Is the man who is tall happy ?
avril 23rd, 2014 Posted in Au cinéma, SciencesMichel Gondry est venu présenter à l’Université Paris 8 — parmi d’autres, car je sais qu’il est passé à l’Université de Caen il y a quelques semaines, sans doute effectue-t-il un véritable tour de France des universités — son dernier film, Is the man who is tall happy?, un documentaire animé consacré à l’œuvre de Noam Chomsky, le Chomsky linguiste plus que l’activiste politique.
Sans tact excessif, Gondry explique au début du film que sa motivation à le réaliser est que Chomsky est un homme âgé, qu’un jour il sera mort et qu’alors il sera trop tard pour lui poser des questions. En visionnant d’autres films consacrés à Chomsky, Manufacturing consent et Rebel without a pause, Michel Gondry s’est rendu compte que le montage amenait de la part des réalisateurs un point de vue, et que ce point de vue était déguisé en objectivité. Un comble pour des films qui donnent la parole à l’infatigable dénonciateur de la malhonnêteté des médias qu’est Noam Chomsky. Gondry prend le parti de faire le contraire. Plutôt que l’interview filmée, il recourt majoritairement au dessin, considérant que le dessin ne cherche jamais à se faire passer pour la vérité, qu’on ne peut à aucun moment ignorer sa nature, qu’on ne peut pas ignorer qu’il est produit par la main du dessinateur, et donc qu’il est l’expression de sa volonté. La subjectivité est donc assumée. Paradoxalement, Gondry fait son possible pour se montrer honnête, notamment en n’escamotant pas les malentendus ni ses frustrations, comme lorsqu’il tente de faire une observation personnelle et que son interlocuteur ne le comprend pas. Se montrer maladroit face à son interlocuteur constitue, au passage, une vieille ruse bien connue pour ne pas exclure son auditoire : en voyant l’intervieweur ridicule, le spectateur perd ses complexes1. On peut imaginer que Gondry en joue sciemment, de même qu’on a du mal à croire que, vivant à New York, il puisse avoir un accent aussi terrible dans une langue qu’il pratique sans doute quotidiennement : sur ce point aussi, il ne risque pas de donner des complexes à son public.
Le film ne contient pas que des dessins. Outre quelques photographies d’archive ou servant de décors, on voit l’image filmée de Chomsky dans des vignettes, intégrées à l’image dessinée, et réalisées, tout comme les séquences animées, avec une vieille Paillard-Bollex2. Ces images filmées ne disent pas grand chose, mais, si elle faisaient défaut, le film serait sans doute différent, moins incarné, malgré l’omniprésence de la voix calme et agréable du professeur Chomsky.
Après la séance, Gondry a été félicité de la manière dont il utilise le dessin pour donner vie à des concepts abstraits. Pourtant, les images ne me frappent pas par leur qualité didactique, contrairement à la conversation qui est, elle, claire et pédagogique. Les images produites relèvent à mon avis plus du « doodling », du gribouillage, qu’autre chose. Non pas que ce soient de mauvais dessins, bien au contraire, ni qu’ils soient vite-faits-mal-faits3, mais il me semble qu’ils servent parfois plus à fournir une distraction aux yeux du spectateur qu’à illustrer véritablement des concepts. Certaines animations sont même exclusivement décoratives.
Une étude en sciences cognitives a établi il y a quelques années que le gribouillage permettait à celui qui le pratique de se concentrer sur ce qu’il écoute et de ne pas laisser son esprit divaguer. On peut imaginer que la stimulation visuelle provoquée par un dessin en perpétuel mouvement ait la même vertu, et que des images qui n’auraient été que les illustrations synthétiques d’un discours auraient été épuisantes. De fait, le spectateur ne souffre pas particulièrement de l’heure et demie qu’il a passé devant un film consacré à un théoricien qui, spécifiait un chercheur en introduction au film, « n’est pas facile à lire ».
