de Versailles. Pas de hasard, pas de déclic, pas de lutte qui l’auraient amenés au métiers de la création : il est né dedans.

César a vécu à Saint Malo, puis est venu au lycée à l’école Boulle, à Paris, où il a eu une scolarité difficile (il se considère comme le cancre de sa famille), mais s’en est tout de même tiré avec une mention « très bien » au baccalauréat. Il est ensuite entré aux Arts décoratifs de Paris, en section animation, tout en fréquentant les ateliers de l’École supérieure de création industrielle, qui l’attiraient parce qu’il y voyait les étudiants travailler la nuit. Ce n’est que le début, pour César, d’une formidable collection de cartes d’étudiants, puisqu’il est aussi passé à Central St Martins et au Royal College of art, à Londres, plus tard au MIT, à Boston (comme chef de projet, cette fois), et même à l’Université Paris 8, en arts plastiques, où, m’a-t-il confié, il s’était surtout inscrit pour disposer d’un statut d’étudiant en France et intégrer le club local de judo. Il fréquentait pourtant quelques cours, dont le mien, et j’en garde un souvenir assez net. Alors que j’ai tendance — comme praticien ou comme enseignant — à limiter mon travail aux bords de l’écran, César me parlait beaucoup de projets tangibles, d’électronique « libre », et je trouvais son goût pour le bricolage sérieux admirable.

À côté de ses études, pour vivre, César a beaucoup travaillé dans le bâtiment, sur des chantiers. Il a aussi enseigné, par exemple à l’université londonienne Goldsmith, et il enseigne d’ailleurs toujours beaucoup. Grand voyageur, il est adepte de la débrouillardise pour se loger ou pour travailler : il profite des canapés de ses nombreux amis dans le monde, a construit une yourte sur le toit de l’un d’eux à Londres, et aménagé des espaces délaissés à Hong-Kong ou en Louisiane.

Mû par des préoccupations écologiques, il a développé depuis Nairobi, au Kenya, un système de veille participative pour évaluer la progression de la pollution. En 2010, la marée noire dans le Golfe du Mexique l’amène à la Nouvelle Orléans, où il utilise d’abord des ballons aériens pour photographier les nappes de pétrole sans la permission de British Petroleum, puis, en observant les opérations de dépollution, se met à rêver d’un drone maritime à coque articulée, énergétiquement autonome, capable d’absorber le pétrole. Il réunit une équipe et se lance dans le projet Protei, qui, après des années fructueuses en prototypes, vient d’aboutir à une première déclinaison commerciale — vendre des objets lui semble la manière la plus honnêtes pour financer son travail. Membre du réseau Ted, il présente son travail un peu partout. De loin, on a l’impression que César a une existence de rêve, qu’il est une sorte de Commandant Cousteau du design. Il pourrait bien le devenir, il le mérite, et en fait, je pense que c’est son destin. Je l’imagine bien effectuant ses tours du monde sur un cargo-atelier, filmant les sacs plastiques qui polluent les mers et inventant des solutions pour y remédier. Mais dans la pratique, il jongle avec très peu de moyens et se demande régulièrement comment financer ses projets et comment rémunérer les gens qui travaillent avec lui. Il court derrière les subventions, les partenariats, les récompenses, et le fait en se tenant à une éthique personnelle forte (tout ce qu’il produit est sous licence libre, notamment) qui le rend méfiant vis à vis des tentatives de récupérations médiatiques qui se feraient au service de projets contraires à l’ordre des priorités qu’il a choisi de se fixer : la nature d’abord, les gens ensuite, la technologie après, et enfin, l’argent. L’inverse exact du « business as usual », donc.

Sites : Protei.org | Cesarharada.com | Twitter : @cesarharada

Inès Jerray

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Lieu : Thé Troc, rue Jean-Pierre Timbaut, Paris 11e arrondissement.

Inès a grandi en Tunisie, où elle est née en 1977. Son père est tunisien, sa mère française. Elle a vécu quelques années au Qatar, puis est revenue passer ses années de lycée à Tunis. Après le baccalauréat, ignorant tout de l’organisation des études artistiques en France, elle est partie étudier les arts plastiques à l’Université de Montpellier, où elle n’a pas vraiment trouvé sa place : l’absence de cadre et l’esprit général plutôt classique l’ont laissée insatisfaite. Elle a effectué une mise à niveau arts appliqués, qui lui a nettement plus plu.

