(Je demande au lecteur d’être indulgent vis à vis de la longueur déraisonnable de cet article, j’aurais pu m’en tenir aux lignes de conclusion mais je me suis emballé !)
Quand je suis entré dans un LEP1 de photographie « option retouche », en 1984, je n’avais pas vraiment d’idée de ce qu’était la retouche photographique. Pour moi, cette formation était surtout la promesse de travailler un jour dans le domaine des effets spéciaux, à Los Angeles, pour Industrial Light and Magic et George Lucas. Ce n’est pas arrivé, en revanche j’ai découvert un domaine qui m’était totalement inconnu. J’ai appris que les photographies professionnelles, notamment dans le domaine de la publicité, étaient modifiées, que les interventions des retoucheurs allaient de la simple « repique » (enlever les taches et les imperfections) jusqu’au montage, en passant par le détourage (isoler un élément) ou la discrète modifications de détails disgracieux : texture de la peau et petits boutons, modification du contraste d’éléments précis pour les rendre plus lisibles ou plus beaux, etc., etc. Le métier était assez technique et demandait un long apprentissage, car les interventions se faisaient à l’aide de produits chimiques, au pinceau, à l’aérographe ou au crayon. On pouvait facilement se rater et commettre des retouches trop visibles. Pourtant, malgré le grand nombre de photos mal retouchées qui étaient en circulation, je crois que le grand public n’avait, très majoritairement, pas la moindre conscience de l’existence de la retouche photographique.
À partir de l’arrivée de Photoshop, en 1990, puis avec les progrès régulier de l’image de synthèse et du traitement algorithmique de l’image — jusqu’au fameux deep fake —, le public a pris conscience de la fragilité de l’image en tant que preuve d’un « Ça-a-été »2. Sans m’engager dans un débat théorique dont je suis bien incapable sur la valeur d’indice, de trace, de témoignage objectif de la photographie, je peux dire que l’image mécanique n’a pas attendu d’être numérique et n’a pas besoin d’être retouvhée pour être potentiellement suspecte : choix de prise de vue, recadrage, mise-en-scène, contexte de diffusion, légende, date, il existe d’innombrables moyens de faire dire à une image autre chose que ce qui s’est réellement produit quand elle a été réalisée. Et inversement, un cliché réalisé de manière parfaitement « honnête » pourra nous surprendre par sa fausseté apparente3, on en reparle plus loin au sujet de cette image :
En tout cas, d’un doute assez sain sur le rapport entre la photographie et la vérité, nous sommes passés à une attitude bien plus douteuse que dubitative : nous décidons de la vérité de l’image selon que nous avons envie d’y croire ou non. On l’a vu avec la destruction des tours jumelles le 11 septembre 2001 : des personnes qui refusaient de croire que percuter un gratte-ciel avec un avion de ligne suffise à le détruire se sont mis à scruter chaque pixel, chaque glitch des vidéos dont ils disposaient pour y chercher un détail troublant, pour étayer des calculs, etc. Dans ce cas là, des vignettes issues de webcams leur semblaient des preuves suffisantes pour se lancer dans des démonstrations convoquant toutes sortes de disciplines (balistique, mécanique, physique des matériaux, chimie, architecture, etc.). Inversement, les mêmes personnes ont parfois contesté des photographies ou des vidéos parfaitement authentiques, là encore sur la foi de détails qu’ils jugeaient « troublants ». Et parfois même ces personnes avaient raison, puisque des images sciemment falsifiées ont effectivement circulé, comme la photographie d’Oussama Ben Laden mort, le visage défoncé, qu’avaient diffusé des médias pakistanais en 2011, dont on a vite pu vérifier qu’il s’agissait d’une image forgée à partir d’un portrait du même homme vivant. Encore récemment, France 3 avait été prise la main dans le sac à diffuser une photographie d’un manifestant gilet-jaune qui brandissait une pancarte sur laquelle était juste écrit « Macron » : la ligne inférieure, avec l’injonction « dégage ! » avait été supprimée. Ce genre d’attitude peu déontologique ne fait que renforcer et même justifier l’idée que les images auxquelles on ne veut croire mentent, et que les médias, premiers producteurs et diffuseurs d’images d’actualité, ne méritent aucune confiance.
