Quitter Twitter (et Facebook, et Instagram) ?
janvier 19th, 2025 Posted in Écrans et pouvoir, Interactivité(article laborieux à écrire — et qui le sera sans doute à lire — dont j’ai dû abréger la rédaction, je voulais parler de beaucoup de choses, mais nous sommes déjà le 19 janvier à minuit moins une et il fallait que je prenne position. Ce que, fidèle à moi-même, je ne fais pas vraiment)

Le débat fait rage : quitter Twitter (enfin « X », mais je ne m’y ferai jamais), ou ne pas quitter Twitter ? La date choisie, demain lundi 20 janvier 2025, est celle de l’investiture de Donald Trump. Et la motivation est de protester contre la dérive personnelle d’Elon Musk, devenu le fervent soutien de celui qu’il a naguère combattu, notamment sur la question climatique. Dans la foulée, beaucoup de gens songent aussi à quitter les réseaux sociaux Facebook et Instagram, propriétés de ma société Meta dont le directeur général, Mark Zuckerberg, connaît lui aussi une mue politique : naguère simple nerd inconséquent, il est à présent fasciné par la question de la masculinité et veut purger ses réseaux sociaux de l’« énergie féminine » qui, à l’entendre, fait du tort aux affaires en émasculant l’Amérique. Au passage, cette dérive masculiniste n’est peut-être rien d’autre qu’un retour à la nature profonde du sujet, si l’on se rappelle que Mark Zuckerberg a d’abord créé Facebook pour noter le physique des étudiantes d’Harvard et faire la collecte de leurs coordonnées1.
Pour ce qui est de Twitter, le mouvement de départ a d’ores et déjà une certaine ampleur, puisque les annonces de fermetures de comptes se succèdent, émanant de personnalités populaires sur la plate-forme (l’essayiste Mona Chollet ; l’astrophysicien Éric Lagadec ;…), par des membres de la classe politique (Sandrine Rousseau ; Cécile Duflot ; Yannick Jadot), par des institutions (Hôpitaux de Paris ; Université de Strasbourg ; Mairie de Paris ;…) ou des ONGs (Greenpeace France ; Ligue des droits de l’Homme ; Cartooning for peace ; La Cimade ;…). Plus étonnant, de nombreux médias ont annoncé leur décision de quitter Twitter : The Guardian, La Vanguardia, Mediapart, Alternatives économiques, Reporterre, Basta!, La Revue dessinée, Ouest France ou encore Sud Ouest. C’est surprenant car depuis quinze ans, les liens entre le réseau de micro-blogging et le monde médiatique sont très étroits, le réseau social — où peu de journalistes sont absents — étant à la fois leur outil de diffusion d’information, un lieu de débats directs et instantanés, un lieu où se fait parfois l’actualité (un réseau dédié aux petites phrases…), et enfin un lieu permettant de prendre le pouls de l’opinion publique — une opinion publique un peu douteuse, puisque surtout représentative du monde politico-médiatique : Twitter n’a jamais été « le monde réel ». Peut-être est-ce justement cette importance prise par le réseau et l’effet de loupe qu’il impose à l’anecdote et à l’immédiateté qui ont fini par devenir rébarbatifs pour les journalistes qui souhaitent se poser pour penser l’actualité plutôt que de la suivre, sans répit, comme autant de hamsters dans leurs roues. Indépendamment des choix politiques récents d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg, la toxicité de leurs réseaux sociaux est présente dans les plate-formes elles-mêmes. Et leurs vertus aussi en font partie — car ces plate-formes on des vertus.

Ici vus par l’artiste IA « Wild Trance ».
Parmi les raisons récemment mises en avant pour convaincre le public de se détourner des réseaux sociaux, j’ai souvent lu qu’on leur reprochait une absence de « modération » qui permettrait qu’on y lise des fake-news et non des informations vérifiées. On se souvient que Marine Tondelier, mais aussi Thierry Breton, bien qu’issus de bords politiques bien distincts, ont l’un et l’autre suggéré l’idée que Twitter puisse être banni de l’Union Européenne. Si leurs déclarations suivent les annonces d’ingérence politique agressive par Elon Musk en Europe2, l’argument de la vérité et la menace de la censure sont dangereux et se retournent vite contre ceux qui les emploient, laissant l’extrême-droite se faire passer pour championne de la liberté d’expression (comme les Islamistes ou le Schtroumpfissime, tiens) quant on sait bien quel cas elle fera d’une telle liberté une fois arrivée au pouvoir (comme les islamistes et le Schtroumpfissime, oui)3.
