Je ne voulais pas venir sur Facebook
octobre 11th, 2010 Posted in Interactivité, Mémoire, Parano, PersonnelLe texte qui suit n’intéressera sans doute pas les gens qui connaissent et qui pratiquent Facebook, du moins pas avant les années 2020 ou 2030, quand Internet et Facebook auront tellement changé qu’il sera bel et bon de se souvenir de ce qu’ils étaient en 2010.
Donc ne lisez pas, revenez dans dix ou vingt ans.
Sous la photo de mon profil Facebook, il est écrit : « Je ne voulais pas venir sur Facebook ». Et c’est vrai, je ne voulais pas y aller, et puis j’y suis allé quand même. Je ne voulais pas y aller parce que ce système dans lequel toutes sortes de gens deviennent vos « amis » me dérangeait pour une simple question de vocabulaire, parce que le mot « ami » m’a toujours paru très fort et qu’il me semblait que Facebook le trivialisait. Mais je m’y suis fait, puisque l’on se fait à tout, j’accepte qu’il ne s’agit pas d’amis selon ma définition mais d’amis Facebook, groupe qui englobe des membres de ma famille (être « ami » de ses enfants, c’est sans doute le plus bizarre), de vrais grands amis de longue date, des connaissances plus distantes, des gens perdus de vus et retrouvés, des fréquentations professionnelles, et parfois même quelques personnes que je ne connais pas du tout mais que j’accepte comme mes amis puisqu’ils sont les amis de mes amis, ou pour être très précis, parce que nous avons suffisamment d’amis et de préoccupations en commun pour que cela semble faire sens.
Si je suis allé sur Facebook malgré mes réserves, c’est que je savais qu’il s’y passait des choses, et notamment qu’une partie des échanges pédagogiques des institutions où j’enseigne passaient désormais par ce biais et que le phénomène était appelé à s’étendre. D’autant que comme le dit Olivier Ertzscheid1, FaceBook s’avère un excellent moyen pour gérer l’annuaire de ses anciens étudiants : le réseau social ne prolonge pas seulement le lien au delà des heures de cours, il permet de le prolonger au delà des années d’étude.
En multipliant les plate-formes d’échanges sur Internet (mail, forums, livres d’or, commentaires de blogs, chat, mySpace, Twitter, Facebook), je remarque que les rapports que l’on y a avec les personnes que l’on y fréquente diffèrent selon les « lieux », et qu’ils diffèrent aussi en fonction des rapports que l’on a avec ces mêmes personnes dans la fameuse « vraie vie » — je mets ici des guillemets car nos existences dites « virtuelles » sont bel et bien une partie de notre « vraie vie » : une communication par voie électronique peut avoir une incidence professionnelle, juridique ou amicale aussi importante qu’une conversation dans un café ou une réunion en entreprise, contrairement à ce qui se passe (ou ne se se passe pas) dans des espaces effectivement virtuels tels que le rêve ou l’imaginaire.
Dans chaque système électronique d’échange, donc, il y a des différences : comment vient-on à pratiquer une forme d’échange donnée ? Y est-on simple spectateur, semi-anonyme, correspondant, ce qu’on écrit devient-il public ou reste-t-il confidentiel ? Le média est-il synchrone ou asynchrone, direct ou différé, individuel ou non,… On pourrait sans doute écrire un second volume au Understanding Media de Marshall McLuhan qui ne serait consacré qu’à distinguer toutes les formes d’échanges sociaux qui se sont développées depuis l’avènement de l’Internet grand public. Ayant employé un nombre non-négligeable de ces plate-formes d’échange, je constate qu’avec les mêmes personnes, je peux avoir des rapports intenses par un canal, ou extrêmement distanciées par un autre. Il y a même des gens pour qui j’ai de la sympathie ou de l’amitié sur tel réseau social, mais une certaine indifférence sur tel autre, et je suppose que tout le monde vit ça plus ou moins de la même manière. Il me semble que l’intensité du lien amical dit « virtuel » dépend d’une équation complexe qui inclut les caractéristiques propres au medium mais aussi les manières et les fréquences respectives auxquelles mon correspondant et moi-même utilisons les plate-formes en question.
