L’effet Koulechov

L’effet Koulechov, ou Effet-K, attribué au cinéaste soviétique Lev Koulechov, professeur à l’école de cinéma de Moscou, procède d’une expérience que ce dernier aurait menée en 1921 ou 1922 pour vérifier et démontrer la puissance du montage au cinéma. On y voyait un plan fixe sur l’expression totalement neutre de l’acteur Ivan Mosjoukine, placé après une séquence montrant de la nourriture, un enfant dans un cercueil et enfin, une femme séduisante.

effetk

La légende raconte que les spectateurs d’alors se sont extasiés devant l’art du comédien à interpréter la faim, la douleur paternelle ou le désir.
On constate en tout cas un effet de contamination sémantique : nous regardons le plan sur le visage sans expression comme s’il était une réponse au plan qui précède. Les sciences cognitives et la psychologie sociale l’ont vérifié depuis, y compris en dehors de l’image animée : si l’on place la tête d’une personne à côté de l’image d’une paire de baskets, le personnage sera jugé plus sportif que si la même photographie était placée en regard d’une paire de lunettes. Si un animateur télé se montre neutre face à ses invités, il sera jugé connivent.

Les images qui précèdent ne sont que des reconstitutions de la célèbre expérience dont on ignore, en fait, si elle a effectivement eu lieu. On en a un temps attribué la paternité à Vsevolod Poudovkine, disciple de Koulechov. Il existe une expérience de Koulechov que ce dernier a précisément décrite est qui est, sans contredire les conclusions de celle-ci, inverse : le cinéaste demandé à un acteur d’exprimer les sentiments suscités par deux situations différentes : affamé, un détenu se voit porter une copieuse assiette de soupe et s’en réjouit ; vivant dans l’ennui, un détenu est libéré. Or malgré la grande différence de jeu de la part de l’acteur, c’est la succession des plans, quelle que soit la combinaison choisie, qui prévaut. Dans l’interpétation que fait le spectateur, le montage a plus d’importance que le travail d’acteur.

Seuils

Selon une étude menée par Gabriel Radvansky1, chercheur en psychologie à l’Université Notre-Dame, dans l’Indiana, le passage d’une porte influe sur notre mémoire : en passant d’une pièce à une autre, nous vivons une amnésie, parfois assez forte : « Mais qu’est-ce que j’étais venu faire dans cette pièce, déjà ? » — « Où est-ce que je me rendais ? » — « Qu’est-ce que j’étais venus chercher ? ».

Les expériences qui ont servi à vérifier ce résultat s’appuyaient sur le logiciel Valve Hammer,  qui sert à fabriquer les jeux Half-Life et Counter Strike, entre autres. Des cobayes humains passaient virtuellement de pièce en pièce et devaient mémoriser ce qu’ils y trouvaient. Cela a permis d’établir que l’instant du passage d’une pièce à une autre est un évènement, une frontière qui nous permet d’évacuer certaines préoccupations pour passer à d’autres. On retrouve la mémoire en revenant dans la pièce qui est liée au souvenir.

Cette expérience laisse songeur à de nombreux points de vue. Tout d’abord, je pense à l’art de la mémoire, méthode mnémotechnique antique qui permettait de retenir un long discours en recourant à un espace virtuel : mentalement, le rhéteur parcourait les différentes pièces d’un édifice (qui pouvait être un édifice réel, mais pas obligatoirement), qui chacune correspondent à une partie du discours.

Ensuite, je me dis que l’on comprend pourquoi les pièces d’une maison ont souvent une destination précise : cuisine, chambre, salon, bureau, etc. Chacune correspond à une tâche précise, non seulement du fait des ses équipements dédiés (le four, l’ordinateur, le lit), mais aussi, peut-être, parce que l’on s’y isole des pensées liées aux autres pièces.

Il serait intéressant de comparer le fonctionnement domestique d’une maison où plusieurs fonctions sont réunies dans une même pièce d’une autre ou il y a des portes entre chaque espace. Ou de comparer le fonctionnement des bureaux fermés à celui de l’open-space. Quel est l’impact psychologique d’une grande surface de consommation, opposée à de petites boutiques ?

Pour finir, je pense à l’incroyable importance symbolique du seuil dans l’art ou dans l’urbanisme notamment. Je pense bien sûr aux portes des villes, à l’agencement intérieur des temples et aux rituels qui y sont associés, aux portails magiques de la littérature fantastique, mais aussi aux portillons de métro ou encore au rôle que jouent les portes au cinéma. Je me dis qu’un film dont le spectateur comprend bien (ou a l’impression de bien comprendre) l’agencement spatial des décors est différent d’un film dont les raccords sont douteux de ce point de vue-là. C’est un fait évident, bien entendu, mais considérer que les portes jouent un rôle primordial dans la séparation mentale entre les espaces me semble très intéressant. Ce qui me ramène à un détail qui me gène toujours au cinéma : les gens ouvrent des portes mais ne les referment jamais derrière elles.

On dit que certaines choses se font « entre deux portes », ou que le moment important d’une réunion se produit parfois « sur le pas de la porte », etc.
Là encore, le statut particulier de la porte n’est sans doute pas indifférent.

(Information découverte par Wood. Les illustrations sont des photogrammes extraits de La Garçonnière (1960), de Billy Wilder, avec des décors d’Alexandre Trauner. Lire ailleurs : un article de Urbain trop urbain qui traite notamment des seuils, dans une autre perspective. On me signale aussi le livre La porte : Instrument st symbole, par Gérard Monnier, éd. Alternatives)

  1. Walking through doorways causes forgetting: Further explorations, par Gabriel Radvansky, dans The Quarterly Journal of Experimental Psychology, volume 64, numéro 8, mai 2011 []