On se souviendra que la première mesure prise par Elon Musk lorsqu’il a acquis Twitter a été… D’en bannir un certain nombre de journalistes dont les critiques à son encontre lui déplaisaient.

Réclamer une modération, réclamer une chasse aux fake-news, réclamer le bannissement des voix qu’on ne veut pas entendre, c’est réclamer une forme de censure ou en tout cas affirmer qu’une certaine parole doit être imposée par la force, qu’il existe une forme officielle de vérité, possiblement distincte du réel ou incapable de s’imposer de manière loyale, ce qui est au fond exactement ce que les gens de droite ou d’extrême-droite reprochent au camp « progressiste ». Au delà de l’impasse logique que pose le slogan « pas de liberté pour les ennemis de la Liberté », le problème me semble surtout très mal posé.
En effet, le problème de Twitter, sa toxicité, ne vient pas d’un déficit de modération, qui l’inscrirait sans une philosophie libertaire proche de ce qu’a été l’Internet d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, c’est que Twitter est bel et bien modéré. Pas vraiment modéré par la censure, mais bel et bien par la manière dont la parole est distribuée.
Un tweet sur deux que me présente « X » émane d’une personne que je n’ai pas choisi de suivre, quelqu’un dont je n’ai pas envie, dès le matin, de subir les remugles : obsessions xénophobes, transphobes, anti-science, poutinophiles, trumpolâtres, écolophobes, libertariennes…
Ces discours me sont imposés quotidiennement, et s’ils me permettent de connaître des opinions éloignées des miennes, ils ne sont sans doute représentatifs de rien d’autre que d’une forme assez massive de propagande, liée à des choix politiques ou commerciaux (favoriser les polémiques, premier moteur « d’engagement »).

Et ce n’est pas tout : c’est aussi « X » qui décide ce que je peux voir des publications des gens auxquels je suis abonné, c’est à dire que « l’algorithme » peut décider de faire quasiment disparaître certaines personnes de mon fil (ne me laissant découvrir, à la faveur d’un retweet, qu’elles sont toujours actives sur Twitter), et qui décide de mettre en avant mes publications pour certaines personnes ou au contraire de les masquer pour d’autres. Liberté d’expression, vraiment ?
Je suis pour ma part un peu partagé. Bien sûr, j’aimerais que que le message porté par ceux qui veulent quitter Twitter soit entendu, et que leur départ rappelle que la valeur des réseaux sociaux dépend de ceux qui les font vivre — même si pour ces sociétés, nous (nos vies, nos goûts, nos liens amicaux, familiaux, professionnels) sommes juste un carburant, carburant que, par un sournois retournement, ils nous revendent après nous l’avoir pris.
Mais ça n’est pas si simple, car quitter Twitter, quitter Facebook, quitter Instagram, c’est renoncer à des années de conversation. Je me suis inscrit sur Twitter en mars 2009, il y aura bientôt seize ans. À Facebook, quelques mois plus tard, poussé par le fait que de nombreux échanges entre étudiants et enseignants passaient par ce réseau. Mon premier compte Instagram est vieux de dix ans. Sur Twitter, j’ai développé des amitiés, rencontré des gens que je n’aurais pas connu sinon. Sur Facebook, je maintiens des liens avec de nombreux anciens étudiants, anciens collègues, ou même voisins. Enfin, Instagram me permet de montrer régulièrement mon travail, et surtout, de connaître celui d’innombrables artistes, designers ou auteurs de bande dessinée. Et pour chacune de ces plate-formes, pour chacun de mes comptes sociaux, j’ai autant d’années de conversations par messages privés, parfois précieux — je pense par exemple aux échanges que j’ai pu avoir avec des personnes à présent décédées, comme tout récemment Nicolas Nova. Toutes ces choses construites au fil du temps (liens, groupes, pages,…) nous rappellent en tout cas à quel point les réseaux sociaux propriétaires constituent un piège, et les gens qui décident de concentrer leur activité sociale sur Linkedin ou BlueSky5 ne font que repousser le problème puisqu’un jour, l’un ou l’autre, au gré des changements de politique commerciale, cesseront à leur tour de constituer des « zones autonomes temporaires », pour reprendre la formule d’Hakim Bey.

