Seuils

Selon une étude menée par Gabriel Radvansky1, chercheur en psychologie à l’Université Notre-Dame, dans l’Indiana, le passage d’une porte influe sur notre mémoire : en passant d’une pièce à une autre, nous vivons une amnésie, parfois assez forte : « Mais qu’est-ce que j’étais venu faire dans cette pièce, déjà ? » — « Où est-ce que je me rendais ? » — « Qu’est-ce que j’étais venus chercher ? ».

Les expériences qui ont servi à vérifier ce résultat s’appuyaient sur le logiciel Valve Hammer,  qui sert à fabriquer les jeux Half-Life et Counter Strike, entre autres. Des cobayes humains passaient virtuellement de pièce en pièce et devaient mémoriser ce qu’ils y trouvaient. Cela a permis d’établir que l’instant du passage d’une pièce à une autre est un évènement, une frontière qui nous permet d’évacuer certaines préoccupations pour passer à d’autres. On retrouve la mémoire en revenant dans la pièce qui est liée au souvenir.

Cette expérience laisse songeur à de nombreux points de vue. Tout d’abord, je pense à l’art de la mémoire, méthode mnémotechnique antique qui permettait de retenir un long discours en recourant à un espace virtuel : mentalement, le rhéteur parcourait les différentes pièces d’un édifice (qui pouvait être un édifice réel, mais pas obligatoirement), qui chacune correspondent à une partie du discours.

Ensuite, je me dis que l’on comprend pourquoi les pièces d’une maison ont souvent une destination précise : cuisine, chambre, salon, bureau, etc. Chacune correspond à une tâche précise, non seulement du fait des ses équipements dédiés (le four, l’ordinateur, le lit), mais aussi, peut-être, parce que l’on s’y isole des pensées liées aux autres pièces.

Il serait intéressant de comparer le fonctionnement domestique d’une maison où plusieurs fonctions sont réunies dans une même pièce d’une autre ou il y a des portes entre chaque espace. Ou de comparer le fonctionnement des bureaux fermés à celui de l’open-space. Quel est l’impact psychologique d’une grande surface de consommation, opposée à de petites boutiques ?

Pour finir, je pense à l’incroyable importance symbolique du seuil dans l’art ou dans l’urbanisme notamment. Je pense bien sûr aux portes des villes, à l’agencement intérieur des temples et aux rituels qui y sont associés, aux portails magiques de la littérature fantastique, mais aussi aux portillons de métro ou encore au rôle que jouent les portes au cinéma. Je me dis qu’un film dont le spectateur comprend bien (ou a l’impression de bien comprendre) l’agencement spatial des décors est différent d’un film dont les raccords sont douteux de ce point de vue-là. C’est un fait évident, bien entendu, mais considérer que les portes jouent un rôle primordial dans la séparation mentale entre les espaces me semble très intéressant. Ce qui me ramène à un détail qui me gène toujours au cinéma : les gens ouvrent des portes mais ne les referment jamais derrière elles.

On dit que certaines choses se font « entre deux portes », ou que le moment important d’une réunion se produit parfois « sur le pas de la porte », etc.
Là encore, le statut particulier de la porte n’est sans doute pas indifférent.

(Information découverte par Wood. Les illustrations sont des photogrammes extraits de La Garçonnière (1960), de Billy Wilder, avec des décors d’Alexandre Trauner. Lire ailleurs : un article de Urbain trop urbain qui traite notamment des seuils, dans une autre perspective. On me signale aussi le livre La porte : Instrument st symbole, par Gérard Monnier, éd. Alternatives)

  1. Walking through doorways causes forgetting: Further explorations, par Gabriel Radvansky, dans The Quarterly Journal of Experimental Psychology, volume 64, numéro 8, mai 2011 []

2 réflexions sur « Seuils »

  1. Intéressant. Ca m’évoque évidement les nombreuses fois dans ma journée où je quitte mon bureau pour aller faire quelque chose de précis dans une autre pièce et où, une fois arrivé, je ne sais plus du tout pourquoi j’y suis. Pourtant mon appartement n’est pas si grand…

    Surtout, je me dis que du coup, qu’avoir une grande maison avec de nombreuses portes, c’est aussi une forme de liberté pour ça : on se sent moins accablé par ses problèmes que dans un studio où on ne peut pas leur échapper en passant un seuil.

    D’où tout l’intérêt de l’écran, qui ne permet peut-être pas d’ouvrir une porte, mais au moins une fenêtre… Quand je vivais dans un studio, j’avais en permanence deux écrans allumés…

  2. voilà qui donne envie de revoir ladite garçonnière.

    parlant de seuils dans l’art, mentionnons simplement que les tableaux sont encadrés et que les livres s’ouvrent et se ferment…

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