Dans son célèbre roman Ravage (1943), René Barjavel a imaginé un futur où les gens conserveraient leurs défunts, comme un petit musée de cire personnel.
À rapprocher de la pratique de mise-en-scène des corps des défunts évoquée dans un article précédent.
Les progrès de la technique avaient permis d’abandonner cette affreuse coutume qui consistait à enterrer les morts et à les abandonner à la pourriture. Tout appartement confortable comprenait, outre la salle de bains, l’assimilateur d’ordures, le chauffage urbain, les tapis absorbants, les plafonds lumineux et les murs insonores, une pièce qu’on appelait le Conservatoire. Elle était constituée par de doubles parois de verre entre lesquelles le vide avait été fait. À l’intérieur de cette pièce régnait un froid de moins trente degrés. Les familles y conservaient leurs morts, revêtus de leurs habits préférés, installés, debout ou assis, dans des attitudes familières que le froid perpétuait. Les premiers Conservatoires avaient été construits vers l’an 2000.
La plupart d’entre eux contenaient déjà deux générations. Les petits-enfants de l’an 2050 devaient à cette invention de connaître leurs arrière-grands-pères. Le culte de la famille y gagnait. L’autorité d’un père ne disparaissait plus avec lui. On ne pouvait plus escamoter le défunt dès son dernier soupir. D’un index tendu pour l’éternité, il continuait à montrer à ses enfants le droit chemin. Des artistes spécialistes se chargeaient de donner aux trépassés toutes les apparences de la vie, et aux Conservatoires un air familier de pièces habitées. Après avoir fait la première mise en scène, ils venaient chaque semaine en vérifier l’installation, raviver, à l’aide de fards spéciaux, les couleurs des personnages, et faire disparaître, à l’aspirateur, la poussière des vêtements et des décors. Les familles payaient, pour ces soins, un petit tant-par-mois à la C.P.D. (Compagnie de Préservation des Défunts). En général, le Conservatoire occupait dans l’appartement une situation centrale. Chacun de ses murs de verre s’ouvrait sur une pièce différente. Les jours de réception, la maîtresse de maison mettait une fleur à la boutonnière de grand-père, redressait sa moustache. Les morts prenaient part à la réunion. Les invités leur adressaient en arrivant un salut courtois, félicitaient leurs enfants de leur bonne mine.
On voit que les défunts « conservés » sont eux-mêmes une autorité morale qui veille sur les mœurs des vivants :
À la salle à manger, la table leur faisait face. Le maître de maison rompait le pain après le leur avoir présenté. Les fumets des plats montaient vers leurs nez de glace. Quand Monsieur allait retrouver Madame dans sa chambre, il prenait soin de tirer le rideau sur le mur de verre, pour ne pas choquer grand-maman. La présence continuelle des défunts donnait à la vie intime des ménages une tenue et un ton trop souvent inconnus jusqu’alors. Les femmes ne traînaient plus en robe de chambre jusqu’au déjeuner. Les hommes se retenaient de jurer et de casser la vaisselle. Les ménages qui se seraient laissés aller à se disputer, voire à se battre devant les enfants, n’osaient le faire sous le regard fixe des ascendants. Un père honnête conservé retenait son fils sur la voie de la fripouillerie. Une mère vertueuse évitait à sa fille le péché d’adultère. Les femmes les plus dissolues n’osaient recevoir leurs amants chez elles, même à rideaux tirés.
La pratique pose des problèmes juridiques (à qui appartiennent les morts ?) mais aussi un problème d’encombrement, que certains règlent en réduisant les corps :
Afin d’éviter les disputes et les procès, une loi avait rétabli, dans ce domaine, le droit d’aînesse. À moins d’arrangement à l’amiable, l’ancêtre appartenait à l’aîné des héritiers. L’encombrement qui risquait, au bout de quelques générations, de régner dans les Conservatoires avait été prévu. Les laboratoires de la C.P.D. mettaient la dernière main à un procédé qui devait permettre, par immersion dans un bain de sels chimiques, de réduire les défunts au vingtième, à peu près, de leur taille primitive. Une loi, précédant son application, en interdisait l’usage à moins de la quatrième génération. On ne pourrait réduire que ses aïeuls. Encore certains grands défunts échapperaient-ils au bain, l’État se réservant de les classer comme ancêtres historiques. Un chimiste, qui voyait loin, cherchait un procédé de réduction plus radical. «Nous devons penser à nos descendants de l’an 10000, déclara-t-il à la Radio, si nous voulons parvenir jusqu’à eux, jusqu’à ceux de l’an 100000, il faut que nous, et nos arrière petits-enfants, et nos innombrables descendants, puissions loger dans le minimum de place. » Il voulait réduire les ancêtres à un demi-centimètre, les aplatir à la presse, les glisser dans un étui de cellophane, les coller dans un album. « Plus tard, indiquait-il, d’autres savants feront mieux encore, rassembleront mille générations sur une plaque de microscope. Alors la question de la place ne se posera plus. » Grâce à ces procédés, les familles conserveraient, pendant des siècles de siècles, leurs membres morts parmi leurs membres vivants, les plus proches grandeur nature, les autres s’amenuisant dans le passé. À cette perspective, les vivants envisageaient la mort d’un oeil plus doux. Le grand épouvantement de la pourriture avait disparu. La malédiction : « Tu retourneras en poussière », semblait périmée. L’homme savait qu’il ne disparaîtrait plus, qu’il demeurerait, au milieu de ses enfants, et de ses lointains petits neveux, honoré et chéri par eux. Pétrifié, laminé, microscopique, mais présent. Il ne craignait plus de servir de proie à la vermine, de disparaître totalement dans la grande Nature indifférente. Ainsi le progrès matériel était-il parvenu à vaincre la grande terreur de la mort qui, depuis le commencement des siècles, courbait le dos de l’humanité.