Ces mêmes médias, eux aussi victimes d’images manipulées (transmises par des institutions, des sociétés, des informateurs, des confrères, des pigistes peu scrupuleux…) recourent désormais des outils pour authentifier les images (lecture des métadonnées, analyse de la compression d’une image, analyse des différences de texture ou des anomalies du spectre chromatique au sein de la même image, comparateurs et moteurs de recherche visuels,…) et évoquent le sujet, notamment dans des articles de fact-checking.
Même la classe politique s’est penchée sur la question au sujet de l’image faussée du corps que la retouche peut imprimer dans les esprits des adolescentes4.
Et c’est jusqu’à l’industrie de la communication, qu’on a vu dénoncer la retouche photographique dans une annonce assez réussie pour la marque Dove : on y voyait une femme être métamorphosée à coup de maquillage, prise de vue, et surtout opérations de retouche, passant d’un charme naturel, à une beauté artificielle. Si cette annonce très pédagogique effectuait une démonstration réussie, on notera son cynisme extrême, car Dove appartient à la multinationale Unilever, dont d’autres marques n’ont pas peur de tordre les images ou de manipuler les adolescents (Axe, Brut, Lux, Rexona,…).
Ce fait n’est pas anecdotique, il montre que la « beauté naturelle » et l’estime de soi sont des produits comme les autres. Pour une multinationale, pas besoin de convaincre les consommateurs que le « bio » est mieux que le « non bio », ou inversement, pas besoin de convaincre le public qu’il vaut mieux manger des aliments sains plutôt que des aliments excessivement salés, gras et sucrés. Pas besoin de s’imposer une vraie éthique en matière de représentation du corps. Pas besoin de renoncer totalement à tel produit chimique. Non, tout ce qui compte c’est d’avoir un produit à vendre à chacun, et de pousser chacun à se définir par ses choix.
Cette manière de faire me semble être la tendance lourde de notre époque dans d’innombrables domaines. Une chaîne de télévision qui fait débattre une personnalité de droite conservatrice nationaliste avec une personnalité de gauche altermondialiste compatissante n’essaie pas forcément de pousser le spectateur à choisir un discours plutôt qu’un autre, elle veut juste que chacun d’entre nous se positionne, se polarise, choisisse le débatteur qui incarnera le mieux (et parfois le plus caricaturalement) nos idées. Nous ne sommes donc pas réellement invités à confronter nos opinions à celles de personnes qui pensent différemment de nous, à échanger des informations et des points de vue, mais juste entraînés à calcifier nos préjugés. Bien entendu, le fait de se faire offrir le choix entre une opinion A et une opinion B n’empêche pas la manipulation. Soumis au bavardage d’éditorialistes qui dissertent jour après jour d’une toute petite sélection de sujets, on peut être amené à intégrer l’idée que ces sujets sont effectivement ceux qui comptent… Ce n’est pas l’opinion qui est manipulée, mais la conscience. Manipulée ou auto-manipulée, car les médias, qui se positionnent les uns par rapport aux autres, sont à mon avis les premières dupes d’effets de mode, d’effets de loupe, d’effets d’emballement… Mais cette digression m’éloigne un peu du sujet de mon article. Quoique.
Revenons à la photographie que j’ai publié en introduction. Prise à Tours le 7 août 2021 et publiée dans un article et, avant ça, dans un fil live du compte Twitter de la Nouvelle République, elle représente des personnes manifestant contre le « pass sanitaire ». Le premier choc ressenti est celui du message du panneau qui occupe une grande partie de l’image : « Coup d’État militaire » / appel à l’armée / venez nous aider. Il n’est pas banal, en 2021, dans un pays qui bénéficie d’un certain niveau de liberté et de démocratie, d’être témoin d’un appel à un coup d’État militaire. Et c’est d’autant plus consternant venant de gens qui affirment vivre dans une dictature et réclament plus de liberté. J’espère que ces personnes et leur appel sont anecdotiques.
Mais au fait, cette photo n’est-elle pas bizarre, quand on la regarde bien ? Hein ?
