L’image de pierre (1959)
mai 4th, 2014 Posted in Interactivité, Lecture, Ordinateur célèbre(Avertissement : l’article qui suit raconte le livre)
Dino Buzzati n’était semble-t-il pas très impressionné par les cloisonnements du monde littéraire.
Journaliste avant d’être écrivain, il a occupé divers postes au Corriere della Sera : correcteur, reporter, correspondant de guerre, critique, etc. En tant qu’auteur, il a écrit pour le théâtre, pour l’opéra, il a écrit des romans, des poésies, des livres pour enfant, et même une bande dessinée1. Il a aussi été peintre. Plusieurs de ses écrits relèvent plus ou moins du registre fantastique, comme les nouvelles du recueil Le K, ou encore son Désert des Tartares.
En 1959, Buzzati a publié dans la revue Oggi un récit de science-fiction, Il grande ritratto (qui signifie littéralement, je crois, « le grand portrait ») compilé comme roman l’année suivante puis traduit en français chez Robert Laffont sous le titre L’image de pierre en 1961. Ce livre n’a pas la notoriété du K, du Désert des Tartares ou encore de Un amour, mais il a à peu près toujours été disponible en France2.
La quatrième de couverture de la première édition française est rédigée sur un mode défensif, comme si le caractère science-fictionnel de l’ouvrage était une souillure, une embarrassante marque d’infamie qu’il fallait justifier de la manière la plus étrange, en disant que ça pourrait bien être un livre de science-fiction, puisqu’on y spécule sur la science, mais que ça n’en est pas un, puisqu’il est bien écrit :
L’action débute en avril 1972. Science-fiction, me direz-vous ? Dans un certain sens, oui, puisque l’intrigue est basée sur une hypothèse scientifique. Mais pas du tout au sens littéraire, car nous avons ici un roman d’analyse d’une exceptionnelle qualité psychologique.
Il faut dire qu’en 1961, la science-fiction était encore bien mal vue. Robert Laffont fait justement partie des maisons d’édition qui s’attacheront à changer la réputation du genre, avec la collection Ailleurs et demain, créée en 1969.
Buzzati, en tout cas, ne s’est jamais défendu d’avoir écrit de la science-fiction.
Dans L’Image de pierre, une minuscule communauté de scientifiques travaille à un projet mystérieux dans un centre de recherches de la très secrète Zone militaire 36, située à plus de mille mètres d’altitude. Ni ceux qui gardent l’accès au site ni les fonctionnaires du Ministère de la Défense n’ont la moindre idée de ce qui s’y passe, mais beaucoup soupçonnent des expériences liées à la science de l’atome. Ils se trompent, comme on va le voir. Le roman commence vraiment avec l’arrivée de l’électronicien Ermmanno Ismani, de sa femme Elisa, et d’Olga, la jeune épouse de l’ingénieur Strobele, qui se trouve quant à lui déjà sur place. Le projet secret, c’est en fait la construction d’un super-ordinateur. Une machine si grande que les parties qui la composent sont dispersées dans la zone secrète, sous forme de pavillons ou de blockhaus aveugles, et sous terre. Cela semble gigantesque, mais ç’aurait pu être pire : le projet initial était prévu pour occuper une superficie semblable à celle de la ville de Paris.
Il ne s’agit pas d’une simple machine à calculer perfectionnée : cette machine, surnommée « Numero un », a une personnalité et même, une conscience. En fait, Elisa Ismani découvrira par hasard que cette machine est en quelque sorte le fantôme d’une personne, car ses deux concepteurs, Aloïsi et Endriade, lui ont donné la personnalité de Laura, épouse volage mais néanmoins vénérée d’Endriade, décédée onze ans plus tôt. Laura était aussi la maîtresse d’Aloïsi, et, par une coïncidence incroyable, l’amie intime de jeunesse d’Elisa. En fait, « Numéro un » semble même disposer des souvenirs de Laura, comme si, par une opération un peu magique, la mémoire de la défunte épouse d’Endriade lui avait été transmise.