Facebook est particulier à plusieurs égards. Tout d’abord, le système est fait pour que l’on y rencontre principalement des gens que l’on connaît déjà, du moins si on est un simple particulier et non une vedette internationale de la chanson ou du cinéma — une vedette sera sollicitée par énormément de gens qui la connaissent bien (ou pensent la connaître) mais dont elle ignore tout. Mais FaceBook n’est pas vraiment adapté à cet usage car le nombre des « amis » est limité.
Parmi les gens qui ne sont pas des célébrités, je remarque une certaine disparité dans la politique d’extension du réseau amical : certains acceptent toutes les demandes de liens — on peut imaginer qu’ils les traitent sans intensité particulière — tandis que d’autres n’admettent dans leur liste d’amis que des gens extrêmement proches.
Une seconde particularité est qu’il y a un rapport de réciprocité impératif dans le « lien » amical qui s’établit entre deux personnes. On ne peut être « ami » que de gens qui acceptent eux aussi d’être vos « amis ». La bilatéralité n’est pas totale car on peut poster certains messages à une partie restreinte de ses « amis » et on ne voit que ce que ces derniers acceptent que l’on voie. Mon fils Gabriel (14 ans) est par exemple passé maître dans la gestion de son identité numérique sur Facebook. Il distingue très habilement ce qu’il accepte que l’on sache de ses préoccupations selon que l’on est son camarade de classe, un membre de sa famille ou un de ses professeurs. Inversement je connais des gens de mon âge qui gèrent leur identité publique avec un grand laxisme : on est sans doute plus indulgent envers soi-même, ou plus en accord avec la personne que l’on est à quarante ans qu’à quinze ans.
En constatant l’expertise des jeunes dans leur utilisation de Facebook, j’ai le sentiment que les mises en garde qui leur sont régulièrement adressées sont superflues, car personne n’est aussi sensible à son apparence sociale et personne n’a autant besoin de faire des expériences dans le domaine qu’un adolescent.
De plus, je doute que l’on reproche à un vingtenaire d’avoir dit une bêtise cinq ans plus tôt. En revanche, quand une personne qui a des enfants, un métier, des collègues et des responsabilités émet une opinion décalée par rapport au milieu socio-culturel dans lequel elle évolue ou écrit « J’ai pas envi d’allre bossé aujourdui mdr » (orthographe conforme) sur son mur Facebook, il est légitime de dire qu’elle ne maîtrise pas complètent l’image qu’elle renvoie d’elle-même. Une telle personne est-elle pour autant naïve ? Pas sûr. J’y vois l’ambition sans doute très saine d’exister pour les autres tel qu’en soi-même, sans trop se cacher2.
Le fait d’écrire depuis chez soi, dans la tenue que l’on veut porter, sans costume, sans cravate, sans sourire forcé, sans se surveiller, facilite sans doute la chose. On dit souvent que les internautes se « cachent » derrière leur écran (on devrait dire « devant leur écran », techniquement parlant), mais c’est sans doute aussi vrai que c’est faux. Car s’il est exact que l’on ne s’expose pas au regard d’autrui lorsque l’on communique de manière potentiellement anonyme par le biais d’un clavier et d’un écran, il est tout aussi exact que l’on ose sans doute plus être « soi-même » dans ces mêmes conditions d’intimité3.
Mais qu’est-ce que « soi-même » pour un animal social comme l’être humain ?