Notons que Gondry ne parle pas que de théorie linguistique dans ce film, et entraîne Chomsky, avec difficulté, sur le terrain personnel. Pour le vieux chercheur, les questions biographiques sont accessoires voire inappropriées, mais pour Gondry, elles peuvent expliquer son œuvre : à un an et demie, il a refusé d’avaler du porridge ; quelques années plus tard, il était dans une école où les élèves n’étaient pas notés ; un jour, il a rendu un devoir de sciences qui était intégralement copié dans une encyclopédie ; à dix ans, son père lui faisait étudier les langues sémitiques tous les samedis et son loisir était d’aller au musée ; avant la guerre, il a connu l’antisémitisme et vu les immigrants allemands ou irlandais fêter les succès du nazisme, mais après l’entrée en guerre des États-Unis, il a vu les mêmes changer complètement d’opinion ; enfin, il a vécu soixante ans de sa vie avec la même femme, dont il n’arrive toujours pas à accepter le décès.
Le pari de Gondry est apparemment que ces anecdotes sont fondatrices de la posture scientifique et politique de Chomsky, ce qui, le temps du film, est plutôt crédible. Apparemment, Noam Chomsky a aimé le film et même, a été ému des évocations de son mariage et de son deuil, qu’il répugnait pourtant à évoquer. Le titre du film sonne un peu comme un bilan, ou plutôt une interrogation : est-ce que l’homme qui est grand est heureux ? La phrase est un exemple issu de la théorie linguistique de Chomsky, mais la question posée n’est pas innocente : cet homme qu’on décrit comme une figure intellectuelle majeure du XXe siècle — un grand homme, quoi — a-t-il trouvé le secret du bonheur par la connaissance ?
De ce point de vue-là, Is the man who is tall happy? s’approche d’un autre documentaire4 du même auteur, L’Épine dans le cœur (2009), dans lequel Gondry se penchait sur sa tante Suzette, une institutrice retraitée semble adorée de tous ses anciens élèves mais n’est jamais parvenue à entretenir des rapports satisfaisants avec son propre fils. Ces deux films sont des bilans de vie, qui parlent à la fois du bonheur, de la transmission et de la connaissance.
J’aurais eu quelques questions à poser à Gondry, mais je ne savais pas bien comment les formuler clairement. J’aurais bien aimé savoir, par exemple, pourquoi Chomsky ne dialogue, dans le film, qu’avec des philosophes et des scientifiques d’un passé parfois lointain (Descartes, Gallilée, Platon), alors qu’aucun de ses contemporains (ou de ceux qui l’ont été) n’est cité : Jean Piaget, Alfred Korzybski, Marvin Minsky ou Steven Pinker, par exemple5. Les sciences cognitives, la psychologie, la neurologie ou la biologie évolutionniste ne sont pas ou sont à peine mentionnées. Est-ce parce que Gondry lui-même ne pense pas disposer du « bagage » suffisant pour élargir la question à d’autres auteurs, ou est-ce que cela vient de Chomsky lui-même ?
J’aurais pu lui demander, aussi, si son travail de cinéaste rigoureux et méthodique, qui se tient aux systèmes formels expérimentaux qu’il s’impose, est d’une manière ou d’une autre lié à son intérêt pour les sciences6. En même temps il me semble tellement évident que la réponse ne peut être que positive que je ne sais pas s’il serait intéressant de poser la question.
Et j’aurais voulu savoir, enfin, s’il comptait toujours adapter Ubik, de Philip K. Dick. Il a bien parlé d’un film en cours mais n’a pas dit de quoi il s’agissait.
Is the man who is tall happy? est une réussite à plusieurs égards. Tout d’abord, c’est une brique de plus dans une œuvre qui, tout en étant cohérente, se redéfinit à chaque nouveau projet et alterne les budgets pharaoniques et les budgets de films d’étudiants, sans crises de croissance ou sans l’angoisse inverse d’être déclassé. C’est aussi une réussite parce qu’il n’est pas si courant de tenter l’aventure d’un long-métrage pédagogique sur un domaine scientifique aussi mal connu du public, et il est encore moins courant de le faire en donnant une place si singulière au dessin.
