Profitez-en, après celui là c'est fini

Nirvana

septembre 22nd, 2008 Posted in Hacker au cinéma, Programmeur au cinéma

Sorti en 1997, Nirvana est un film cyberpunk italien et même, je suppose, l’unique film cyberpunk italien.
On y voit Jimi (Christophe Lambert), employé de l’éditeur japonais de jeux vidéo Okasama Starr, qui peine à achever sa dernière création, baptisée Nirvana. Sa petite amie Lisa (Emmanuelle Seigner) l’a quitté sans grandes explications, il consomme de la marijuana liquide et il a très peu de contacts avec le reste du monde, sa vie sociale consistant à négocier avec l’ordinateur de sa maison qui tient absolument à lui faire prendre un bain. À deux jours de la date à laquelle il doit livrer son jeu, Jimi découvre que son personnage Solo est devenu conscient sous l’action d’un virus informatique. Lassé de son existence sans cesse répétée de personnage de jeu vidéo, Solo demande à son créateur un droit à l’oubli, à la disparition.

Nous voyons venir l’affaire : dans la tradition bouddhiste, le Nirvana, c’est le repos final, l’aboutissement du cycle des réincarnations, la disparition de l’individu dans un grand tout (ou dans un grand rien), enfin le Nirvana, c’est la fin des renaissances successives.
Et justement, un héros de jeu vidéo, c’est une entité qui est sans cesse amenée à revivre les mêmes choses.

Jimi accepte d’aider Solo à disparaître mais cela ne va pas de soi, car une copie du programme, prête à être répliquée à des millions d’exemplaires, se trouve sur les serveurs de la société Okasama Starr et le seul moyen de donner ce qu’il réclame à Solo est de trouver un hacker capable de s’en charger. Jimi part pour « Marrakech », le quartier arabe de la ville. Il compte y retrouver Lisa et y rencontrer son ami Joystick, un hacker surdoué. Roublard et abonné aux combines foireuses, Joystick doit de l’argent à toute la ville. Il a revendu ses yeux qu’il a fait remplacer par des caméras noir et blanc de piètre qualité. Lisa n’est plus à Marrakech, mais Joystick accepte d’aider Jimi, d’autant que ce dernier lui promet une fortune, car il sait comment accéder aux comptes occultes de la société qui l’emploie. Okasama Starr, justement, s’inquiète de la lenteur de Jimi dans son travail (noël approche, le jeu doit être vendu) et envoie à ses trousses le psychologue de la société, chargé de le ramener par tous les moyens.

Jimi et Joystick parviennent à semer momentanément le psychologue (en le forçant à rester vingt-quatre heures « connecté sur une psychopathe thaïlandaise » — on ne saura pas ce que cela signifie mais la victime ressort traumatisée de cette expérience) et partent à la recherche de Naima, une jeune fille aux cheveux bleus qui vit dans un camion bourré d’appareils électroniques, qui se vante de pouvoir faire fonctionner tout ce qui a un rapport avec des microprocesseurs même quand elle ignore à quoi cela sert et qui a perdu tous ses souvenirs antérieurs à l’année écoulée. Car dans l’univers de ce film, les accidents et les attentats neurologiques ne sont pas rares. C’est d’ailleurs ce qui retient un peu Joystick : il a vu son meilleur ami mourir lors d’une immersion illégale dans le cyberespace, et, pire, cette mort n’en est pas vraiment une, car avant de bruler littéralement, le hacker piégé voit sa personnalité et ses souvenirs happés pour servir de matière première à des expériences en intelligence artificielle.

Si l’on en croit le film, l’année 2005 n’est pas très agréable : le contrôle est permanent et oppressant, les déplacements des uns et des autres sont pistés et contraints par l’usage de laisser-passer électroniques et par l’usage des cartes de paiement. Des chasseurs rôdent dans les rues à la recherche de cadavres ou d’endormis sur qui prélever des organes.
Dans la plus pure tradition cyberpunk, cet univers est peuplé de gens qui se trouvent constamment aux limites de la légalité, chacun trafique, falsifie,  sabote… Sauf Jimi qui fait partie des couches les plus favorisées de la société — car être une star de la programmation de jeux vidéo en 2005 est un sésame qui permet, notamment, d’échapper à un contrôle de police — et qui doit se faire initier à l’informatique interlope par Joystick et Naima : cercles de jeu clandestins où l’on parie sur les exploits de hackers, cliniques sordides où l’on se fait changer les yeux sans anesthésie, vol de véhicule piégé,… Jimi a tout à apprendre avant d’arriver lui aussi au bout du voyage, dans une chambre d’hôtel crasseuse où, avec l’aide de Naima et de Joystick il va pénétrer dans les serveurs de sa société pour en vider les comptes secrets et pour détruire le jeu Nirvana.

