Il y a quelques années, Agnès Maupré a publié chez Futuropolis un Petit Traité de Morphologie qui m’a interpellé, puisqu’il était consacré à la dernière année de cours de Jean-François Debord aux Beaux-Arts de Paris. Jean-François Debord est un des enseignants dont les cours m’ont le plus marqué lorsque j’étais moi-même étudiant, au point que je l’ai suivi trois ans de suite, deux jours par semaine, sans avoir besoin de le valider et alors que je boudais d’autres cours pour lesquels il m’aurait fallu des notes. Un peu plus tard, je suis tombé sur un second album d’Agnès Maupré, Milady de Winter, publié chez Ankama, que j’ai trouvé intelligemment scénarisé, en plus d’être servi par un dessin fluide et vivant. Tout cela m’a décidé, sans la connaître en personne, à inviter Agnès à rencontrer mes étudiants à l’Université Paris 8, dans le cadre du cycle de conférences que j’organise sur la bande-dessinée. Je voulais la voir avant, pour préparer la séance (j’étais peu expérimenté, à présent je ne fais plus ce genre de choses), mais cela semblait difficile, me dit-elle, puisqu’elle n’était pas parisienne, elle habitait… Le Havre. Je lui ai appris que j’étais moi-même enseignant au Havre un jour par semaine, et nous nous sommes donc vite rencontrés à la brasserie du restaurant universitaire, face à l’école.
Très vite, nous sommes devenus amis, mais surtout, grâce à cette rencontre fortuite, Agnès a enfin pu fréquenter des havrais, comme Jean-Michel Géridan ou Mariina Bakic : marseillaise d’origine et sociable de tempérament, elle était apparemment un peu malheureuse dans cette ville où, immigrée de fraîche date, elle ne connaissait plus ou moins que son compagnon, venu travailler pour le grand groupe industriel de la ville.
Lorsque le Master de création littéraire a été lancé par l’école d’art et par l’université du Havre, Agnès s’y est inscrite, ce qui fait que je l’ai eue comme étudiante alors qu’elle a publié bien plus de livres que moi, que je la connaissais déjà, que j’avais une certaine admiration pour son travail et qu’elle était même déjà titulaire d’un diplôme de grade Master 2 — son DNSEP des Beaux-Arts de Paris. Elle est donc un cas assez atypique parmi les anciens étudiants évoqués sur ce blog.
Agnès est née en 1983. Depuis toute petite elle voulait être écrivain, mais elle a finalement réussi à se convaincre (ou à se faire convaincre) qu’elle n’en n’était pas capable. Alors qu’elle était au lycée, on lui a mis des bandes dessinées entre les mains : Alberto Breccia, Joann Sfar et Daniel Clowes. Il y a pire introduction ! Agnès constate que les complexes qu’elle a vis à vis de l’écriture disparaissent lorsqu’elle dessine. Après son bac, elle s’inscrit en mise à niveau arts appliqués, aux Beaux-Arts de Marseille (où elle ne mettra pas un pied) et enfin en école d’architecture, puisque le métier rassurait les parents. Parents qui n’ont pas cessé de la soutenir lorsqu’elle a abandonné l’architecture avec comme projet professionnel la bande dessinée. Elle entre aux Beaux-Arts d’Angoulême, ce qui paraissait logique, mais qui ne l’est pas : ce n’est pas une école de bande dessinée, même si un nombre important d’étudiants y entrent pour ça et qu’il y reste quelques enseignants spécialisés dans le domaine. La déception est totale, mais Agnès conserve depuis cette époque une amitié pour un de ses profs, Dominique Hérody, justement un des derniers enseignants en bande dessinée de l’école.
Agnès correspond avec Joann Sfar, par e-mail, et ce dernier lui recommande les Beaux-Arts de Paris, pour les cours de morphologie de Jean-François Debord et de François Fontaine. Elle garde un excellent souvenir de cette époque, considère qu’elle avait plus sa place en tant qu’auteur de bande dessinée dans une école sans lien avec la bande dessinée qu’à Angoulême qui a la réputation d’en faire une spécialité. Elle s’y est fait des amis pour la vie. En guise de diplôme (DNSEP), elle a présenté son travail autour du cours de morphologie de Debord, évoqué plus haut.
Depuis sa sortie des Beaux-Arts de Paris, Agnès a publié plusieurs livres, réalisé des illustrations, mais aussi travaillé sur le film Le Chat du Rabbin, d’après la bande dessinée éponyme de Joann Sfar.
Venue vivre au Havre, donc, elle apprend il y a un peu plus de deux ans que va s’y créer le tout premier master de Création littéraire en France (en fait un des deux premiers, car au même moment, l’Université de Toulouse inaugurait une formation du même genre). En s’inscrivant, Agnès envisageait l’éventualité de l’échec : si les ateliers d’écriture la décevaient, elle apprendrait sans doute des choses sur l’histoire et la théorie de la littérature et si rien ne lui plaisait, elle se serait juste inscrite pour rien. Les deux années de cette première promotion du Master de création littéraire seront pour le moins intenses, autant pour l’équipe pédagogique que pour les neuf étudiants, dont la plus grande part était issue d’un cursus d’écoles d’art (les deux promotions suivantes sont nettement plus composées d’universitaires), dont deux étudiants avaient déjà des carrières d’auteurs et dont l’écart d’âge entre les plus jeunes et les plus âgés était d’une trentaine d’années. Ces étudiants étaient très soudés, très conscients d’être en train de construire quelque chose de neuf et d’important, et Agnès décrit à présent cette expérience comme « géniale ».
Le Master n’est pas validé par un mémoire théorique mais par un travail littéraire, une œuvre. Pour la première année, Agnès a présenté le premier tome de son Chevalier d’Éon, qui a depuis été publié chez Ankama. L’année suivante, elle a présenté un scénario. Ce n’est pas son premier scénario, puisqu’elle a toujours été sa propre scénariste, mais c’est le premier scénario qu’elle ait écrit pour quelqu’un d’autre, en l’occurrence son ami Singeon, rencontré aux Beaux-Arts de Paris des années plus tôt : cette fois, Agnès ne cache plus son écriture derrière sa virtuosité de dessinatrice. Ce scénario, qui est une réécriture de l’histoire de Tristan et Yseult, doit beaucoup aux cours du Master de création littéraire, et notamment à ceux de Laurence Mathey, spécialiste de la littérature médiévale, grâce à qui Agnès a par exemple pu lire avec plaisir François Villon, ce qu’elle n’avait jusqu’ici pas pu faire : parfois, il faut être guidé. Ceux qui ont assisté à la soutenance du diplôme se souviendront d’un riche et bel échange sur Tristan et Yseult entre l’enseignante et celle qui avait été son étudiante.
Son blog : agnes.maupre.over-blog.com | Sur Wikipédia : Agnès Maupré