Une étude récente établit que l’utilisation des réseaux sociaux agit sur la production d’ocytocine4. L’ocytocine (schéma ci-dessus) est une hormone passionnante, qui agit sur la sensation de bien-être, sur le sentiment de confiance en autrui et sur la capacité à tisser des liens avec autrui. C’est l’hormone de l’amour, de l’amitié et de l’empathie, l’hormone du rapport aux autres. Eh bien selon les expériences de Paul Zak, professeur à l’université de Claremont en Californie, le fait d’utiliser Twitter agit sur le sujet exactement comme s’il se trouvait en confiance en face de quelqu’un : la production d’hormones du stress (cortisol et corticotrope) chute tandis que la production d’ocytocine augmente. Même si l’on n’a pas encore d’études du genre au sujet de FaceBook, on peut supposer que les choses se passeraient de manière sensiblement équivalente et confirmeraient un point qui semblera évident à tous ceux qui pratiquent les réseaux sociaux : ceux-ci agissent sur nous comme toutes sortes de situations de notre vie dite « réelle », il n’y a rien d’artificiel ou d’abstrait dans les amitiés qui sont entretenues par des moyens interactifs, elles fonctionnent en grande partie de la même manière au niveau du « récepteur », c’est à dire au niveau de notre cerveau. Bien entendu, tout ne passe pas par ce biais : la gestuelle et les expressions du visage (qui apportent énormément d’informations), les contacts physiques (qui agissent puissamment sur le système endocrinien) et les échanges de phéromones sont exclus de plate-formes telles que Facebook.
Puisque les gens que l’on fréquente sur FaceBook sont généralement des gens que l’on connaissait précédemment, on peut supposer que ce service est juste un medium de plus dans la longue liste des moyens dont nous disposons déjà pour entretenir nos rapports amicaux : invitations, téléphone, restaurant, cartes postales,…
Mais ce n’est pas toujours le cas et l’état de confiance dans lequel se trouvent les membres d’un réseau social peut provoquer des situations inattendues, on se rappellera par exemple de la mésaventure d’un soldat israélien qui a bêtement dévoilé sur son « mur » le détail d’une opération militaire à laquelle il allait participer (forçant l’armée de son pays à annuler l’opération), ou de membres de la NSA, de l’armée ou de grandes sociétés d’équipement militaires qui s’étaient tous empressés de devenir amis de Robin Sage, une très charmante étudiante surdouée du MIT âgée de 25 ans… qui s’est révélée avoir été inventée par un hacker qui voulait démontrer par ce biais qu’il pouvait soutirer de nombreuses informations confidentielles aux personnes qu’il avait abusées.
Je dois admettre que j’apprécie FaceBook. Cette plate-forme m’a permis de retrouver des gens, de maintenir certains contacts, d’apprendre des choses et d’en transmettre,… Ce qui fonctionne bien ici, c’est que chacun utilise FaceBook à son rythme. Certains postent quelque chose plusieurs fois par jour, d’autres ne viennent que de temps en temps, on n’est ni forcé de lire ni forcé d’écrire. Par contre, on se souvient régulièrement de l’existence des gens, même si on ne les a pas vus de visu depuis des années.
Enfin cette liberté est assez théorique car rapidement, les gens inscrits sur FaceBook ont tendance à consulter leur « mur » de manière régulière, comme ils le faisaient déjà avec l’e-mail.
De manière redondante, certains se sentent forcés de prendre position par rapport au plus grand5 réseau social du monde : faut-il quitter FaceBook ? Plusieurs articles le recommandent et il ne passe pas trois mois sans qu’un magazine n’annonce la fin de Facebook, due à l’exaspération des utilisateurs du site. L’argumentaire concerne généralement la propriété, la sécurité et la pérennité des données.