Avant cela, il s’est rendu à Bombay City (un autre quartier de l’agglomération si j’ai bien compris) où il sait que sa petite amie Lisa est partie. Il se rend dans un cyber-ashram dont le guru lui explique que Lisa est morte il y a quelques mois, mais qu’elle a enfermé tous ses souvenirs dans une petite capsule-mémoire.  Par chance, Naima a au dessus d’un sourcil un logement parfaitement adapté à ce genre d’objet. Elle peut donc s’approprier la personnalité de Lisa et tomber amoureuse de Jimi. Comme elle n’a plus de souvenirs antérieurs à un an, Jimi devient même son premier amour.
À la fin du récit, équipé d’un casque de réalité virtuelle, Jimi pénètres dans les systèmes d’Okasama Starr. Il y est repéré et on lui envoie, pour le troubler, des fantômes du passé, notamment son père et Lisa. Guidé par Joystick et Naima, Jimi parvient à passer ces étapes et atteint le système central. Là, il commence par vider la comptabilité occulte de l’éditeur de jeux vidéo (qui a ici la forme d’un gros gâteau dans lequel il faut couper des parts) au profit de ses deux amis et de toutes les autres personnes rencontrées au cours de son périple. Dans la « vie réelle », le psychologue de l’Okasama Starr se rapproche, accompagné d’un commando armé et patibulaire. Jimi conseille à ses amis de partir car il a quelque chose à achever : il détruit le jeu Nirvana et respecter son engagement vis à vis de son personnage conscient et malheureux, Solo. Lorsque la porte de la chambre s’ouvre, Jimi est armé et prêt à faire face… Générique, fin du film.

Quand Wood m’a signalé ce film (« navet intéressant » disait-il) en commentaire à un autre article, j’ai tout de suite voulu le voir, le programme était trop alléchant : Christophe Lambert dans un film cyberpunk, imaginez ! Je dois avouer que je suis totalement passé à côté de ce film à sa sortie.
Montré hors compétition au festival de Cannes en 1997 en même temps que Le dernier élément de Luc Besson, Nirvana est un film qui anticipe certaines préoccupations puisqu’il est sorti deux ans avant Matrix et eXistenZ, datés l’un comme l’autre de 1999. On ne peut cependant pas dire que Nirvana révolutionne le cyberpunk cinématographique tant il est encombré de citations de Blade Runner (1982), de Total Recall (1990) ou encore de Ghost in the shell et de Johnny Mnemonic (1995). Le rapport à l’ésotérisme initiatique oriental rappelle furieusement des récits post-hippies tels que les bandes dessinées non-pornographiques de Milo Manara (les aventures de Giuseppe Bergman, le Yéti) qui eux-mêmes sont inspirés par des oeuvres plus prestigieuses telles que le Siddharta de Hermann Hesse (adapté au cinéma en 1972) ou les récits de voyage de l’aventurière orientaliste Alexandra David-Néel.

Je dois le dire tout de suite, je suis plutôt allergique à l’ésotérisme. La béatitude occidentale envers les religions orientales me semble toujours un peu immature : le karma est plus vert dans le jardin du voisin, certes, mais je trouve plutôt angoissante l’idée que la personne, la personnalité, l’individualité, sont ce que chacun doit détruire chez lui-même pour atteindre le fameux nirvana, et la quête de sagesse me semble plutôt être une quête du néant, ou plutôt un entrainement à la résignation face à la mort. Considérant que la mort n’est pas un « passage », une « étape » ou quelque autre billevesée consolatrice du genre, je ne vois pas de raisons de se résigner, accepter quelque chose qui arrivera de toute façon me semble ni plus ni moins utile que de commander au soleil de se lever. Le néant on l’aura quoi que l’on fasse, inutile de le réclamer. De plus, si l’on veut bien ne prendre en compte que les données terrestres, l’hindouisme et le bouddhisme thibétain (assez atypique au sein du bouddhisme qui constitue une rationalisation du brahmanisme) sont deux religions qui ont servi à légitimer des pouvoirs injustes et cruels.
Mais je m’égare, revenons au film.

