La machine s’arrête
janvier 13th, 2014 Posted in Lecture, ParanoE.M. Forster (1879-1970) est particulièrement connu pour ses romans Route des Indes et Howards End (adapté au cinéma en 1992 par James Ivory), mais son œuvre contient bien d’autres romans, essais ou nouvelles. En 1909, il a publié The Machine Stops, une courte nouvelle de science-fiction dystopique que l’on trouve dans le recueil De l’autre côté de la haie. Peut-être a-t-il écrit d’autres nouvelles de science-fiction, mais on ne le saura jamais : de peur que ses écrits fantaisistes ne nuisent à sa carrière de romancier « sérieux », Forster en a lui-même brûlé la plus grande partie. Il a dit plus tard avoir écrit The Machine Stops en réaction au positivisme confiant d’H.G. Wells, ce qui me conforte dans l’idée que le dystopie est un sous-genre de la science-fiction dont les auteurs majeurs (Jack London, Ievgueni Zamiatine, Aldous Huxley, Karin Boye, George Orwell, Ira Levin) sont presque toujours des auteurs non-spécialisés en science-fiction, car l’idée d’un futur parfait (parfait au sens où on ne peut rien en modifier, à moins de le détruire — l’utopie et la dystopie fonctionnent exactement pareil, le jugement négatif ou positif qui est porté n’est jamais qu’une question de point de vue : si l’on se sent victime d’une utopie, elle devient une dystopie) et parfaitement totalitaire va à l’encontre du projet des littératures spéculatives, pour lesquelles l’avenir est une chose ouverte, instable, et, comme disent les scientifiques, émergente. On remarquera aussi que la science-fiction dystopique est aussi celle que les enseignants du secondaire semblent le plus volontiers présenter à leurs élèves, preuve manifeste qu’elle est moins marquée par le sceau de « mauvais genre » que ne l’est le reste de la science-fiction.
Dans The Machine Stops, une immense partie de l’humanité vit sous terre, et chacun habite une cellule individuelle où tous ses besoins vitaux sont comblés. Même s’il n’est pas totalement impossible de quitter son logement et de rencontrer ses semblables, l’opération est si inhabituelle et traumatisante que personne ne le fait, chacun reste dans son alvéole à la température idéale et constante, un peu comme un embryon dans un utérus, et échange des idées avec les autres grâce à un système de communication vidéo1. Un jour, un personnage nommé Kuno décide d’aller voir ce qui se passe ailleurs, et découvre qu’il existe une autre vie à la surface. Il tente alors de convaincre sa mère Vashti, qu’il a quitté alors qu’il était nourrisson, de le suivre à l’extérieur. Mais la machine n’est pas d’accord.
Ce qui est intéressant dans ce court récit, c’est que les humains, qui ont oublié la raison qui les a amené à leur mode de vie aussi confortable qu’aliénant, vivent à l’intérieur d’un système mécanique, d’une machine, qu’on peut apparenter à la fameuse « Cage de fer » décrite par le sociologue Max Weber, pour qui la bureaucratie, en étendant son empire et en se rationalisant, agit comme un piège2, une entrave dont personne ne peut s’échapper. Dans une perspective très actuelle, la nouvelle parle aussi du confort, de la communication qui n’existe plus qu’à distance et de l’immobilité du corps, qui ont quelques raisons d’interpeller les homo sedens internetus que nous sommes devenus.
On a souvent comparé The Machine Stops au film The Matrix, mais on aurait aussi bien pu parler d’autres films du tournant entre les XX et XXIe siècle dont les personnages s’avèrent prisonniers d’un dispositif, et même d’une réalité truquée, tels que Dark City, The Truman show ou encore The Thirteen Floor3.
- La communication par écran en duplex n’était plus une idée totalement neuve en 1909, cf. George du Maurier en 1878, puis Albert Robida en 1883 et enfin Jules Verne en 1889. [↩]
- Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905.
Quatre ans plus tard, c’est à dire l’année de la parution de The Machine Stops, le même Weber parlera de l’organisation humaine comme d’une machine, d’une mécanique : «Représentez-vous les conséquences de la bureaucratisation et de la rationalisation généralisées dont nous voyons aujourd’hui les prémisses. Dans les entreprises privées de la grande industrie aussi bien que dans toutes les entreprises économiques dotées d’une organisation moderne, la «calculabilité», le calcul rationnel, se retrouve aujourd’hui à tous les niveaux. Il fait de chaque travailleur un rouage de cette machine et le destine de plus en plus à se sentir tel en son for intérieur et à ne plus se poser qu’une seule question, celle de savoir si ce petit rouage peut en devenir un plus grand. […] La question qui nous préoccupe n’est pas de savoir comment on peut changer quelque chose à cette évolution, car c’est impossible, mais d’en déterminer les conséquences» (Cité par Isabelle Kalinowski, dans Leçons wébériennes sur la science et la propagande (M. Weber, La science, profession & vocation, éd. Agone, 2005. Voir La cage de Weber, sur le site Temporel.fr.
Toujours à la même époque, le jeune Franz Kafka, futur auteur du Procès (1925), commençait sa carrière d’employé d’une compagnie d’assurances. [↩] - Adapté d’un roman de 1964, Simulactron 3. [↩]
4 Responses to “La machine s’arrête”
By AlexM on Jan 13, 2014
Je partage totalement ce que vous dites sur la science-fiction dystopique, très différente de la science-fiction spéculative, qui se rattache plus au scientisme fort. Voir mon billet sur Orwell.
By Sylvette on Jan 13, 2014
J’aime bien cette nouvelle de Forster. Tu as bien évidemment lu The Coming Race d’Edward Bulwer Lytton….
By Jean-no on Jan 13, 2014
@Sylvette : mais non, jamais lu !
By NL on Jan 14, 2014
J’aime également beaucoup The Machine Stops; je soupçonne fortement que Bradbury l’avait en tête en écrivant « Il viendra des pluies douces ».
Il me semble cependant que c’est un de ces récits dans lesquels la dystopie est intimement liée à une vision d’anticipation scientifique ou technologique (la description amusée mais précise des appartements avant l’effondrement), quand Orwell, Zamiatine et nombre d’autres évitent largement le sujet.