Si j’essaie de suivre mon propre regard, voici ce que je constate. D’abord je cherche des yeux la personne qui porte la pancarte. Pendant un quart de seconde je crois l’avoir trouvée (1) mais non : le sens, le geste, rien ne fonctionne. Ce n’est pas cette personne qui porte la pancarte. Ensuite (2) je constate que la pancarte est très nette, graphique, avec un blanc éclatant et des couleurs denses. Je note — et ça c’est très effectivement incongru — que son propos est dirigé vers l’arrière du cortège et non vers l’avant. Enfin, si je cherche l’ombre portée du panneau, je ne trouve rien, rien, et on voit même une dame (3) qu’on aurait imaginée prise par l’ombre mais qui ne l’est pas.
Rien de tout ça n’est inexplicable, bien sûr : un cliché n’est jamais qu’un instant, et lorsqu’il est pris dans ce genre de circonstances assez confuses, il n’est pas rare que l’on estime mal les distances et les échelles, et cela devrait nous pousser à la prudence. Si le slogan est dirigé vers l’arrière, c’est possiblement parce qu’il se trouve sur les deux faces ; si le visuel est très graphique, c’est qu’il est imprimé ; si l’ombre portée fait défaut, c’est que le panneau est sans doute plus petit que nous l’avions supposé à première vue, et la femme à la capuche, plus éloignée que nous le pensions. Ultime argument, il semblerait un peu absurde d’imaginer la photographe et la reporter de la Nouvelle république du Centre-Ouest-édition-Indre-et-Loire se lancer dans de complexes retouches d’image, pendant leur reportage, dans le but de décrédibiliser les manifestants.
Pourtant, beaucoup de personnes ont spontanément accusé le journal d’avoir diffusé une image fallacieuse :
Il n’y a rien de répréhensible au fait de se poser des questions sur une information ou une image, de vérifier leur authenticité, le contexte, etc. Et il est relativement logique que ce soient ceux que cette image gêne d’une manière ou d’une autre qui seront les premiers à la contester. Ceux que l’image gène, ici, je suppose, ce sont les personnes qui soutiennent la lutte portée par la manifestation mais ne se reconnaissent pas dans des projets de coup d’État ou autres excès. Inversement, ceux qui ont d’entrée une mauvaise opinion de la manifestation ne se montreront pas forcément zélés à défendre l’honneur des manifestants : ils tiendront plus volontiers pour authentiques une image ou une information qui amènent de l’eau à leur moulin5.
La seule attitude possible pour démêler le vrai du faux, c’est la vérification. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes. Il fallait trouver des photographies montrant la même pancarte, et elles ont été trouvées. La première en haut à gauche (que j’ai légèrement recadrée pour qu’elle ait les mêmes proportions que les autres) figurait dans le même reportage que l’image soupçonnée. Quelqu’un a ensuite mis la main sur une séquence vidéo qui montrait la même pancarte, cette fois-ci en mouvement. Que trois sources différentes concordent rend la manipulation vraiment improbable, car on ne comprend pas bien à quelles fins un vénérable quotidien régional dépenserait tant d’énergie à falsifier des slogans de manifestations.
Après cette première salve de preuves, quelqu’un avec qui j’en parlais sur Twitter et qui était résolument convaincu que l’image était retouchée a subitement disparu du réseau : compte fermé, messages inaccessibles. Très étonnante réaction. Je me suis demandé si c’est parce qu’il n’assumait pas d’avoir tant insisté dans l’erreur… Son compte est finalement revenu (lorsque l’on ferme son compte Twitter, on a des semaines pour revenir sur sa décision), mais il n’a pas repris la discussion. Quand je lui en ai reparlé, il m’a sobrement dit qu’il était désormais convaincu de la véracité de l’image.
Sur un autre réseau social, une connaissance a bien dû se résoudre à admettre que la pancarte avait existé, mais sans pour autant renoncer à sa première impression, qui était que l’image était un montage grossier. Au passage, il m’a accusé de participer sciemment à une entreprise de manipulation. C’est légèrement blessant avouons-le, car si je suis parfois naïf, je ne suis jamais de mauvaise foi6, et j’essaie systématiquement de signaler les erreurs que j’ai commises lorsque je me prends moi-même à avoir cru une histoire ou une image trop belles pour être vraies.
Voici ce qu’il me disait :
Ce qui reste pour moi très surprenant, au delà de l’existence, que tu as montrée (merci), de ce panneau et de son texte désolants, c’est que tu partages sur ta propre page une photo falsifiée.