Avant d’être un service, FaceBook est une société commerciale privée qui a fait preuve de plusieurs maladresses et qui, notamment, a régulièrement modifié la licence6 qui la liait à ses abonnés. À l’origine, les utilisateurs de FaceBook voyaient leurs données officiellement protégées par la plus grande confidentialité (on a appris par la suite que le jeune fondateur du service, Mark Zuckerberg, ne se gênait cependant pas pour accéder aux données qui l’intéressaient), et peu à peu, le contrat a évolué vers l’opposé total, les données placées sur FaceBook étant impossibles à supprimer réellement et appartenant pour toujours au service et à ses partenaires commerciaux. Sur ce point précis, la plupart des utilisateurs de FaceBook ne sont pas vraiment inquiets car ne se trouve sur ce site que ce qu’ils ont voulu y mettre, qui n’est ni une information fiable (on peut se donner la date de naissance, le nom, la photo ou la biographique que l’on veut) ni une information « critique », du moins en général. Tout le monde sait qu’il s’agit d’une place semi-publique et s’y exprime en conséquence. D’autres sites (grande presse ou boutiques en ligne, par exemple) conservent des informations qui nous concernent parce que nous y avons déposé des commentaires, que nous en avons été clients ou que nous avons un temps souscrit à un abonnement. On peut avoir la surprise d’y voir des publicités nous appeler par notre nom, preuve que nous y sommes tracés, et cette fois, sans l’avoir voulu et sans en avoir conscience. En fait, Facebook n’est pas un lieu où l’on expose passivement son identité, c’est un lieu où l’on construit, où l’on communique activement et consciemment son identité. Enfin plus ou moins, car certaines informations, qui nous semblent négligeables, peuvent avoir un intérêt commercial très important pour FaceBook et ses partenaires : les liens entre les personnes ou encore les pages ou les commentaires que l’on a déclaré « aimer ».
Le traumatisme ressenti par les usagers est réel et profond chaque fois que FaceBook effectue une modification technique majeure. Par exemple, en 2009, du jour au lendemain, la liste des « amis » d’un utilisateur est devenue publiquement accessible (sauf réglage contraire), ce qui engage tous les correspondants en exposant leurs liens les uns avec les autres, y compris pour un public de personnes qui ne sont pas eux-mêmes utilisateurs du site.
Des changements douteux de ce type sont régulièrement effectués, mais l’exode des utilisateurs, si souvent annoncée, n’advient pas pour autant, car le pouvoir de la plate-forme est devenu trop important : il n’a pas de concurrent sérieux excepté dans des niches précises (LinkedIn pour les professionnels, Copainsdavant pour les retrouvailles de camarades de classe, Meetic et Match pour faire des rencontres amoureuses, MySpace, FlickR et DeviantArt pour les producteurs de son ou d’images,…), et surtout, il a réclamé un investissement important de la part de ses utilisateurs actuels, investissement que l’on n’est pas nécessairement désireux de refaire sur un autre site ou de perdre en quittant le site. Je fais le pari que la domination de FaceBook va persister un certain temps, car le succès appelle le succès dans le cas d’un réseau social : plus il y a de gens et plus on aura de raisons d’y adhérer soi-même.
La confiance que l’on place en FaceBook est un peu semblable à celle que l’on place dans une institution bancaire : on s’en plaint, on peut penser que l’on s’y fait exploiter et parfois même malmener mais ce dont on a besoin, pour l’essentiel, c’est d’être certain de la pérennité et de la solidité du service. À une banque, nous confions la gestion de nos économies ; À un réseau social, nous confions des données, des pensées, des images, et la gestion d’une partie de notre vie amicale : un vrai trésor.
Je suppute aussi que la plupart des gens ne sont pas véritablement gênés de savoir que leurs liens amicaux, leurs préoccupations, leur activité ou ce qu’ils disent d’eux-mêmes (âge, sexe, situation maritale) sont analysés et utilisés par FaceBook pour leur adresser des suggestions ou des messages publicitaires ciblés. Dans nos sociétés actuelles, il est plutôt rassurant de se savoir considéré de manière superficielle, en fonction d’éléments que l’on a sciemment distillés sans obligation d’exactitude. Car ces éléments ne disent finalement pas grand chose. FaceBook sait que je suis un homme marié de quarante et un an, parce que je l’ai moi-même affirmé (ça eût pu être faux), et Nathalie a elle aussi fait savoir son âge et sa situation familiale — les mêmes — et il est amusant que les publicités qui nous sont envoyées ne sont pas du tout les mêmes. À Nathalie, sont envoyées des publicités pour des vêtements ou de l’électro-ménager. À moi, des annonces de rencontres pour célibataires illustrées par des portraits de jeunes femmes aguichantes.