La conservation des morts est présentée comme une récompense, on la refuse aux assassins :
Les législateurs avaient profité de ces circonstances pour aggraver la peine qui frappait les assassins. Le condamné, après avoir subi le rayon K, qui le faisait passer sans douleur de vie à trépas, était plongé par le bourreau dans un bain d’acide qui le dissolvait. Devenu bouillie, il allait à l’égout. Ainsi lui était refusée cette présence perpétuelle, succédané de l’éternité, qui rassurait les mortels. Pour lui, la terreur de l’inconnu subsistait. Le crime ne résista pas à l’institution de la dissolution post mortem. Le nombre des assassinats, dans l’année qui suivit son application, diminua de soixante-trois pour cent. Les tueurs professionnels abandonnèrent. On continua seulement de tuer par amour.
Enfin, des solutions sont prévues pour ceux qui n’ont pas les moyens de disposer d’un conservatoire à domicile :
Bien entendu, les logements ouvriers étaient trop petits pour contenir des Conservatoires particuliers. Aussi l’État avait-il aménagé, dans le sous-sol des villes, des Conservatoires communs, qui remplaçaient les anciens pourrissoirs nommés cimetières. Chaque famille s’y voyait attribuer gratuitement son logement particulier. Les visites étaient autorisées deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi. Pour éviter que la ville mortuaire fût habitée par un peuple trop mal habillé, l’État donnait un vêtement neuf à chaque défunt. Cet uniforme, c’était, pour les hommes, l’ancien « habit » des élégants du xxe siècle, noir, à basques, et, pour les femmes, une simple robe dite « paysanne », à fleurettes bleues sur fond rose […]
Dans Ravage, la civilisation moderne s’écroule quelques heures après avoir été privée d’électricité. Les chambres frigorifiques qui conservent les morts, forcément, ne peuvent plus remplir leur fonction :
Les familles épouvantées fermèrent à clé les portes hermétiques des chambres froides. Elles virent, à travers les murs transparents, leurs parents défunts verdir, gonfler, se répandre. Une odeur abominable, d’abord faible, puis souveraine, envahit les appartements. Les vivants essayèrent de toutes les façons de se débarrasser des morts vénérés devenus foyers d’infection. Ils en jetèrent à la Seine, mais le fleuve en apportait autant qu’il en emportait. Ils flottaient lentement dans l’eau grise, à demi nus, ventres ballonnés, se heurtaient aux piles des ponts, les contournaient à tâtons, s’abandonnaient au courant paresseux, rêvassaient le long des berges. Les familles, en convois, essayèrent de transporter leurs ancêtres jusqu’au grand feu de la rive droite. La chaleur énorme de l’incendie les empêcha d’atteindre les flammes. Elles durent abandonner leurs fardeaux chéris et redoutés dans des ruines encore chaudes, où ils se mirent à bouillir. Finalement, on se contenta de les jeter dans la rue par les fenêtres. Les quartiers riches devinrent, en trois jours, des charniers puants que beaucoup abandonnèrent pour les cités ouvrières, déjà surpeuplées, où les malheureux se mirent à s’entretuer pour une bouchée de nourriture ou une goutte de boisson. Dans les Conservatoires communs, il s’était fait comme une rumeur. Des millions de morts s’étaient mis à remuer en même temps. Ils furent un peu plus longs à atteindre le stade de la pourriture que les morts de la surface, et ne la subirent pas de la même façon. Un microscopique champignon bleu s’empara d’eux, couvrit de sa mousse et de ses filaments chairs et vêtements, transforma en quelques heures chaque cadavre écroulé en une masse phosphorescente.