Comprends-tu que je sois surpris que l’homme d’image que tu es, qui j’en suis convaincu a bien vu le montage, l’ait tout de même relayée ?
Voici ce que je parie : la photo originale (que nous découvrirons tôt ou tard) montre le verso de la pancarte (assez naturellement : pourquoi une manifestante porterait-elle une pancarte dirigée vers elle et l’arrière ?). Et en Indre et Loire ou ailleurs, un zozo a cru bon de remplacer le verso, muet, par le texte et ses petits cœurs pixélisés. Une manipulation qui automatiquement rend la photo bancale (problèmes de netteté, de lumière, etc), suspecte, et donc à mes yeux contre-productive (si toutefois il s’agissait bien de souligner les égarements d’une partie des antipassvax), mais qui n’a pas semblé te déranger…
Ce dernier commentaire m’a poussé à contacter la photographe, Phoebé Humbertjean (première étonnée de voir sur Twitter des personnes affirmer que son image était malhonnête), pour lui demander si elle disposait d’autres clichés montrant le même panneau. Elle en avait et elle m’en a très obligeamment transmis trois (les trois autres photographies du montage ci-dessus7., et je l’en remercie une fois encore. J’ai adressé ces trois nouveaux indices à celui qui m’accusait de diffuser une image retouchée, qui n’a pour l’instant pas réagi.
J’ai écrit ce long article non pour pointer les biais de raisonnement dont chacun de nous est tributaire8, mais pour méditer sur ce paradoxe : l’innocence que nous avons perdue vis-à-vis de la photographie en découvrant les progrès de l’image de synthèse et en nous familiarisant avec la retouche photographique, sert de support non pas à une forme saine de scepticisme et d’humilité, mais au contraire, à conserver des certitudes plus affirmées que jamais. Savoir qu’il ne faut pas forcément croire ce que l’on voit nous autorise en quelque sorte à ne plus voir que ce que l’on croit.
(mise-à-jour du 17/08/2021 : la Nouvelle République a consacré un article au scepticisme qui a accompagné la publication de sa photo)
- Lycée d’enseignement professionnel. Cet établissement, où on m’a « orienté » après ma troisième, me permettait de préparer un CAP en trois ans. À l’époque, une telle voie empêchait de passer le baccalauréat. [↩]
- La formule « Ça-a-été » est de Roland Barthes, dans La Chambre claire, 1980. [↩]
- Notons que certaines images sont parfois transformées à l’insu de ceux qui les ont réalisées, par le logiciel de l’appareil de captation, qui décide par exemple d’appliquer un filtre local pour créer une netteté artificielle,… [↩]
- Le décret dit « décret Photoshop », n° 2017-738 (04/05/2017), impose aux annonceurs de signaler que l’apparence corporelle d’un mannequin photographié a été modifiée lorsque c’est le cas. [↩]
- Je ne vais pas reproduire les captures d’écran ici, mais j’ai vu passer des tweets inquiétants d’opposants à la manifestation qui eux admettaient l’authenticité de la photographie mais reprochaient au journal de la diffuser, puisque ce faisant, ce média donnait un écho à un projet de coup d’État. Je suis très surpris du manque profond de compréhension du rôle de la presse qui se cache derrière ce reproche ! [↩]
- Au passage, je comprends ce qui motive la mise en place du pass sanitaire, mais je comprends aussi ce qui motive l’opposition à ce dispositif. Je serai bien incapable de dire avec assurance ce qui constitue la bonne solution aujourd’hui et je ne me sens donc pas potentiellement suspect de vouloir nuire, fusse inconsciemment, aux manifestants, que je ne réduis pas aux plus excessifs que l’on a vu défiler. [↩]
- Clichés qui qui permettent au passage de voir que le slogan « coup d’État militaire » voisinait une pancarte appelant Jésus de Nazareth à intervenir pour empêcher le diable de nous vacciner. [↩]
- Lire au passage L’Esprit critique, bande dessinée d’Isabelle Bauthian et Gally, aux éditions Delcourt (2021), qui montre à quel point nous avons du mal à raisonner, et qui montre aussi que lorsque nous observons ces failles chez les autres, nous ne les voyons pas toujours si clairement chez nous-mêmes ! [↩]