Assister à son propre enterrement

Une clef pour comprendre ce qu’il y a de plaisant dans l’expérience des fictions de « fin du monde » se trouve peut-être dans un épisode assez marquant des aventures de Tom Sawyer, par Mark Twain.

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Tom, Huckleberry Finn et Joe Harper, partis seuls depuis une semaine sur un îlot sur le Mississippi avec le projet de devenir pirates, sont tenus pour morts par toute la communauté de Saint Petersburg. Ils ont assisté de loin à une battue organisée pour les retrouver — d’abord sans comprendre qu’ils étaient ceux que l’on recherchait puis en trouvant plutôt plaisant d’être ainsi considérés comme les héros du jour, et attendant leur heure pour signaler qu’ils sont en vie. Rentré à Saint Petersburg, Tom s’est glissé chez lui subrepticement pour entendre sa tante Polly le pleurer — et excuser ses espiègleries.

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Un jour avant l’enterrement, les écoliers, notamment la petite Becky Thatcher, se lamentent sur le sort des trois garçons, et tout particulièrement sur celui de Tom :

Cependant, en ce calme après-midi du samedi, la joie était loin de régner au village de Saint-Petersburg. La famille Harper et celle de tante Polly préparaient leurs vêtements de deuil à grand renfort de larmes et de sanglots. Un silence inhabituel pesait sur toutes les maisons. Les enfants redoutaient le congé du dimanche et n’avaient aucun goût à jouer, aucun entrain.

Au cours de la journée, Becky Thatcher se surprit à errer dans la cour déserte de l’école, mais ne trouva rien pour dissiper sa mélancolie.

« Oh ! si seulement j’avais gardé sa boule de cuivre ! soupira-t-elle. Mais je n’ai rien pour me souvenir de lui ! »

Elle s’arrêta et considéra l’un des angles de la classe.

« C’était ici, fit-elle, poursuivant son monologue intérieur. Si c’était à recommencer, je ne dirai jamais ce que j’ai dit… Non, pour rien au monde. Mais, maintenant, c’est fini. Il est parti. Je ne le reverrai plus jamais, jamais, jamais… »

Cette pensée lui fendit le cœur et les larmes lui inondèrent le visage. Garçons et filles, profitant de leur journée de congé, vinrent à l’école comme on va faire un pieux pèlerinage. Ils se mirent à parler de Tom et de Joe, et chacun désigna l’endroit où il avait vu ses deux camarades pour la dernière fois.

…Tom et ses deux amis n’assistent pas à ces scènes, bien sûr, mais Tom n’est pas qu’un personnage du roman, il est aussi un autoportrait de Mark Twain, et le personnage auquel le lecteur s’identifie.

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On peut donc dire, d’une certaine manière, qu’il assiste à ce deuil, et cela devient encore plus vrai le lendemain, alors que les trois gamins se rendent à l’église où ont lieu leurs funérailles, qu’ils laissent se dérouler sans signaler leur présence :

Le lendemain, après l’école du dimanche, le glas se mit à sonner au lieu du carillon qui conviait d’habitude les fidèles au service. L’air était calme et le son triste de la cloche s’harmonisait parfaitement avec le silence de la nature. Les villageois arrivèrent un à un. Ils s’arrêtaient un instant sous le porche pour échanger à voix basse leurs impressions sur le triste événement. À l’intérieur de l’église, pas un murmure, pas un chuchotement, rien que le frou-frou discret des robes de deuil. Jamais la petite chapelle n’avait contenu tant de monde. Lorsque tante Polly fit son entrée, suivie de Sid, de Mary et de toute la famille Harper, l’assistance entière se leva et attendit debout que les parents éplorés des petits disparus se fussent assis au premier rang. Alors, au milieu du silence recueilli, ponctué de brefs sanglots, le pasteur étendit les deux mains et commença tout haut à prier. Puis l’assemblée chanta une hymne émouvante, suivie du texte : « Je suis la Résurrection et la Vie. »

Le pasteur fit alors un tableau des vertus, de la gentillesse des jeunes disparus, et des promesses exceptionnelles qu’ils laissaient entrevoir. Au point que chaque fidèle présent, conscient de la justesse de ces paroles, se reprocha son aveuglement devant ce qu’il avait pris pour des défauts et des lacunes graves chez ces pauvres garçons. Le révérend rappela mille traits qui prouvaient la bonté et la générosité de leur nature. Et tous, en pensant à ces épisodes, regrettaient d’avoir songé à l’époque que tout cela ne méritait que le fouet. Plus le révérend parlait, plus il devenait lyrique. À la fin, l’assistance émue jusqu’au tréfonds de l’âme se joignit au chœur larmoyant des parents éplorés et laissa libre cours à ses larmes et à ses sanglots. Le pasteur lui-même, gagné par la contagion, mouilla de ses pleurs le rebord de la chaire.

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Si les gens avaient été moins accaparés par leur chagrin, ils eussent distingué comme une sorte de grincement au fond de l’église. Le pasteur releva la tête et regarda à travers ses larmes du côté de la porte. Il parut soudain pétrifié. Quelqu’un se retourna pour voir ce qui le troublait tant. Une autre personne fit de même, et bientôt tous les fidèles, debout et médusés, purent voir Tom qui s’avançait au milieu de la nef, escorté de Joe et de Huck aussi déguenillés que lui. Les trois morts s’étaient cachés dans un recoin et avaient écouté d’un bout à l’autre leur oraison funèbre.

(…) Tout à coup, le pasteur lança à pleins poumons : « Béni soit le Seigneur de qui nous viennent tous nos bienfaits… Chantez, mes amis !… mettez-y toute votre âme ! »

Aussitôt, l’hymne Old Hundred jaillit de toutes les bouches et, tandis que les solives du plafond en tremblaient, Tom le pirate regarda ses camarades béats d’admiration et reconnut que c’était le plus beau jour de sa vie.

Assister à son enterrement est un privilège dont chacun est théoriquement privé, mais qui n’a pas joué à se l’imaginer, à se consoler de ses frustrations du moment en fantasmant la peine de ceux qui portent le deuil ? Je soupçonne même que c’est la motivation principale de bon nombre de tentatives de suicide.

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Penser à la fin du monde, c’est aussi se délecter de l’idée d’un deuil du monde, c’est se demander ce que l’on y aime, ce que l’on y regrettera, c’est porter un regard distancié, peut-être nouveau, oublier les petites rancœurs et se concentrer sur ce qui est véritablement important. Enfin quelque chose de ce genre.
Mais avant tout, avoir assisté à la fin du monde, c’est savoir qu’elle n’a pas eu lieu : tout cela n’était qu’un jeu, le moment n’est pas venu. Voilà peut-être d’où naît ce besoin de prophétiser des dates de fin du monde, comme le 21 décembre prochain. Une fois la date passée, on est un survivant, le sursis a été prolongé.

J’aime particulièrement la conclusion de l’histoire, qui dit peut-être en substance que l’important n’est pas qu’une histoire soit vraie ou fausse, mais qu’elle soit belle :

À la sortie de l’église, les villageois bernés tombèrent d’accord : ils étaient prêts à se laisser couvrir de ridicule une fois de plus, rien que pour entendre encore chanter l’Old Hundred de cette façon-là.

(les photos sont extraites des Aventures de Tom Sawyer, produit en 1938 par David O. Selznick. Les illustrations, réalisées par True Williams, sont tous extraites de la première édition du livre, en 1876)

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