Difficile de ne pas regretter le système Usenet, inventé en 1979, techniquement décentralisé, qui permettait des conversations libres de tout contrôle et, au fond, appartenant à ses propres utilisateurs. On date le déclin d’Usenet à l’année 2003, qui est aussi celle de la naissance de réseaux sociaux commerciaux comme Linkedin et mySpace. Difficile aussi de ne pas regretter la pratique du blog, qui perdure mais qui a beaucoup changé, notamment pour ce qui est de la conversation : lorsque je postais un billet il y a quinze ans, celui-ci pouvait être suivi de dizaines ou de centaines de commentaires. Désormais, une telle chose est devenue anecdotique, du moins si on ne compte pas les milliers de messages de spam que je dois supprimer chaque mois.
Aujourd’hui, l’alternative aux réseaux sociaux commerciaux est ce qu’on appelle le Fediverse, un ensemble de réseaux sociaux décentralisés, souvent interconnectés, comme par exemple Mastodon (une espèce de Twitter), PeerTube (qui s’inspire de Youtube), Diaspora (qui reprend des fonctionnalités de Facebook) et PixelFed (dédié à la diffusion d’images, comme Instragram).
Les problèmes liés à ces systèmes sont nombreux : il faut de bonnes âmes pour en héberger des « instances » ; il faut des développeurs motivés pour les maintenir techniquement ; et enfin il faut se rappeler qu’ils exposés à de nombreux aléas : que deviennent les publications lorsqu’une instance ferme ? Quel est le degré de liberté d’expression quant on sait que chaque instance peut avoir sa politique de modération, et que migrer sur le Fédivers revient à devoir faire confiance non à un Elon Musk mais à autant qu’il y aura de serveurs ?
En attendant, je me suis inscrit un peu partout, sur Mastodon, sur BlueSky, sur Linkedin, sur PixelFed, et on verra ce qui prend, ce qui ne prend pas…


L’exode n’est pas l’unique forme de « résistance ». Certains considèrent même que rester sur les réseaux sociaux problématiques est un devoir, car en ne le faisant pas, on supprime toute contradictions aux contenus les plus malsains. D’autres proposent une forme de grève : sous le mot d’ordre Lights out Meta, ils déserteront Facebook et Instagram jusqu’au 27 janvier. Pourquoi pas. Le mode d’action le plus redoutable est cependant sans doute de conserver son compte sur tel et tel réseau social, mais de cesser de l’utiliser ou de ne l’utiliser que mollement, en en faisant une agora fantôme. On se rappellera que c’est ce qui a signé le destin des réseaux moribonds ou disparus, à commencer par Google+, aux fonctionnalités comparables à celles de Facebook et au nombre vertigineux d’abonnés… Dont la plupart, simples titulaires d’un compte Gmail, ignoraient être aussi inscrits sur Google+, et ont même parfois ignoré qu’il avait disparu.
Twitter se dépeuple déjà, j’ai pu le constater avec mon nombre d’abonnés, en baisse constante depuis des mois. Régulièrement, je me demande où est passée telle ou telle personne avec qui j’ai échangé au fil des années, et vérification faite, elle a quitté Twitter. Et ce n’est pas forcément lié au trumpisme d’Elon Musk, c’est plutôt le fruit d’une forme d’usure face à une ambiance qui mène systématiquement au conflit. C’est dommage, j’ai bien aimé Twitter. Mais ce sera désormais le réseau social le plus facile à quitter.
Par ailleurs, si je partage le dépit général face à l’état des réseaux sociaux, je note qu’il n’y a pas que là que le débat public prend une tournure débile.
