Profitez-en, après celui là c'est fini

Où en est l’utopie ?

juin 9th, 2014 Posted in Lecture

Avant-hier, j’étais à la Gaîté Lyrique pour une table-ronde animée par Émeline Brulé dans le cadre des conversations REWU, dont c’était la quatorzième édition. Autour de la table se trouvaient Max Mollon, Igor Galligo, Alexandre Saunier et moi-même. Le sujet était la fabrique du bonheur et les visions utopiques du futur.
On peut voir le résultat sur le site de la Gaîté Lyrique.

De gauche à droite :

De gauche à droite : Sylvia Fredriksson (REWU), Émeline Brulé, Alexandre Saunier, Igor Galligo, deux spectatrices venues assister aux échanges, et enfin, à droite, Max Mollon.

La question était vaste, et j’ai peur que nous n’ayons pu que l’effleurer. Ce qui rend la discussion intéressante est peut-être le fait que les intervenants s’intéressaient particulièrement à la place présente et future du design dans la question du bonheur individuel ou collectif.

Pour ma part, j’avais choisi de venir avec un livre issu du Cycle de la Culture, de Iain M. Banks, mort il y a exactement un an aujourd’hui1, qui propose une utopie anarchiste, c’est à dire une utopie sans dérive dystopique possible, puisque chacun y vit comme il l’entend. Dans les dystopies classiques, comme Utopia, de Thomas More, ou la Cité du Soleil de Campanella, la « perfection » de la société ne se réalise qu’au prix de la liberté de ses membres : éducation des enfants, activités professionnelles, loisirs, disposition des logis, tout est très précisément encadré. Pour transformer une utopie en dystopie (Le meilleur des mondes, La Kallocaïne, The Machine Stops, 1984, Un Bonheur insoutenable,…), il suffit d’en faire le récit depuis le point de vue d’une personne légèrement inadaptée au système (depuis qu’elle a découvert d’autres manières de vivre, par exemple), d’une personne pour qui le projet collectif constitue un cauchemar individuel.
Rien de ce genre dans la civilisation de la Culture, que l’on peut quitter librement, et dont l’individu, sa personnalité, sa mémoire et sa volonté, constitue l’unité de base, la raison d’être.

...

Le « Helmetron » d’Alexandre Saunier, un casque qui bombarde celui qui le porte de flashs lumineux qui traversent ses paupières closes et que le cerveau tente ensuite d’interpréter.

Le cycle de la Culture pose un beau problème : une fois la matière et l’énergie totalement maîtrisée, une fois oubliés l’argent, la prédation, l’exploitation, la domination et la colonisation, une fois presque abolis le vieillissement et la mort, que restera-t-il à faire ? Vivant, pour reprendre le terme de Gérard Klein dans sa préface à L’Homme des jeux, « une perpétuelle croisière interstellaire de luxe », les ressortissants de la Culture n’ont plus qu’un véritable ennemi, l’ennui. Puisqu’ils ne veulent pas rejoindre le Nirvāṇa à onze dimensions de la « sublimation », où se fondent toutes les civilisations galactiques qui ont atteint le même niveau technologique qu’eux, il faut bien qu’ils s’occupent. Certains s’engagent dans la section Contact, qui rappelle l’Ekumen d’Ursula K. Le Guin : ils observent les civilisations qui ont atteint un certain niveau technologique et jugent s’il convient de leur révéler l’existence d’autres civilisation et de les sensibiliser aux valeurs de la Culture. D’autres sont engagés dans Circonstances spéciales, le service secret de la Culture, qui, à l’aide de mercenaires extérieurs, influe sur le cours de l’histoire du cosmos par des actions plus ou moins tordues.

Les guerres secrètes de Circonstances spéciales et les actions diplomatiques et ethnologiques de Contact ne sont pas les uniques moyens de combattre l’ennui. Le jeu (désintéressé), le plaisir sexuel — amélioré par le fait que les membres biologiques de la Culture savent agir sur leurs humeurs en « endocrinant » les cocktails hormonaux qui les mettront dans l’état qui leur plait — en sont d’autres.

Émeline

Émeline Brulé (gauche) testant le « helmetron » d’Alexandre Saunier (droite).

Enfin, la création artistique tient une certaine place parmi les occupations des membres de la Culture. Les deux cas qui m’ont marqué concernent, curieusement, des intelligences artificielles2 et non des humanoïdes : un vaisseau qui collectionne des photographies d’individus qui le fascinent, et un autre qui réalise des reconstitutions de faits historiques en se servant des corps inanimés de ses pensionnaires, des membres de la Culture qui ont choisi d’être placés en léthargie pour des années ou des siècles.

C’est vers la création que j’ai orienté ma conclusion à notre table-ronde : pour moi, le bonheur, c’est d’être capable de créer. D’écrire, de produire des images, des objets. Non pas seulement pour le bien d’un employeur ni même pour celui de la société toute entière, mais aussi, pour soi-même. Voilà pourquoi les écoles d’art3 me semble bien moins absurdes, ou en tout cas bien plus utiles pour aujourd’hui et pour demain que les écoles de commerce ou de « management ».

  1. J’avais parlé de son œuvre lorsque j’ai commencé à y entrer, avec l’excellent livre Les Enfers Virtuels, qui reste un des mes favoris dans la série. []
  2. Rappelons que la Culture est une civilisation non raciste et non spéciste, des intelligences artificielles y bénéficient du même statut que les individus humanoïdes ou issus de lignées biologiques à six pattes et deux têtes. []
  3. Je vends ma soupe, mais la recherche scientifique, l’ingénierie, la cuisine, le hacking, etc., etc., me semblent avoir potentiellement le même intérêt, même si chacun de ces domaines a sa part sombre et qu’on peut, assez souvent, y perdre de vue ses motivations de départ. []
  1. 3 Responses to “Où en est l’utopie ?”

  2. By jyrille on Juin 9, 2014

    Complètement d’accord avec ta conclusion.

  3. By Smith on Juin 10, 2014

    Le billet commençant par « une fois la matière et l’énergie totalement maîtrisée », ce serait plutôt les études de physique qui semblent le plus utile pour aujourd’hui, non ?

  4. By Jean-no on Juin 10, 2014

    @Smith : oui, bien sûr, il y a de sacrées conquêtes à faire dans le domaine des sciences. Ceci dit, sans être au niveau de la Culture, nous avons atteint en un siècle le niveau où un seul homme peut profiter de la force de machines, et produire sans effort de nombreux objets. J’ai entendu une fois que la productivité de l’homme du XXIe siècle était plusieurs centaines de fois supérieures à celle de son arrière-arrière-grand-père du XIXe siècle (d’où l’inquiétante inflation du nombre d’objets à acheter et la tout aussi inquiétante rareté de l’emploi). On pourrait imaginer de profiter de nos formidables moyens actuels pour un monde meilleur pour tous…

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