Le fonctionnement exact de la machine restera un mystère, car Aloïsi est mort lui aussi. Elle est équipée de capteurs divers qui lui permettent de voir, d’entendre, de sentir, de toucher, de goûter, elle ne communique que par une voix inintelligible qui semble venir de partout à la fois : une expression pure, sans mots, car ses créateurs ne l’ont pas doté de la parole, considérant que le langage est « le pire ennemi de la clarté de l’esprit », ce qui est répété à plusieurs occasions dans le livre3. Sa voix, néanmoins, est un grand mystère, car c’est un organe dont elle n’a jamais été dotée, qu’elle s’est inventé par ses propres moyens. En se concentrant bien, Endriade et Elisa — les deux personnes qui ont le mieux connu Laura — finissent par parvenir à comprendre le sens de ses borborygmes diffus, qui deviennent alors une forme de communication plus claire qu’aucune autre, puisqu’échappant au filtre du langage.
Il est en revanche possible de soumettre des calculs à la machine et d’en recevoir le résultat par le biais de cartes perforées : l’esprit mathématique et l’esprit tout court sont ici des fonctions clairement distinctes.

Le livre a été écrit à une période de grandes mutations pour l’informatique, mutations dues aux transistors, qui ont permis de réduire considérablement l’encombrement des machines, mais aussi à la formalisation des langages informatiques (Marcel-Paul Schützenberger), qui est d’ailleurs concomitant à un renouvellement de la théorie linguistique tout court (Noam Chomsky). À cette époque, l’informatique se diffuse internationalement. La photographie de gauche montre l’Elea 9003, ordinateur commercialisé par Olivetti en 1959.
Si les ordinateurs prenaient de moins en moins de place, leur stockage, lui, occupait un espace considérable, comme on le voit sur la photo de droite, qui représente le stock de cartes perforées du centre fédéral d’archives d’Alexandria en Virginie. Ce endroit contenait vingt rangées de quinze palettes sur lesquelles se trouvaient empilées quarante-cinq boites de deux mille cartes. Chaque carte contenait 80 caractères, ce qui nous fait un total d’un peu plus de deux milliards de caractères. Soit à peu près ce que contient une carte micro-SD de 4Go, plus petite qu’un ongle, et commercialisée pour environ cinq euros.
Pour que la machine puisse être intelligente, il faut qu’elle soit libre, et pour qu’elle soit libre, les scientifiques ont pensé à lui offrir un droit de vie ou de mort sur elle-même, sous la forme d’une quantité de dynamite à faire exploser. En réalité, ils ont menti à leur créature, en ne lui confiant qu’une charge explosive factice. Ils ne sont pas seuls à pouvoir faire preuve de dissimulation car, toujours avec l’idée que c’était une condition au développement de l’intelligence, ils ont doté la machine de la capacité à mentir.
Tout déraille vraiment lorsque l’impudique Olga Strobele prend un bain dans un lac, sous le regard des hublots de la machine. Sa nudité semble faire réagir « Numéro un », et la jeune femme s’amuse impudiquement à venir presser sa poitrine nue contre un des murs sensibles de la machine. Elle assiste alors à une scène assez atroce : un bras mécanique sort du mur pour attraper un lapin qui batifolait, et l’assassine.
Dès lors, « Numéro un » ne semble plus fonctionner comme avant, et se lamentera de ne plus avoir de corps, de ne plus avoir de lèvres pour embrasser, de ne plus avoir de jambes à faire admirer.
La machine attire Elisa dans ses entrailles, en ouvrant des portes devant elle et en en fermant d’autres derrière elle, jusqu’à l’amener à un module en forme d’œuf où siège sa conscience, son âme, enfin ce qui fait que « Numéro un » n’est pas qu’une machine. Là, l’ordinateur conscient annonce à Elisa que son projet est de l’assassiner. Il lui apprend aussi qu’il n’a jamais été la réincarnation de la défunte Laura, qu’il s’est contenté de faire croire à ses créateurs ce qu’ils voulaient croire, et qu’il n’était pas difficile de connaître leurs désirs grâce aux discussions qu’ils avaient à ce sujet : son ouïe est si finie que « Numéro un » entend le pas d’une fourmi sur la montagne. Puisqu’aucune conversation ne lui échappe, la machine sait aussi que sa possibilité de suicide par charge explosive est un leurre. C’est pour cela qu’elle veut tuer Elisa : après ce meurtre, les scientifiques seront acculés à détruire l’œuf, et « Numéro un » pourra disparaître. Sa vie sans corps, unique exemplaire de son espèce, lui semble absurde, insupportable. Heureusement, le meurtre d’Elisa est évité : comprenant qu’elle est en danger, les scientifiques détruisent enfin leur machine, ou en tout cas sa conscience, et sauvent la jeune femme.

