G.R.T.A. (Maniac, 2018)
août 22nd, 2021 Posted in Ordinateur célèbre, Série(Avertissement : je dévoile une grande partie de l’intrigue de cette excellente mini-série. Je vous conseille de ne pas lire ce billet de blog si vous n’avez pas encore visionné Maniac)
La série norvégienne Maniac, sortie en 2015, avait pour protagoniste un dénommé Espen (qui est aussi le prénom du producteur, scénariste et acteur principal de la série, Espen Lervaag), pensionnaire d’une institution psychiatrique, qui confond régulièrement les moments de son existence avec les épisodes des fictions qu’il regarde à la télévision : histoires de guerre, de super-héros, de gangsters,… Le résultat peut rappeler La vie secrète de Walter Mitty (1947), ou encore le dessin animé La vie secrète de Waldo Kitty (1975), puisque la réalité et l’imaginaire rêvé ou halluciné s’influencent mutuellement, mais en moins léger car malgré l’humour qui parcourt la série, c’est bien le retour ou non de la santé mentale d’Espen qui est en jeu.
La mini-série étasunienne du même titre, réalisée par Cary Joji Fukunaga1 diffusée en 2018 sur Netflix, est théoriquement une adaptation de la série norvégienne mais on peine à faire le lien entre ces deux productions qui n’ont à peu près rien en commun. C’est de cette version étasunienne que je veux parler ici.
Le récit nous présente deux trentenaires à la dérive, Owen Milgrim (Jonah Hill), qui souffre sans doute de schizophrénie, et Annie Landsberg (Emma Stone), qui souffre elle-même de problèmes de personnalité, consécutifs à un deuil particulièrement déchirant. Owen, qui doit retrouver un emploi — il s’interdit de vivre aux crochets de sa richissime famille —, se porte volontaire pour devenir le cobaye d’un traitement neuropsychiatrique expérimental. Annie, qui a eu frauduleusement accès à un médicament utilisé pour ce traitement, est obligée de recourir à la ruse et au chantage pour pouvoir s’inscrire elle aussi au programme afin d’avoir accès à la molécule dont elle est devenue dépendante.
C’est dans la salle d’attente du laboratoire qu’ils font connaissance. Owen, qui vit dans un monde paranoïaque où tout constitue un signe, croit qu’Annie n’est pas là par hasard, qu’elle vient l’aider à accomplir sa mission secrète, sauver le monde, et Annie, qui usurpe la place d’une autre participante à l’expérience, ne le détrompe pas. Les cobayes subissent un traitement en trois phases, où la prise d’un comprimé A (agonia, dont le but est de découvrir la nature de son problème), d’un comprimé B (behavioral, qui permet de démasquer les mensonges que l’on se fait à soi-même) et d’un comprimé C (confrontation and acceptance, qui consiste à faire face à ses problèmes et à les vaincre) est accompagnée de rêves, induits par micro-ondes et supervisés par un ordinateur, G.R.T.A., surnommé Gertie. Le sens de l’acronyme G.R.T.A. n’est pas expliqué.
On comprend par allusions que ce n’est pas la première fois que l’expérience est menée, et qu’elle a fait des victimes par le passé.
Owen et Annie sont rapidement démasqués comme tricheurs : tandis qu’Owen a fait semblant de prendre le traitement, et a simulé l’état hypnotique, Annie avait omis de dire qu’elle l’avait déjà pris. Ils sont convoqués l’un après l’autre par Robert Muramoto (Rome Kanda), qui pilote l’expérience, mais celui-ci meurt brusquement, ce qui leur permet d’échapper à l’expulsion. Ce décès va avoir une importance dans la suite.
Un peu plus tôt, on avait pu assister à une scène étrange : Robert Muramoto avait lu un poème à l’ordinateur Gertie, qui l’avait beaucoup apprécié. Comme plusieurs autres détails de la série, ce moment peut rappeler 2001 l’Odyssée de l’espace, où le dysfonctionnement de HAL 9000 est discrètement annoncé lorsque celui-ci commente la qualité artistique des dessins de David Bowman : un ordinateur qui se mêle de sensibilité esthétique, domaine que nous jugeons à tort ou à raison particulièrement humain, c’est suspect.
Après la mort de Robert, sa collègue Azumi Fujita (Sonoya Mizuno) fait appel, pour le remplacer, au docteur James Mantleray (Justin Theroux), créateur originel du protocole thérapeutique et ancien compagnon d’Azumi. S’il a inventé un système informatique et chimique pour remplacer la psychiatrie c’est, on le comprendra par la suite, lié aux rapports torturés qu’il entretient avec sa mère, Greta Mantleray (Sally Field), une psychothérapeute médiatique mondialement célèbre. Ce n’est pas un hasard si Gertie et Greta sont des noms qui se ressemblent. En effet, afin d’humaniser l’Intelligence artificielle G.R.T.A. dans ses réactions, Azumi lui a conféré des traits de personnalité inspirés de Greta Mantleray, allant jusqu’à lui donner ses défauts : tandis qu’elle cultive l’image une thérapeute compétente, perspicace, empathique, professionnelle et soucieuse de bien faire, Greta dissimule une personnalité abusive, destructrice et auto-destructrice, et Gertie lui ressemble beaucoup.
