Profitez-en, après celui là c'est fini

La crédulité de l’autre

décembre 4th, 2016 Posted in Fictionosphère, Non classé

J’étais passé à côté de l’info : le 16 novembre dernier, le tribunal correctionnel de Senlis a condamné un marocain de vingt-deux ans prénommé Ouahid à six mois de prison ferme, à l’issue desquels il sera expulsé du territoire français et interdit d’y reposer le pied pendant dix ans. Son crime est d’avoir consulté le site jihadology.net à deux-cent douze reprises.

radicalisation_signalement

Depuis l’introduction dans le code pénal du délit de consultation régulière de sites terroristes1, une douzaine de personnes ont été condamnées. Or il s’avère que le site jihadology.net, réalisé par le chercheur Aaron Zelin, chercheur en sciences politiques, spécialiste de l’histoire récente du proche-orient, est un site de recensement et d’étude de la propagande djihadiste et en aucun cas un site faisant la promotion de cette idéologie. Le jeune homme a indiqué qu’il avait été orienté vers ce site par un tweet d’un journaliste de France 24, mais l’argument n’a pas convaincu les magistrats (non-spécialisés dans les affaires terroristes), d’autant que l’accusé semble sentir un peu le souffre : il a tenté de se rendre en Turquie en passant par les Balkans, était déjà sous surveillance et c’est à la suite d’une perquisition à son domicile qu’on a découvert son historique de navigation sur Internet, lequel épaissit le faisceau de présomption qui l’entoure. Je veux bien croire que le condamné ait effectivement été « candidat au djihad » (pour reprendre une formule à la mode), mais je trouve terrible que sa condamnation s’appuie de manière erronée sur une loi elle-même problématique2 et que la décision ignore délibérément les faits3. J’imagine que ce détournement (pas d’autre mot) de la loi répond avant tout à une impuissance : on a des raisons de penser que l’accusé est potentiellement dangereux, mais on ne peut pas condamner quelqu’un qui n’a encore rien fait4 alors on se sert d’un quelconque autre prétexte, qui veut noyer son chien…

Selon

Selon le site Stop-djihadisme.gouv.fr (que l’on peut consulter régulièrement sans risquer la prison, j’espère), on comprend que la phase de radicalisation passe par le port de sweets à capuche. C’est à ce même vêtement que l’on identifie les inquiétants hackers tels que les représentent les banques d’images.

Une chose terrible dans cette affaire, c’est l’idée que toute curiosité doit être découragée : quand bien même il aurait effectivement été réceptif aux idées de DAECH, n’est-il pas préférable que ce jeune homme se renseigne auprès de sources qui ne sont pas maîtrisées par l’État islamique et sont susceptibles de lui apporter un recul scientifique ?
Cette loi, enfin, me semble motivée par la conviction qu’une personne ne peut pas réellement changer d’avis, qu’il ne sert à rien de discuter, d’argumenter, qu’il faut juste punir. Sans que le but et l’utilité à long terme de cette punition soit très établis.

Johann Eleazar Schenau, La Credulite Sans Reflexion (XVIIIe siècle)

Johann Eleazar Schenau, La Credulite Sans Reflexion (XVIIIe siècle)

Ce qui m’intéresse ici c’est cette idée que chacun de nous se fait de la crédulité d’autrui. Aucun d’entre nous, j’en suis certain, n’imagine pouvoir être atteint par une propagande contraire à ses convictions et à ses valeurs, et nous considérons tous que si une lecture modifiait notre vision du monde, c’est qu’elle contiendrait des informations nouvelles et des arguments justes et non pas parce que nous sommes perméables aux influences malveillantes. Or nous avons tendance à sous-estimer les autres, c’est un biais cognitif bien connu. Pour me prendre en (mauvais) exemple, j’adore traîner dans les rayons pseudoscientfiques des librairies : spiritualité, channeling, etc. Je me bidonne en lisant les quatrièmes de couvertures d’ouvrages improbables qui expliquent comment entrer en contact avec les anges ou les morts grâce à la physique quantique ou la méditation. Je sais parfaitement où je me positionne vis à vis de ces lectures. Mais quand je vois quelqu’un qui feuillette ces mêmes livres, mon premier réflexe n’est pas de penser qu’il le fait pour rire, j’imagine au contraire qu’il s’agit d’une personne prête à avaler n’importe quoi.
Quand je vois quelqu’un lire La Tour de Garde, j’imagine que c’est un témoin de Jéhovah ; quand je vois quelqu’un lire le Coran, je le suppose musulman ; quand je vois quelqu’un lire Gala, Le Nouveau détective ou Closer, j’imagine que la personne soutient la vision du monde véhiculée par ces journaux. Pourtant j’ai moi-même lu toutes ces publications, en considérant avoir un regard critique à leur égard et ne souscrivant pas à leur message. Je pourrais très bien prendre le parti d’imaginer que les lecteurs que je croise sont des chercheurs qui se documentent, ou des gens qui ont une quelconque autre raison professionnelle de les consulter. Mais mon préjugé prend le dessus — peut-être bien parce qu’il a statistiquement raison.

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En travaillant sur l’histoire de la réception de la bande dessinée5, je suis tombé sur plusieurs affaires anciennes qui nous paraissent désormais cocasses, comme la « preuve » du caractère néfaste des bandes dessinées américaines qui était donnée dans un fascicule publié par les éditions ouvrières : chez un enfant meurtrier, on a retrouvé des Tarzan.