Une chose très intéressante est que FaceBook permet à un particulier ou à un professionnel de créer une campagne publicitaire pour n’importe quoi en quelques minutes. On peut faire une publicité pour un site web externe mais aussi pour une page interne FaceBook. Je peux, par exemple, créer une page de soutien à je ne sais qui ou quoi — à titre totalement personnel —, puis créer une campagne publicitaire pour rabattre sur ladite page les personnes qui ont effectué un certain type d’études, qui appartiennent à une certaine tranche d’âge et qui s’intéressent déjà à tel ou tel autre sujet proche du mien. En fonction des paramètres, FaceBook proposera alors un tarif maximal par clic, par exemple 30 centimes d’euro par clic. Il ne reste plus qu’à allouer un budget maximal à la campagne (par exemple 2 euros par jour), à saisir ses informations bancaires et à valider le tout : la campagne sera active jusqu’à nouvel ordre.
La responsabilité du contenu de l’annonce et de la qualité de son orthographe est laissée à la discrétion de l’annonceur et est tributaire de la surveillance des usagers qui peuvent dénoncer une campagne qui leur déplait pour une raison ou pour une autre. Ce système, tout à fait dans l’idéologie du web 2.0, fait des internautes les « turcs mécaniques »7 chargés d’effectuer eux-mêmes le travail de vigilance éditoriale de l’annonceur. Il n’y a ici aucune obligation de produire des publicités « respectables » contrairement à ce qu’impose la régie Adsense, de Google.
On peut vivre quelques expériences angoissantes spécifiques à Facebook, comme de se sentir forcé de compter parmi ses « amis » des relations familiales extrêmement éloignées, ou encore des personnes dont on ignore tout si ce n’est que l’on a fréquenté la même école qu’elles dans notre tendre enfance et que l’on a des souvenirs communs. Au milieu de notre « mur », constitué des contributions de personnes que nous avons choisies assez volontairement, apparaissent alors des opinions ou des éléments culturels qui peuvent s’avérer extrêmement éloignés de nos références. Ce genre de confrontation est intéressant par la situation d’inconfort qu’il provoque : que répondre au (très gentil) cousin italien qui lance un message de solidarité envers Silvio Berlusconi qu’il trouve injustement attaqué ? Que dire à l’amie d’enfance qui poste des photographies depuis la permanence UMP où elle milite ? Que dire à un copain de l’école maternelle retrouvé trente-cinq ans plus tard, dont l’orthographe nous décolle la rétine et qui expose sa vie affective de manière particulièrement impudique ? Pour ma part, ces situations aboutissent à une forme de statu quo, je garde ces personnes parmi mes « amis » mais je ne commente pas leur actualité et eux ne commentent pas la mienne.
Dans les réseaux sociaux en ligne, nous nous débrouillons de manière très naturelle pour nous retrouver entre gens qui nous ressemblent, qui appartiennent à un même milieu socio-professionnel, qui ont un même niveau d’études, qui s’expriment avec les mêmes mots que nous, qui ont des opinions politiques proches des nôtres, qui ont lu les mêmes livres, qui ont vu les mêmes films, qui ont des goûts en commun avec nous, etc. Bien sûr, et c’est heureux, aucune de nos fréquentations sur les réseaux sociaux n’est un exact et absolu reflet de nous-mêmes, mais chacune est dotée de plusieurs qualités qui nous la rendent suffisamment familière. Les micro-chocs culturels dont je parle me permettent, en creux et de manière empirique, de voir les contours de mon habitus, de faire un portrait sociologique de ma propre personne et de me rendre compte que mes réseaux amicaux et professionnels sont sans doute bien plus fermés et sont sans doute bien moins composés au hasard que je ne l’aurais pensé. J’ignore si tout le monde ressent ces choses-là comme moi.
