L’ordinateur dans la société (1965)
avril 23rd, 2014 Posted in VintageJ’avais déjà parlé des illustrations anthropomorphes de Boris Artzybasheff dans un précédent article. Je ne résiste pas à l’envie de publier ici la couverture du Time du 2 avril 1965, que je viens de recevoir. L’article qui est annoncé par la couverture, intitulé The Cybernated Generation, fait un état de l’art complet des applications et des promesses de l’ordinateur telles qu’on pouvait les imaginer à l’époque, c’est à dire avant l’ordinateur personnel, et bien entendu avant que les interfaces homme-machine intuitives fassent de l’ordinateur une machine majoritairement utilisée par des non-informaticiens.
Sur l’illustration d’Artzybasheff, on remarque plusieurs détails intéressants.
Tout d’abord, la présence d’un énorme cerveau, derrière la machine, qui perpétue le mythe d’une concurrence (ou au moins d’une ressemblance) entre l’intelligence humaine et l’intelligence mécanique. À cette époque, le mot « brain » (et des locutions telles que « mechanical brain » ou « electric brain » sont très couramment utilisé pour désigner l’ordinateur.
Les multiples bras et la manière de se nourrir de la machine rappellent les images de dieux tels que Baal-Moloch, le dévorateur, ou Kālī, la destructrice, deux divinités de mort et de vie à la fois, puisque Baal est une divinité liée aux récoltes1, et que Kālī détruit et crée en même temps.
Le lien entre la machine et Moloch fait bien sûr écho à une scène du Métropolis de Fritz Lang (1927) où l’oisif Freder, fils du maître de la ville, Fredersen, assiste à un accident qui coûte la vie à de nombreux ouvriers, dans la ville basse. Il a alors une vision : la machine et Moloch ne font qu’un, et les travailleurs sont les offrandes sacrificielles dont elle se repaît.
L’ordinateur d’Artzybasheff est en tout cas moins antipathique, puisqu’il se contente de consommer des cartes perforées.
On sent tout de même que sa vitesse de travail n’est pas celle des humains : il faut cinq hommes pour lire les listings que recrache la machine.
On remarque un homme qui tient un diagramme arborescent (flowchart) typique de ceux que les programmeurs produisaient jusqu’il y a une trentaine d’années2. À son expression et à ses gestes, l’homme ne semble pas tout à fait satisfait : apparemment, l’ordinateur ne suit pas exactement le programme qui lui a été dicté. Nous trouvons donc ici l’idée de la machine douée, sinon d’une conscience, au moins d’une forme d’indépendance.
Le dernier détail qui me frappe, c’est la figure féminine qui porte sur sa tête, comme une forme d’offrande au dieu-ordinateur, un plateau de cartes-perforées. Son sous-pull est d’une couleur assez proche de celle de sa chair pour nous laisser halluciner un instant (dites-moi que je ne suis pas le seul !) une poitrine dénudée. Elle est avenante et souriante.
Entre le milieu et la fin des années 1960s, justement, l’industrie informatique commence à faire de l’ordinateur un objet « glamour » et place, sans grande surprise, la femme en position d’argument de vente.
À l’époque, pourtant, de nombreuses femmes sont informaticiennes. Outre les figures fondatrices telles qu’Ada Byron au XIXe siècle, Kathleen Booth, Grace Hopper, ou encore les programmeuses de l’ordinateur ENIAC, juste après guerre, les photographies documentaires des années 1960 montrent une présence féminine qui n’a rien de négligeable dans les salles informatiques.
On ne peut sans doute pas dire qu’il était facile pour une femme, en 1965, de faire carrière dans l’informatique, mais l’industrie était à l’époque à la recherche de personnes capables de s’adresser à des machines, et elle ne prospectait ni chez les passionnés d’informatique ni chez les diplômés du domaine, puisque les uns et les autres n’existaient pas encore. Les barrières étaient nombreuses, mais au moins le stéréotype du « geek », que l’on se figure masculin, n’existait-il pas encore3. Le recrutement se faisait sur les capacités intellectuelles, sans filtre social ou académique préalable, et la formation était ensuite assurée par les employeurs.
On voit bien le processus dans le récit A woman’s story, où le développeur Reginald Braithwaite raconte l’histoire de sa mère Gwen, devenue programmeuse en participant à un test destiné à des hommes. Ses résultats avaient été si bons qu’on l’a aussitôt accusée d’avoir triché, d’autant qu’elle était noire — à une époque où son mariage avec un homme blanc était illégal dans un grand nombre d’états — mais elle a tenu bon, a été testée et contre-testée à nouveau, jusqu’à ce qu’il soit manifeste que non seulement elle n’avait pas triché, mais qu’elle serait une excellente recrue.
On peut juger le dessin d’Artzybasheff un rien sexiste, mais au moins donne-t-il une place aux femmes, ce qui n’est pas du tout le cas de l’article, qui passe en revue tous les domaines affectés par l’informatisation (jusqu’au décompte des votes des évèques au Vatican) mais ne mentionne ni ne montre aucune femme.
- Le statut des noms « Baal » et « Moloch » est complexe. L’un et l’autre sont des repoussoirs dans la tradition biblique, « Baal » étant, avec Astarté/Ishtar un nom générique pour les divinités qui ne sont pas Yahvé, tandis que Moloch décrit soit une divinité pour laquelle étaient pratiqués des sacrifices, soit le sacrifice humain lui-même. [↩]
- On utilise sans doute toujours des diagrammes pour enseigner les bases de l’algorithmie, mais je n’ai pas le souvenir d’en avoir vu dans des ouvrages consacrés à la programmation depuis bien longtemps. [↩]
- Je n’ai pas les chiffres sous la main, mais de mémoire, la proportion de femmes programmeuses n’a cessé de croître entre les années 1960 et le début des années 1980. À la fin des années 1960, les médias présentent même souvent la programmation informatique comme une carrière féminine. La tendance ne s’est inversée qu’à ce moment-là. [↩]
4 Responses to “L’ordinateur dans la société (1965)”
By fbon on Avr 24, 2014
je suppose que tu connais ce texte de Perec, retour de son voyage US de 1967 ? http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2016 du coup ai relu aussi ton billet sur le générateur Delgado
By Ymmy on Avr 26, 2014
La production est allée assez vite aux illustrations sonores (55) ; Buzzati publiait L’image de pierre en 65 !
By bifur on Avr 27, 2014
j’aimerais savoir si vous auriez un cours en français sur la symbolique correcte a uttiliser lors de l’uttilisation des diagramme arborescent
j’avait déja rencontré ce type de shémas sans savoir que ça avait un nom lors de la lecture d’une doc sur le contoleur IDE d’un pc, et je l’avait immédiatement adopté pour la rédaction de mes brouillons, les cours que j’ai trouvé sur le sujet sont tous en englais et j’ai toujours peur de louper des choses essentielles comme je ne connais pas bien cette langue
je ne suis pas informaticien professionel et je n’ai jamais eu de véritable cours d’informatique donc je ne sais pas si c’est enseigné encore aujourd’hui par contre je sais qu’un autre langage graphique, le grafcet est assez peu uttilisé dans les logiciels de programmation d’automate industriel, et je le regrette
By Jean-no on Avr 27, 2014
@bifur : sur la wikipédia anglophone on voit le détail des symboles mais en français, je ne sais pas.