L’inspiration mystique de bazar (ou toute inspiration mystique) me hérisse le poil, c’est dit, mais elle est pourtant assez pertinente ici, car un héros de jeu vidéo existe et ré-existe sans cesse, les causes et les conséquences du fonctionnement de son univers ou de sa personnalité lui échappent et le seul moyen qui existe pour lui de prendre le contrôle de son existence, c’est de disparaître totalement.
À un moment, Solo demande à Jimi : « qu’est-ce qui te prouve que tu existes, que tu n’es pas toi-même le personnage d’un jeu ? Qu’est-ce que tu dirais si tu apprenais que rien n’est réel ? ». Cette question philosophique un peu puérile est le point d’arrivée d’eXistenZ et le point de départ de Matrix. Elle n’est pas spécialement abordée dans Nirvana, pourtant l’invraisemblance des situations et des personnages aurait mérité que l’on y songe quelques instants.
Par ailleurs, un parallèle est fait entre l’envie de ne plus exister de Solo et l’envie de ne plus exister sans amour de Jimi. Bien que ce thème (ne pas vouloir exister si c’est pour exister seul) soit un motif plutôt intéressant, il n’est pas bien mis en valeur par le scénario.
La réalisation de Nirvana est un peu bancale. La distinction entre les images du monde réel et celles du jeu est un peu grossière, je pense qu’il aurait surtout fallu que l’idée de la répétition soit un peu mieux exploitée afin que l’on comprenne le voeu d’anéantissement de Solo.
Les acteurs sont corrects, il est agréable de voir la rarissime Emmanuelle Seigner, les acteurs italiens ont de bonnes têtes et Christophe Lambert joue un rôle curieux d’indifférent concerné et de naïf cynique, jamais assez vide pour que l’on s’y projette et jamais assez intéressant pour que l’on y croie.

Du point de vue du rapport homme-ordinateur, qui est ce qui nous intéresse ici, peu de nouveautés (en dehors du parallèle entre les « vies » du jeu vidéo et les « vies » de la métempsychose), mais beaucoup de matière.
L’idée, par exemple, que le concepteur/scénariste en soit aussi le programmeur revient dans beaucoup de fictions dont le héros crée des jeux vidéo (eXistenZ par exemple). Comme souvent, ce scénariste-programmeur est montré comme un créateur sinon comme un artiste sur les épaules duquel peut tenir un projet industriel tel que le-jeu-qui-doit-sortir-pour-noël. Or s’il existe plusieurs cas de jeux vidéo d’auteur (Tétris ou Sim City par exemple) ayant connu un succès planétaire, les jeux que de gros éditeurs s’apprêtent à sortir pour noël ne reposent jamais sur un seul auteur-scénariste-développeur, ils sont au contraire le fruit d’un processus industriel complexe et un peu décevant à base de positionnement marketing et de production taylorisée. Dans la pratique, il n’arrive pas que Atari, Ubisoft ou Electronic Arts téléphonent à un auteur de jeu vidéo pour lui demander où il en est dans son travail comme un éditeur littéraire appelle ses écrivains. Au contraire, plus encore que dans le cinéma à gros budget, la notion d’auteur est complètement diluée, même s’il reste théoriquement possible de créer seul un jeu.

De son côté, Naima est un personnage intéressant de punkette hacktiviste électronicienne… Très douée pour la manipulation d’images de synthèse. On la voit ainsi, dans son camion (on est moins facilement repéré quand on est en mouvement dit-elle), trafiquer en direct et depuis son seul clavier la diffusion du discours du président, dont les traits se déforment de manière comique.

Dans un autre registre, je trouve assez savoureux le dialogue entre Jimi et l’ordinateur de sa maison. Ce dernier, doté d’une voix féminine, se permet des réflexions et une insistance tout à fait humaines : tu ne veux pas manger ? Mais c’est toi qui m’a dit de te préparer de la nourriture pour cette heure là. Tu veux prendre un bain ? N’oublie pas que tu n’as plus que deux jours pour finir ton jeu. Tu veux regarder la télé ? Et pourquoi pas un bain plutôt ? Si tu te décides, préviens-moi. Pense à finir ton jeu.
L’intelligence artificielle appliquée à la domotique prend ici la forme d’une mégère fantômatique.

Nirvana est un film qu’il me semble impossible de détester complètement. Il y a là de très nombreux éléments qui sont objectivement intéressants, ou bien vus pour l’époque. Le projet d’un Blade Runner ou d’un Johnny Mnemonic européen est original, mais sa réalisation manque cruellement de rigueur. Entre autres points que j’ai trouvés gênants, les images issues du jeu changent régulièrement de qualité visuelle, sans que cela se justifie, par exemple, par l’idée de gommer la frontière entre le virtuel et le réel. Certaines choses semblent faites un peu au hasard des techniques disponibles ou de l’inspiration et sans souci de cohérence.