Partie pour Paris, elle a tenté d’entrer à l’Université Paris 1 (Saint Charles), ce qui lui a été refusé, puis à l’université concurrente, Paris 8 (Saint-Denis), où on lui a fait la même réponse : elle n’avait pas un bac de l’année, elle n’était pas du secteur, donc il n’y avait pas de place pour elle. Heureusement, elle n’était pas toute seule dans son cas. Conseillés par l’Unef, Inès et une petite troupe d’étudiants sans université ont fait le pied de grue devant le bureau du président, avec djembé et couverture médiatique. Ils ont eu gain de cause, et pour eux, on a ouvert l’annexe de la rue d’Amiens, à Stains, dans des préfabriqués. Éloigné de l’université, situé dans un quartier peu riant, l’annexe de la rue d’Amiens a rapidement eu une réputation épouvantable, mais en attendant, ce groupe d’étudiants a profité des cours pêchus de Thomas Hirshhorn (« Énergie oui, qualité non », était le titre de son cours où, pour la première fois, Inès a utilisé un caméscope), Jean-Charles Massera, Wang Du, Christophe Domino, Antoine Moreau ou encore Guy Tortosa1. C’est là qu’a été fondée l’association Cortex, qui a amené à l’époque une certaine vigueur à Paris 8. Entre le mouvement de protestation pour obtenir le droit d’étudier et l’isolement de l’annexe de Stains, Inès s’est instantanément fait des amis.

Après deux ans, cette bande d’étudiants très soudée est revenue sur le site principal de Paris 8, à Saint-Denis, et s’est un peu dispersée. À cette époque, elle s’est intéressée aux cours estampillés « multimédia », comme celui de Jean-Louis Boissier. À cette époque, je donnais un cours à l’objet un peu flou, entre multimédia, langages du web, et bande dessinée.
Inès a passé un peu moins d’une année aux Beaux-Arts de Brera, à Milan, en Erasmus, où elle a suivi des cours académiques ou techniques, plutôt appréciables après trois ans à Paris 8. Rentrée en France, elle a enchaîné plusieurs contrats à la Poste de l’Hôtel de ville, pour vivre, mais aussi pour s’acheter un caméscope. Elle voulait suivre une formation pour apprendre la vidéo, mais La Poste n’en proposait pas. Elle s’est inscrite à un atelier vidéo dans un centre d’animation, pour pouvoir pratiquer. Toujours à la même époque, avec quelques amis étudiants, elle a édité un petit ouvrage collectif de dessin, distribué dans les librairies de bande dessinée.

Inès a soutenu sa maîtrise avec Liliane Terrier, puis a intégré la seconde promotion de l’Atelier de Recherches Interactives, aux Arts-décoratifs de Paris, tout en s’inscrivant en seconde année de licence cinéma à Paris 8, où elle a plus tard passé un DEA d’arts plastiques, toujours avec Liliane Terrier.
Au cours de ces années, Inès a fait tous les petits boulots : hôtesse, employée d’un bureau de monitoring médical, ou même télé-opératrice chez Europ Assistance. Elle a aussi fait des stages pour un magazine, des sociétés de production audiovisuelle, et animé des ateliers d’arts plastiques pour des enfants ou des adolescents. Elle a aussi fait partie de l’équipe du projet « Jouable », qui s’est terminé avec une exposition à l’école des Arts décoratifs de Paris.

Chaque fois qu’elle rentrait en Tunisie, elle s’y sentait un peu plus étrangère que la fois précédente et elle a décidé de postuler pour y revenir, comme enseignante en art.
Devenue enseignante aux Beaux-Arts de Sousse en 2006, elle s’est retrouvée sans grande préparation face aux étudiants dans un amphithéâtre, avec mission d’y enseigner l’histoire de l’art médiévale, qu’elle a dû apprendre — enseigner force à apprendre. Elle enseignait en même temps les techniques de l’audiovisuel, qu’elle pratique. Devenue titulaire, elle a ensuite été affectée à Kairouan où elle enseigne l’illustration et les techniques d’expression graphiques.

Inès voulait terminer le travail de recherche qu’elle avait entamé, en démarrant une thèse (l’œuvre d’animation, lieux d’expériences cognitive et sensorielle), qui a finalement été suivie en co-tutelle par un professeur de Tunis et un autre d’Arras. Elle l’a soutenue en juin dernier.

  1. Maxence Alcalde, qui étudiait à la même époque au même endroit, s’en est souvenu sur son blog. []