- À présent, vous savez pourquoi les animateurs de débats politiques n’ont jamais l’air particulièrement intelligents. [↩]
- À mon tour de raconter une anecdote passionnante : j’ai eu la même Paillard-Bollex 16mm, il y a vingt-cinq ans, avec un zoom Angénieux. C’est précisément pour le cinéma d’animation qu’elle m’intéressait. Elle ne m’avait pas coûté cher, mais le prix de la pellicule puis de son développement me semblait si élevé que je n’ai jamais rien filmé avec ! J’ai gardé une bande vierge de 3 minutes au réfrigérateur pendant des années, puis j’ai revendu ma caméra pour acheter une Beaulieu super 8, mais celle-ci était défectueuse et je l’ai échangée contre une Chinon, qui doit exister quelque part au grenier. Curieusement, j’ai fait exactement la même chose quinze ans plus tard, en achetant une caméra DV semi-professionnelle que je n’osais jamais sortir de chez moi, du fait de son prix. Mes angoisses face à l’argent ont paralysé ma carrière de cinéaste, je crois ! [↩]
- Gondry a passé des semaines à dessiner seul et à la main, et même s’il est rapide, on peut imaginer qu’il y a une quantité phénoménale de travail derrière ce film. [↩]
- Gondry a donc réalisé trois longs-métrages documentaires, en ajoutant Dave Chapelle’s block party (2005). [↩]
- Je cite des auteurs que je connais un peu, mais j’imagine qu’il y en a bien d’autres. [↩]
- L’intérêt de Gondry pour les sciences se manifeste à mon avis dans Human Nature (2001), Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), La Science des rêves (2006), The We and the I (2012), mais aussi dans des clips tels que Jóga, pour la chanteuse Björk (1997). [↩]
6 Responses to “Is the man who is tall happy ?”
By Sylvette on Avr 23, 2014
Veinard… tu as réussi à pénétrer dans l’amphi X!!
By jck on Avr 23, 2014
pour l’anglais, Antoine de Caunes a aussi un accent terrible alors qu’il a vécu des années à Londres et présenté une émission à la tv britannique.
A la question de savoir si c’est parodique, son explication est que non, quand il essaye de prendre le bon accent, les anglais ne comprennent rien, alors que l’accent frenchy est finalement assez « lisible » pour eux.
By Jean-no on Avr 23, 2014
@Sylvette : tu y étais, tu as tenté d’entrer ? On était (avec Nathalie et Florence notre cadette) devant la porte une demi-heure avant, du coup on était assis à deux mètres des conférenciers.
By Shula Rajaonah on Avr 23, 2014
Bel article, j’ai pu assiter à cette réunion dans le fameux amphi X. Et je trouve que vous résumez et analysez bien les points clés de la démarche de Michel Gondry.
By Ldll on Avr 25, 2014
Pour l’avoir vu aujourd’hui à une autre avant-première , je peux répondre un peu à une des questions: Gondry ne parle pas des penseurs contemporains parce qu’il ne les connait pas où mal et qu’il pense que Chomsky ne s’intéresse pas à leur travail, voir les méprise gentiment. « Derrida, c’est comme l’homéopathie » entre autre citations.
J’aurais aimé lire cet article avant, je lui aurais demandé pour Ubik !
En tout cas vos observations sur le film sont pertinentes.
By ghib on Juin 9, 2014
Le prochain Gondry est Microbes & Gasoil. Il a abandonné définitivement l’idée d’adapter Ubik, en déclarant impossible l’adaptation. Il a pourtant essayé et il n’a pas réussi à adapter correctement ce livre. Sans oublier l’expérience malheureuse de l’Ecume des jours.