Dans l’article précédent, je parlais de Frank Fenner, chercheur australien pour qui l’humanité n’a plus qu’un siècle d’existence. Sur Facebook, Gwen de Bonneval m’a renvoyé vers les réflexions tout aussi pessimistes de Claude Lévi-Strauss en 2005, à l’occasion de sa réception du Prix international de Catalogne.
Pour l’ethnologue, l’humanité est responsable de sa propre perte :
« Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué ».
Quand Frank Fenner a été interviewé, il était âgé de 95 ans. Claude Lévi-Strauss, quand à lui, avait 97 ans lorsqu’il a écrit son texte. Les deux hommes savaient, je pense, que la conclusion de leur vie était proche. Est-ce que leur vision d’une humanité qui vivrait son crépuscule procède de leur grande expérience — personne n’aura vu le monde se transformer plus profondément, sans doute, que ces hommes nés au début du XXe siècle et morts au début du XXIe —, ou bien est-elle influencée par le fait que leur existence, aussi, a atteint son crépuscule ?
Car finalement, l’unique « fin du monde » que nous savons tous au fond de nous-mêmes que nous verrons — ou plutôt que ne nous ne verrons pas —, c’est le terme de notre vie, le moment où tout cessera d’exister pour nous, puisque nous aurons cessé d’exister pour le reste du monde. De même que l’autruche croit qu’on ne la voit pas, dit-on, lorsqu’elle a la tête dans le sable, le vivant peut penser que rien ne survivra à sa mort.
(Photo : Claude Lévi-Strauss par Michel Ravassard/Unesco)
Comme le dit le philosophe Boulet, « La mort, c’est comme quitter la meilleure fête du monde à 21 h » (Notes 5, p. 72). Du coup, on peut comprendre l’envie de ceux qui tutoient la dernière étape d’emmener avec eux l’humanité toute entière… 😉
A propos, à quand un billet sur l’excellentissime « Quelques minutes avant la fin du monde? » (2011, Delcourt).
Pas lu Quelques minutes avant la fin du monde mais c’est juste des planches extraites du blog, non ? Boulet traite souvent les sujets classiques de la science-fiction, assez bien. Il faut que je relise sa Rubrique scientifique, tiens.
Même perspective chez Derrida, dans le recueil des nécrologies (Chaque fois unique la fin du monde, Galilée, Paris, 2003),qu’il a consacré à ses proches – personnalités intellectuelles de tout bord (Barthes, Foucault, Deleuze, Lévinas, …) – que résume Jean-Luc Nancy, dans qu’il a rédigé à Derrida : « C’est-à-dire que le monde est chaque fois tout entier présent en chacun, comme chacun ». Comme tu l’écrivais dans un billet précédent je crois, cela relève de la confusion entre fin du monde et fin d’un monde. Lévi-Strauss en était conscient. Il disait ainsi, par ailleurs, entre autres le jour anniversaire de ses 100 ans, dans un entretient avec Sarkozy qui lui demandait quel sujet de l’actualité attirait son attention : « Je ne suis plus tout à fait du monde des vivants, répond Lévi-Strauss. Les peuplades auxquelles je me suis interressé sont mortes ». (http://www.lepoint.fr/archives/article.php/297007)