Il y a derrière le film de Gabriele Salavatores le projet assumé de dénoncer le vide de la société du loisir et de la consommation, le néant de l’existence moderne. Le problème est réel1, mais je ne trouve pas pour ma part que de remplacer un vide existentiel par un fatras orientaliste mystique pronant le néant inexistentiel soit une réponse très adaptée.

ajout (24/09/08) : le talentueux Jean-Luc Lemaire, qui collabore avec le colectif Ultralab, me signale que le film Nirvana a servi de motif récurrent dans leur dispositif Île de Paradis.

  1. On écoutera avec intérêt la conférence du philosophe Bernard Stiegler à la Fête de l’Humanité dernièrement, assez savoureuse car il parvient à faire applaudir par son auditoire l’idée qu’il faut sauver le capitalisme, la dignité des valeurs bourgeoises et la dénonciation d’une faillite intellectuelle du Parti Communiste. []
  1. 6 Responses to “Nirvana”

  2. By Wood on Sep 22, 2008

    En bref : un navet intéressant.

    Le seul bon film que je connaisse sur les jeux vidéos c’est Avalon de Mamoru Oshii, qui contrairement à Cronenberg, sait de quoi il parle.

  3. By Jean-no on Sep 22, 2008

    J’ai bien aimé eXistenZ pour ma part, même s’il y a certaines naïvetés en commun avec Nirvana. Avalon, je sais pas, j’ai été désarçonné par ce film, je pense que c’est dû au choc de tomber sur une production nippo-polonaise, j’ai mis longtemps à comprendre dans quel film j’étais finalement, et une fois que c’était fait, il était un peu tard pour entrer dedans. Il faut que je le revoie.

  4. By Wood on Sep 22, 2008

    Moi j’ai trouvé Existenz plat et sans surprises, un film sur les jeux vidéos réalisé par quelqu’un qui n’y connait rien, et qui fait un étalage de toutes les banalités habituelles. Mieux vaut revoir Vidéodrome.

    Mamoru Oshii, au contraire, connait son sujet et présume que le spectateur aussi. Alors oui, c’est un peu désarçonnant, mais au bon sens du terme (pour moi en tout cas. J’aime bien qu’un film me fasse vider les étriers). Les sous-titres ne sont pas très explicites, par contre. Il n’est pas facile de dire si « Bishop » est le nom du personnage ou sa « classe de personnage » (comme dans les RPG, mais aussi comme un pièce de jeu d’échec).

  5. By Jean-no on Sep 22, 2008

    eXistenZ fait référence à un genre de jeux vidéo très précis, ceux de Roberta Williams (période début 1990 : Gabriel Knight, Phantasmagoria), avec des personnages en boucle qui attendent qu’on exécute telle ou telle action. Ce registre n’existait déjà plus quand eXistenZ est sorti, mais ça me semblait plutôt bien vu. Le fait de ne pas s’intéresser du tout à la technique autrement que dans son rapport d’amour-haine avec l’organique (on retrouve quelque chose de Vidéodrome – que j’adore et qui me semble un film bien plus important, sans doute le seule film important de Cronenberg) fonctionne pour moi. Un peu lisse ? Beaux acteurs, image très léchée… J’ai vraiment bien aimé même si ce n’est pas le film sur lequel j’aurais le plus de choses à raconter.

  6. By Fab80s on Sep 23, 2008

    Certains acteurs se retrouvent associés à un type de personnages. Christophe Lambert, prisonnier de Subway, a néanmoins le physique de l’emploi. Son regard et son front large lui donne une attitude cérébral. Il y a un côté Bogdanov. Comme ci les gens avec une grosse tête était plus intelligent, donc savant, donc futuriste… En tout cas, ce billet m’a donné envie de voir le film. Question Lambert, c’est dans Face à Face que je l’ai le plus apprécié.

  7. By Jean-no on Sep 23, 2008

    Je n’ai pas vu Face à face. J’aime bien Christophe Lambert dans Greystoke, et pourquoi pas dans Highlander même si son successeur Adrian Paul est plutôt plus crédible dans les scènes d’action et même si je trouve le film difficilement regardable aujourd’hui (à la rigueur je préfère la série).

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