Dans La Presse enfantine - au royaume de Tarzan

Dans La Presse enfantine – au royaume de Tarzan (1952), par Jean Pihan et Gabriel Soumille. Cette publication fait suite à une autre intitulée Le presse féminine. Entre autres perles, les auteurs se plaignent de ce que les enfants préfèrent Tarzan à Fernandel, Albert Schweitzer, Pablo Picasso, mais aussi… Harry Truman et Joseph Staline ! Le premier est l’auteur des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki et le second, responsable direct de millions de morts !

Dans le même registre, j’ai appris que l’enfant de millionnaire américain ou japonais (selon version) qui s’est un jour tué en plongeant d’un gratte-ciel vêtu d’une cape et pensant voler comme Superman n’avait en fait jamais existé, bien que son histoire soit régulièrement citée, y compris par des gens sérieux, comme exemple de l’influence néfaste que la fiction peut avoir sur les esprits faibles.
La peur que l’autre subisse sans filtre l’influence de fictions semble souvent liée au sentiment que cet autre est inférieur : on a eu peur des jeux ou des lectures des enfants, des adolescents, des femmes, des faibles d’esprit, des pauvres, des ressortissants d’autres cultures. La naïveté que l’on prête à toutes sortes de catégories sert alors en quelque sorte de preuve de la supériorité qu’a sur elles celui qui se pose en juge de cette naïveté6. Peut-être est-ce la conséquence du besoin naturel que chacun de nous a d’avoir une bonne image de lui-même et de se rassurer sur sa position sociale : nous sommes importants car nous réfléchissons mieux que d’autres, nous sommes supérieurs car d’autres sont inférieurs, nous dominons car d’autres sont faits pour être dominés, nous nous méfions car d’autres sont trop confiants7, et la preuve de notre supériorité, c’est notre mépris.

...

Longtemps présentée par les historiens américains comme première bande dessinée (alors qu’elle n’en est pas réellement une),Yellow Kid (1896), par Richard Felton Outcault, a surtout été la première série à toucher un large public, et aussi la première dont on craint l’influence grossière et violente.

On a redouté que la lecture du Yellow Kid d’Outcault ne rende les new-yorkais pauvres violents. On a craint que les jeunes filles souffrent de rêver du grand amour que leur vantent les romans et deviennent folles en découvrant que Paul et Virginie, ce n’est pas la vraie vie. Que les jeunes hommes soient déçus de revenir à la réalité après avoir lu les romans d’évasion et d’aventure de Jules Verne. Et chaque fois qu’un jeune américain s’est acheté un fusil mitrailleur sur Internet pour commettre un carnage dans son école, on vérifie s’il jouait aux jeux vidéo, et souvent, on se conforte dans ses préjugés en découvrant que c’était bien le cas, sans se dire que rares sont les jeunes qui n’y jouent pas.

Bref, nous avons du mal à faire le pari de l’intelligence d’autrui mais nous tenons visiblement notre force de caractère pour acquise. Il est probable que nous ayons souvent terriblement tort dans l’un et l’autre cas.

Quelques vieux articles liés au sujet, sur ce blog ou d’autres : Faut-il faire taire l’insupportable ? ; Se défendre à tout prix d’un ennemi, jusqu’à le créer ; Circulez, y’a rien à lire ! ; Le jeu vidéo et la violence

  1. L’article 421-2-5-2 du code pénal, proposé sous Sarkozy en 2012 et voté sous Hollande le 3 juin 2016 punit de deux ans d’emprisonnement de 30 000 euros d’amende « Le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme, soit faisant l’apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou représentations montrant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie ». Les journalistes, les chercheurs et les personnes qui effectuent des enquêtes judiciaires sont épargnées par cette loi, leur consultation étant réputée « de bonne foi ». []
  2. L’article de Paul Tomassi pour Rue89 explique bien la pente dangereuse que constitue l’institution d’un « délit de lecture ». []
  3. La procureure aurait dit en parlant de jihadology.net que «ce site prône la guerre sainte et demande à s’engager pour devenir un héros». Il suffit de lire la page de présentation du site pour être rassuré à ce sujet, pourtant. Ce qui pose peut-être le problème de la compétence des juges en matière de compréhension de la langue anglaise. []
  4. C’est ce que s’entendent dire les gens qui viennent voir la police pour signaler qu’ils se sentent menacés de violence : « tant que votre ex-mari ne vous a pas tuée, on ne peut rien faire pour vous, ma petite dame ». []
  5. Le résultat de mes recherches à ce sujet peut se lire dans Entre la plèbe et l’élite : Les ambitions contraires de la bande dessinée, éd. Atelier Perrousseaux, 2012. Isbn 978-2-911220-42-5. []
  6. et on remarque que chaque fois que les catégories regardées avec condescendance par tel ou tel moment culturel s’avèrent ne pas être aussi naïves et innocentes que prévu, elles deviennent des monstruosités qui effraient les braves gens : la femme qui tient à son indépendance sexuelle, l’enfant curieux de choses qui ne sont pas de son âge, le domestique qui suit les conversations, l’esclave qui manifeste son désir d’apprendre à lire, etc. []
  7. J’aimerais explorer un jour la peur du manque de vigilance d’autrui. Quand les gens de droite s’effraient des « bobos bisounours » qui ne voient pas que si on tend la main (au migrant, à la femme qui porte le hijab,…) on se fera manger le bras, ils s’indignent d’un excès de confiance, d’un optimisme qui selon eux mène au désastre. On trouve à gauche le même reproche d’aveuglement vis à vis d’autres sujets, comme l’écologie. []

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