Je me rends compte en écrivant que je dis à peu près la même chose que Roland Barthes qui évoquait une rencontre avec quelqu’un qui communique dans le même langage que lui mais avec qui il ne peut pas se comprendre puisque leurs métiers et leurs préoccupations les éloignent totalement (c’est dans Le bruissement de la langue, je crois). J’avais trouvé ce passage terriblement pédant et parisien, mais voilà que je prends le même mauvais pli.
Ceci étant dit, ce télescopage n’est étrange, dérangeant, que lorsque les « amis » retrouvés nous sont restés inconnus pendant des années. On est plus ouvert aux gens avec qui on a malgré tout une histoire commune et continue. Les authentiques amis, quoi.
Puisque notre environnement social sur Facebook est constitué de familiers, la vraie limite de ce système me semble donc résider dans l’incapacité que l’on a à y rencontrer des personnes inattendues et des opinions inattendues. En fait, j’ai l’impression que l’on peut même difficilement y avoir des conversations non-consensuelles. Plus on accumule les « amis » et plus on est, mécaniquement, poussé à s’exprimer de manière consensuelle.
Récemment, j’ai eu une prise de bec sur Facebook avec une jeune auteur-e de bande dessinée dont j’apprécie le travail, que j’ai croisé une fois en « live » et avec qui j’ai un certain nombre d’amis en commun. Nous nous étions déjà fréquentés sur les forums usenet il y a quelques années. Nous ne sommes pas intimes et nous avons des vues divergentes sur bon nombre de sujets.
Sur les forums usenet, les participants sont égaux. Sur Facebook, en revanche, on poste des commentaires chez soi ou chez les autres, mais il n’y a pas de terrain « neutre ». Pour l’anecdote, je peux raconter le contenu de la conversation houleuse dont je parle plus haut : j’expliquais que je trouvais stupides et contre-productifs les émeutiers qui, en marge du G20 de Toronto, démolissaient des enseignes de magasins — une sorte de nuit de cristal qui visait Starbucks et H&M (mais je m’étais retenu, pendant la discussion, d’effectuer une comparaison aussi lourde). J’ai rappelé que c’est exactement le genre de situations que les états provoquent sciemment pour décrédibiliser les opinions politiques qu’ils combattent (il s’est d’ailleurs avéré que le gouvernement canadien avait précisément infiltré et manipulé les émeutiers), ce qui (avec d’autres considérations sans doute trop bourgeoises, comme l’affirmation qu’un tel gâchis de biens semblerait sans doute incompréhensible aux personnes censément défendues par les casseurs, à savoir les habitants des pays les plus pauvres) a scandalisé plusieurs participants à la discussion, dont la demoiselle, qui m’a tout simplement supprimé de la liste des gens admis à poster sur sa page. Là, il s’est produit quelque chose que je n’avais pas du tout envisagé (ni elle je pense) : la totalité de mes interventions dans le fil de la discussion a disparu. N’y persistent à présent que les réponses que l’on m’a faites ou les interventions auxquelles je répondais. Cet escamotage est un peu traumatisant puisque d’un coup, c’est ma propre histoire qui s’évanouit, qui semble n’avoir jamais existé et qu’il est même totalement impossible de retrouver.
En bref, Facebook n’est pas un lieu d’échanges d’idées aussi approprié que les forums de type « Usenet » (malheureusement délaissés par les fournisseurs d’accès) : il semble bien qu’on y ait plus de mal à supporter des opinions qui sont trop extérieures non seulement aux siennes propres mais aussi à celles du réseau social auquel on appartient, puisque l’on s’exprime en public. FaceBook est un lieu d’entretien du lien social, donc, mais pas un outil de communication. Je peux reprendre à mon compte ce que disait Bruno Latour pendant l’émission Place de la toile : avec Internet (et notamment les réseaux sociaux), on ne passe pas du « matériel » au « virtuel », mais bien au contraire : « ce que le web fait, c’est de matérialiser des éléments qu’on ne voyait pas et qu’on ne pouvait pas tracer auparavant, par le fait d’avoir un login, un écran, un clavier, des avatars ».