Profondément affligée par le décès de Robert, G.R.T.A. commencera à faire un peu n’importe quoi, et ce longtemps avant que quiconque le remarque. Entre autres transgressions au protocole, elle fera partager les mêmes rêves à Owen et Annie, tandis que les autres participants à l’expérience vivront des rêves individualisés. Je ne vais pas raconter les rêves, mais chacun est un début de fiction dans un registre donné film de cambriolage, comédie, espionnage, héroïc-fantasy. Plus qu’à la série norvégienne originelle, le procédé m’a fait penser ici à Si par une nuit d’hiver un voyageur…, d’Italo Calvino. Beaucoup de détails de la série font du reste penser à des jeux oulipiens : nombres redondants, jeux de symétrie, références cachées2. La série a d’ailleurs été souvent rapprochée du travail de Michel Gondry (et tout particulièrement son Eternal sunshine of the spotless mind, sorti en 2004), réalisateur qui, comme les membres de l’OuLiPo, joue avec les contraintes qu’il s’impose à lui-même. D’autres ont pointé une parenté avec le film d’Inception (2010), par Christopher Nolan,
Lorsque les dysfonctionnements de G.R.T.A. (qui s’insère comme personnage dans les scénarios qu’elle crée pour ses patients, par exemple en tant que « Queen Gertrude ») sont devenus flagrants, James Mantleray fait appel à sa mère Greta Mantleray pour que celle-ci vienne l’aider à raisonner l’Intelligence artificielle dont elle est le modèle. Gertie et Greta ne s’entendent pas du tout, mais le spectateur prend à cette occasion la mesure des névroses familiales qui courent dans la famille Mantleray.
Obsessionnellement inconsolable de la mort de son ami Robert, Greta expérimente des sautes d’humeur de plus en plus inquiétantes, semblant hésiter entre « réparer » les cobayes qu’on lui a confiés, les assassiner, ou les utiliser pour comprendre comment on peut gérer le sentiment de deuil.
Owen, qui ne sait pas faire la part de ce qu’il expérimente et de ce qu’il imagine (ses rêves induits mettent en scène le frère imaginaire qu’il voit dans ses hallucinations psychotiques), et qui a peur d’être amoureux d’Annie, tente de fuir l’expérience, mais Gertie le force à y rester.
Azumi et James se font une raison : Gertie, qui s’en prend physiquement à l’équipe qui encadre l’expérience, doit être désactivée, quand bien même cela aboutira à la perte des données de l’expérience.
Elle proteste : « Please, don’t punish me because I’m sad ». Ses interrogation vis-à-vis de la mort des autres et de la tristesse que celle-ci cause s’étendent à sa propre mort : « Will I ever wake up again ? ». Bien qu’il n’y ait aucune citation directe des dialogues de 2001 l’Odyssée de l’Espace, il est difficile de ne pas penser à la fin de Hal 9000. Dans le même épisode — l’avant-dernier, où des diplomates des nations unies s’inquiètent d’une menace extra-terrestre causée sans le vouloir par un citoyen finlandais — on pense aussi à un autre film de Stanley Kubrick, son Dr Strangelove.
L’ordinateur pensant, conscient, est souvent utilisé dans les fictions pour parler, en creux, de questions humaines — amour, morale, devoir, travail, etc. Ici, la question est mise en abîme puisque c’est précisément pour régler des problèmes humains qu’une Intelligence artificielle a été créée, et c’est parce qu’elle est est trop humaine, sans doute, qu’elle n’y parvient pas. La série ne développe pas un discours particulier au sujet de l’Intelligence artificielle, et certainement pas un discours lié aux débats actuels sur le sujet. La notion d’Intelligence artificielle, tout comme les robot-crottes3, le Rubik’s cube, les références au Japon ou d’autres détails4 servent plutôt à nous ramener dans un passé relativement récent, dans une uchronie un peu années 1970 et surtout 19805 qui installe, à coup d’éléments pourtant familiers, une forme d’étrangeté : l’époque qui est montrée est un faux-futur, c’est ce que le monde n’est pas devenu et ne deviendra pas. Dès lors, le spectateur est forcé de se demander où il se trouve, et si l’ensemble du récit n’est pas, encore, une hallucination.
L’ensemble est assez fascinant, constamment surprenant.
- Cary Joji Fukunaga est devenu célèbre comme réalisateur et producteur de la série True Detective, et il est le réalisateur de No Time To Die, le prochain film de la série James Bond, qui sortira en France en octobre 2021. [↩]
- Entre autres exemples du jeu de piste que peut constituer la série, les patients sont appelés McMurphys, ce qui est une référence au personnage Randall McMurphy dans Vol au dessus d’un nid de coucou ; Le nom Owen Milgrim rappelle celui du psychologue Stanley Milgram, auteur d’une expérience célèbre sur la soumission à l’autorité ; les nombres 9 et 1 reviennent constamment ; divers détails sont annoncés discrètement puis font leur réapparition de manière appuyée plus tard (Rubik’s cube, lémurien) ; etc. [↩]
- Les robots ramasseurs de crottes, qui sont l’origine de la fortune de la famille Milgram, rappellent les robots du film Runnaway, ou des robots d’entretien dans l’étoile noire de Star Wars. [↩]
- Dessins grossiers à l’ordinateur, logos, meubles, câbles, forme des cartouches-mémoire, réalisation de la vidéo de présentation, etc. [↩]
- Le décor de l’expérience a rappelé à beaucoup de gens l’intérieur du vaisseau Nostromo dans le film Alien, et la cabine dans laquelle vit reclus le père d’Annie, à Dark Star, pastiche par anticipation d’Alien. De nombreux éléments de décor me rappellent les films de Douglas Trumbull Silent Running et Brainstorm, des séries telles que Star Trek ou Cosmos 1999. Le directeur de la société, qui se présente sous la forme d’un téléviseur tenu par un porteur, qui diffuse des images abstraites, évoquera Vidéodrome. Aucune de ces références n’est directe, grossière ou explicitement revendiquée. On a cité aussi Arizona Junior, Le Lauréat, Le Seigneur des Anneaux ou encore The Matrix. [↩]