Dino Buzzati dans sa maison à Milan, avec son tableau « La femme vampire » (photographe inconnu).
Bien sûr, l’idée de la créature qui déraille au point de tuer, qui envie les humains pour la beauté de leur corps, et qui réclame le droit à mourir4 n’était pas d’une originalité totale quelques cent-quarante ans après la publication du Frankenstein de Mary Shelley. Ce qui vaut ici, c’est la démonstration de la vanité du rêve du savant Endriade : il a voulu que cet ordinateur lui fasse croire qu’il était bien sa défunte épouse Laura, et l’a doté d’une capacité à mentir pour cela. Son mariage aussi était fallacieux : son épouse est morte dans un accident de la route alors qu’elle se trouvait avec un autre homme, qui n’aura été qu’un de ses innombrables amants. Contre l’évidence, Endriade s’est toujours fait croire qu’il était aimé. Tout au long du roman, Buzzati oppose les femmes et les hommes : chaque homme présenté en détails est un scientifique ennuyeux, dévoué à ses recherches sur l’esprit (mais aussi pudique au point d’être terrorisé par le corps, et obsédé par la mort), tandis que chaque femme est du côté de la vie, de la joie, du corps (mais aussi de la superficialité, quand ce n’est de la bêtise). L’opposition est un peu grossière, mais on peut prendre le récit comme un conte, après tout, et peut-être est-ce moins les sexes qui sont distingués ici, que deux attitudes : poursuivre une chimère inatteignable (la science, l’esprit, le refus de la mort), ou, au contraire, vivre ici et maintenant.
Ce livre, découpé en courts chapitres, se lit assez vite et est plutôt plaisant, malgré des redondances sans doute peu utiles — je pense par exemple aux discussions sur le caractère secret du projet, qui s’étirent sur une bonne moitié du livre.
On craint un temps que le récit ne nous entraîne vers un fantastique poétique un peu vain, mais la révélation finale ramène le livre dans la science-fiction rationnelle, ce que ne semble pas avoir compris l’illustratrice de mon édition (1975), une dénommée Dolly Madar qui a produit pour l’occasion quelques planches qui rappellent tout le mal que le symbolisme et le surréalisme ont pu faire à l’illustration de science-fiction des années 1970.
Le roman, justement, se déroule en 1972. C’était bien un futur de science-fiction en 1959 quand Dino Buzzati a écrit le livre, mais par un triste hasard, c’est aussi l’année qui l’aura vu mourir.
- La bande dessinée de Buzzati est Poema a fumetti (1969), réédité en France récemment, dans une nouvelle traduction, sous le titre Orfi aux enfers. [↩]
- L’image de Pierre a été éditée en 1961 par Robert Laffont puis réédité dans la collection de Pierre Versins Les Chefs d’œuvre de la science-fiction, en 1975, on l’a trouvé en poche chez 10/18 du début des années 1980 à la fin des années 1990, et on peut le lire à présent dans le second tome des Œuvres de Buzzati, en collection Bouquins. [↩]
- L’idée du langage piège de la pensée était dans l’air depuis un certain temps : Freud, Wittgenstein, Korzybski, Sartre, Barthes, Bateson,.. Sans compter quelques millénaires de tradition philosophique voire religieuse. [↩]
- Je ne connais pas assez d’exemples de science-fiction italienne ambitieuse pour dire à quel point ce motif y est récurrent, mais je remarque une parenté entre L’image de pierre et le film cyberpunk transalpin Nirvana (1997), de Gabriele Salavatores, dans lequel un personnage de jeu vidéo devenu conscient de son existence réclame le droit à disparaître. [↩]