Reste que FaceBook est sans doute bel et bien un outil dangereux, ne serait-ce que par l’étendue de son succès. Non pas dangereux parce qu’on y organise des apéritifs géants ou parce qu’on y expose son intimité, mais dangereux pour l’avenir du réseau tout entier. En effet, pour un nombre croissant d’internautes, FaceBook et Internet ne font qu’un. Le mail, les forums, la discussion instantanée, le blog, tout converge vers cette unique plate-forme dont le pouvoir ne fera qu’augmenter. FaceBook est par ailleurs devenu le plus important dépôt d’identité numérique, un endroit où il est presque impératif d’exister. Bien sûr, il sera toujours possible pour beaucoup de gens de snober FaceBook, comme il est presque admissible aujourd’hui de se passer de téléphone mobile8 mais on peut imaginer que l’usagede FaceBook vienne à être, de facto, imposé à certaines catégories professionnelles, je pense en fait aux simples employés, déjà de plus en plus contraints à être joignables sur leur téléphone portable, qui pourraient se voir forcés non seulement à être présents sur FaceBook, mais aussi à s’y déclarer « amis » de leurs supérieurs hiérarchiques, ce qui ferait du réseau social une arme redoutable pour l’entreprise dans l’extension de son empire sur l’existence du salarié hors des heures de bureau9. Et quand FaceBook sera devenu une obligation sociale, que deviendront ceux qui en sont exclus ? Car oui, on peut se faire bannir de FaceBook.
Je ne sais pas si les choses se passeront ainsi — aucune « dictature » du net ne semble jamais définitive, il se trouve toujours un nouveau service pour rendre les autres obsolètes — mais ça ne me semble pas un scénario aberrant.
(remerciements à Mélaka, qui m’a autorisé à utiliser quelques uns de ses dessins)
- Pourquoi je suis « ami » avec mes étudiants par Olivier Ertzcheid/affordance.info, 31 mars 2010. [↩]
- Rappelons-nous l’introduction des Confessions de Jean-Jacques Rousseau : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu » [↩]
- Dans Face aux feux du soleil (1957), Isaac Asimov imaginait que les citoyens d’une société où les échanges ne se feraient plus qu’à distance ne connaîtraient plus la notion de pudeur. [↩]
- Envoyer un tweet, c’est comme tomber amoureux, Numérama, le 25/06/2010. [↩]
- FaceBook, qui existe depuis à peine plus que cinq ans, serait actuellement le site le plus visité au monde après Google — mais puisque Google et FaceBook s’utilisent de manière bien différente, certains considèrent que FaceBook a devancé Google. Il réunit en tout cas près d’un demi-milliard d’utilisateurs actifs dans le monde, dont quinze millions en France. Bientôt, un humain sur dix aura un compte FaceBook. [↩]
- Sans rentrer dans les détails (j’en serais incapable), la licence est distincte du contrat dans le droit américain car elle n’a pas besoin de faire suite à un accord signé : l’usager accepte les conditions de la licence dès lors qu’il utilise le service. [↩]
- Le turc mécanique était un automate créé par Johann Wolfgang von Kempelen, qui a ébloui les cours d’Europe à la fin du XVIIIe siècle en jouant admirablement au jeu d’échecs. En réalité, un assistant de von Kempelen était caché sous l’automate et se chargeait de décider de sa stratégie au jeu. La société Amazon a proposé le terme « mechanical turk » pour qualifier des tâches que l’ordinateur ne peut automatiser et où il faut des êtres humains pour le faire. [↩]
- Je n’ai pas de téléphone cellulaire pour ma part. Je remarque que certains services ne prévoient même pas que l’on se trouve dans mon cas, mais pour l’instant ça n’est qu’un tout petit handicap. Si un jour le téléphone remplaçait tout moyen de paiement, par exemple, ce serait une autre affaire. [↩]
- J’ai pensé à cette possible évolution en écoutant, à très peu de temps d’intervalle, une intervention de l’anthropologue Stefana Broadebent sur France Inter et une émission consacrée au dernier livre de l’économiste Frédéric Lordon, pour Arrêts sur images. Je les recommande. [↩]
6 Responses to “Je ne voulais pas venir sur Facebook”
By monsieur slip on Oct 12, 2010
Personnellement, je classe mes amis par groupe, inconnus, jamais vus, amis avec des droits différents (un réflexe chmod ;¬))… et je n’ajoute pas forcement mes collègues et ma famille (juste mon frère et ma sœur, une cousine).