Alors pour répondre à la question que beaucoup de gens me posent : non, je ne quitte aucun réseau social, je comprends bien ceux qui le font6, et j’espère ne pas les perdre de vue malgré leur départ. Et j’attends de voir quels nouveaux lieux parviendront à prouver leur utilité, en espérant ne pas avoir à démultiplier les créations de comptes à des réseaux sociaux et en m’évertuant, autant que faire se peut, à converser de bonne foi avec des individus, que je sois d’accord ou non avec eux.
- Il y a beaucoup à dire sur la tendance à une obsession de la virilité, le suivisme du « chef » qui va avec, l’angoisse face à l’émancipation et l’empowerment des femmes, qui se double d’une obsession pour la frontière entre les genres, entre les sexes, entre les nations,… Et les violences qui vont avec. L’Histoire a déjà régulièrement vécu ça, c’est une forme de malédiction, apparemment, notre espèce ne sera décidément jamais adulte. [↩]
- Elon Musk soutient notamment l’extrême-droite allemande, l’extrême-droite britannique ou encore la présidente italienne du conseil des ministres Giorgia Meloni, issue d’un parti néo-fasciste. Une ingérence politique étrangère, quel que soit le bord politique, est proscrite par la loi dans la plupart des pays du monde à commencer par les États-Unis d’Amérique dont Musk intègre l’équipe dirigeante demain… [↩]
- Au passage, la justice des États-Unis a interdit TikTok — plate-forme chinoise elle aussi soupçonnée d’ingérence politique — aujourd’hui-même, et si Trump (qui avait proposé l’interdiction de TikTok lors de son premier mandat, pourtant) n’est pour rien dans cette décision (qu’il affirme à la fois déplorer et respecter), son ami Elon Musk est soupçonné de vouloir profiter de l’occasion pour faire l’acquisition de TikTok US. L’affaire se complique car Trump propose un sursis pour TikTok,… [↩]
- Je parle du bord politique de Jordan Bardella et non de lui-même en tant que personne, car en politicien avisé, souple comme une anguille, il se compromet le moins possible, laissant les électeurs projeter sur lui ce qui leur plait, avec un discours dont le rapport signal/bruit est à peu près celui d’une huître. [↩]
- Jack Dorsey, fondateur de Twitter et de BlueSky, déplore que BlueSky, au départ créé pour retrouver l’esprit initial de Twitter, ne parvienne pas à fonctionner de manière décentralisée et, pour cette raison, est condamné à répèter les erreurs de son modèle. [↩]
- Une boite-à-outils pour faciliter la migration en évitant de perdre ses amis et ses textes, notamment : HelloQuitteX. [↩]
5 Responses to “Quitter Twitter (et Facebook, et Instagram) ?”
By George Kaplan on Jan 20, 2025
On va revenir aux premières années de l’internet et s’échanger nos pages perso, ainsi que les bannières qui vont avec. Peut-être même qu’on va commenter les blogs. Ça va être amusant.
By J.-N. on Jan 20, 2025
@George Kaplan : et pourquoi pas !
By Joss on Jan 20, 2025
@George Kaplan : C’est fort possible que ce soit un des avenirs. Moi-meme, je me suis recree un blog il y a quelques semaines (cree, litteralement, j’ai ecris tout le html, css et un peu de javascript pour le faire tourner) et je pense que je ne vais pas etre le seul a suivre cette voie. Tout le monde a besoin de creer, si les outils qui etaient top fut un temps nous en empeche dorenavant, nous allons changer d’outils.
By J.-N. on Jan 20, 2025
@Joss et les réseaux sociaux sont un vrai piège, du point de vue du contenu : ils le détiennent et décident à qui il est montré. J’aime bien avoir Instagram pour poster mes dessins, mais ceux-ci ne sont pas accessibles aux non-utilisateurs d’Instagram…
By cali rezo on Jan 20, 2025
C’est vraiment la question du moment… Je réalise que je n’ai jamais arrêté mon blog (2004!), même si il a muté en une sorte de newsletter. Je ne sais plus trop non plus vers où aller pour trouver du sens. Mais la question n’est pas limitée aux réseaux sociaux…