Enfin, je classais puisque Facebook m’a désactivé aujourd’hui (sans raison et sans avertissement).
Je postais plutôt n’importe quoi entre le kitsch, le bon goût, la musique et l’humour plutôt que l’humeur… c’est un peu l’ancien rôle d’hotmail et msn :)
J’ai retrouvé des amis mais j’ai peu parlé avec eux, j’ai aussi créé des contacts du virtuel au réel (recommandation d’amis).
À l’échelle d’une ville moyenne, c’est pratique, quelques amis dans la culture est rapidement tu sais les expos, les concerts, les soirées et autres. Avec des commentaires par amis communs, je connais des gens de noms, un peu de vu (photo de profil et plus si je suis curieux) et vice versa – on se croise sur facebook ou dans des concerts.
Depuis quelques mois, la qualité du service baisse (le clavardage sature), l’accès ralentit, c’était un gros défaut sur myspace (en plus du graphisme douteux), la sécurisation ne semble pas toujours fiable et l’éthique web absente (je parle de ma désactivation sauvage) – Facebook ne me semble pas si indestructible que ça…
By Jean-no on Oct 12, 2010
@monsieur slip : pouvoir se faire virer de FaceBook est une perspective très angoissante.
Très Web 2.0, aussi : tous les droits et aucune responsabilité du côté de la plate-forme, le droit de rapporter de l’argent et de se taire pour ses usagers.
By Bobby on Oct 12, 2010
On est en 2010 et je n’ai toujours pas de compte Facebook. J’aurais dû, ou pas, mais là j’ai pris trop de retard !(+de 200 étudiants par an, ça m’en aurait fait des amis !). De plus je suis un peu partisan du « pour vivre heureux, vivons caché ».
Je dois être vieux jeu, mais je préfère tellement recevoir des emails !
Heureusement, même mon club de basket parisien où nous sommes hyper connectés (à l’annonce d’un match par email, ce sont les premiers à répondre au mail qui jouent. C’est un peu hard pour les non-connectés en permanence, mais heureusement que ce n’est pas relatif au niveau de jeu !), on a pas encore cédé à la création du club en groupe Facebook !
Tiens d’ailleurs ça m’énerve au plus haut point quand mes étudiants (les plus jeunes) consultent davantage leurs facebooks que leurs mailboxes, pas pratique pour les annonces urgentes. Je trouve ça étrange comme usage, est-ce courant/normal ?
Et sinon, j’imagine que tu avais lu ça JN :
http://next.liberation.fr/cinema/01012295733-tragedie-geek
@monsieurSlip : celle-là, elle est toute fraiche, et je te l’offre sur un plateau d’argent : http://www.youtube.com/watch?v=tVx80aVxsm0
By Jean-no on Oct 12, 2010
@Bobby : c’est en voyant que les e-mails n’étaient pas lus rapidement ou pas tellement pris en compte que j’ai fini par mettre un pied sur FaceBook. Je n’ai pas lu l’article de libé sur le film non, ni vu le film d’ailleurs.
By monsieur slip on Oct 12, 2010
@bobby : c’est très distingué voir un peu gay ;¬)
By monsieur slip on Oct 12, 2010
/* je ne voulais pas partir de facebook */
Bon j’avance dans les méandres de Facebook j’ai réussi à trouver :
étape 1 : http://www.facebook.com/help/contact.php?show_form=disabled
étape 2 :